Posté en tant qu’invité par csv:
L’esprit de compétition et l’esprit de dépassement de soi.
1_Une question qu’on peut poser est celle-ci : « La compétition apporte-t-elle bonheur, sérénité, confiance en soi, et ce, de manière durable ? »
Certain-e-s vont répondre oui. On peut penser en revanche que pour un certain nombre d’autres, on pourrait difficilement, à les voir, penser apporter une réponse positive. Cela tient-il à la compétition elle-même, ou à l’esprit dans lequel on y participe ? Pour ne pas faire de procès d’intention aux compétiteurs/trices qui trouvent leur content dans la pratique de la compétition, on peut se concentrer sur les autres, car il est possible de pratiquer la compétition dans un esprit très différent.
2_On peut parfois observer chez les compétiteurs et compétitrices des comportements qui ne laissent pas toujours présager d’une sérénité et d’une satisfaction entière et durable. Énervement pour de motifs futiles, oubli de valeurs humaines, volonté d’ annihiler l’adversaire, souci essentiel pour la gloire ou l’argent, utilisation de moyens douteux voire illicites pour parvenir à tout prix à la victoire, perte du sens commun, vanité et immodestie déplacées pour des champions parfois à la maturité toute relative.
3_Certes, il existe des raisons ambiguës de critiquer la compétition :
a_ éviter d’avoir à se confronter aux autres, car en se confrontant à soi-même, on en tire souvent plus d’avantage et moins de remise en cause ; (Cf la fable du Renard et des raisins…)
b_ la crainte d’échouer et de devoir renoncer à l’image narcissique que l’on entretient de soi.
4_Le but d’une confrontation peut être la volonté de dépasser les autres, de les battre. C’est l’esprit de compétition, où « ensemble » (com) on « cherche à atteindre » (petere) un même objectif, la victoire.
Mais si mon seul but n’est que de vaincre autrui, que se passe-t-il quand j’échoue ? Car le plus grand champion finit toujours par être battu. N’en résulte-t-il pas une insatisfaction de ne se définir qu’en fonction des autres, que je peux battre ou non ?
5_La vraie victoire n’est-elle pas d’abord sur soi-même, et l’objectif le plus exigeant n’est-il pas de toujours chercher à se dépasser soi-même, qu’on gagne ou qu’on perde ? Bien sûr, on a besoin de se confronter aux autres, mais c’est dans le but de se découvrir soi-même, de se dépasser, bien plus que de chercher à dépasser les autres. Il est des champions qui n’apprendront jamais rien de leurs victoires, et qui finiront dans la frustration quand il ne seront plus sur la première marche, et il en est d’autres qui tireront profit de leurs défaites, afin de continuer à progresser sur la voie qui leur est propre. La vraie compétition, réalisée dans un esprit de dépassement de soi, n’est-elle pas menée contre soi-même ? Cette dernière est bien plus difficile, car elle ne cesse pas à la fin de la compétition officielle : elle est de chaque instant, et continuera jusqu’à la mort.
6_Mais pour se dépasser, on a quand même besoin des autres pour avancer, se tester, se confronter. Toutefois, l’autre devient ici un partenaire, non plus un obstacle, un moyen précieux à respecter pour progresser, non un ennemi à abattre pour atteindre la victoire.
Le vrai combat est ainsi face à soi-même, quotidiennement dans la volonté de devenir ce que l’on est, de se dépasser et de repousser durablement ses limites. Et dans les confrontations avec l’épreuve de la nature extérieure et des autres. Car seul, on se berce vite d’illusions…
7_ La théorie de l’évolution distingue fortement, cela a été dit, l’homme des autres espèces : la solidarité entre membres de l’espèce humaine est essentielle à la survie de l’ensemble. C’est ce qui fait que l’espèce humaine se singularise en protégeant les plus faibles, les moins « adaptés », et si la sélection naturelle jouait aussi à l’intérieur des humains, nul d’entre nous aujourd’hui ne serait assez fort pour survivre… (cf Darwin : « La descendance de l’Homme »…).
8_ Si l’on veut en revanche parler quand même de survie, ne faut-il pas distinguer les compétitions sportives modernes, où l’on ne risque pas grand chose quand on perd, d’autres confrontations, où la mort se profile toujours à l’horizon d’un éventuel échec ? Le samouraï court-il les mêmes risques que le judoka sportif, et l’alpiniste que le compétiteur de SAE ? Et les confrontations où la mort peut être présente ne nous amènent-elles pas à déplacer l’échelle des valeurs accordées aux victoires animées par l’esprit de compétition ?
9_ Et certaines qualités recherchées chez les compétiteurs ne peuvent-elles pas devenir pour d’autres, confrontés à des enjeux plus sérieux, des défauts redoutables ?
Qu’en est-il de l’obstination, de la volonté de ne pas trop s’écouter, de grimper « propre », de ne pas se poser de questions inutiles sur la sécurité de la voie (« On n’arrête pas un compétiteur qui grimpe dans un plafond avec la corde autour du cou, ça pourrait le déconcentrer » -entendu sur une compétition d’escalade…) ?
« Encore deux longueurs difficiles. Dans la seconde, je perds plusieurs minutes pour forcer un surplomb. En escalade libre. J’aurais mieux fait d’employer les étriers. Rechercher la pureté du style, c’est bon en école ; en course, l’efficacité prime, et si un étrier fait gagner du temps, c’est lui la formule rationnelle. »
Georges Livanos, « Au delà de la verticale », p170 (Artaud)
Et que vaut la sérénité dans la victoire si elle n’est pas identique dans l’échec ?
Csv, qui s’est pourtant frotté à la compétition dans différentes activités sportives et ailleurs…
« Bien sûr, évaluer sa force par comparaison, c’est à dire être plus fort qu’un tel ou que tous, est un test de puissance qui n’est pas négligeable, mais qui peut nous induire en erreur sur notre puissance véritable. En effet, une puissance qui est éphémère ne peut pas être une vraie puissance. Tôt ou tard, le champion sera battu. Que restera-t-il de lui, s’il n’est que cela ? Dans notre recherche innée de la puissance, il nous faut donc rechercher une puissance qui ne soit pas évanescente, une puissance qui dure. […] Répétons-le : la recherche de puissance et de liberté de l’homme, hors de lui et en lui-même, est normale et légitime, inhérente à sa nature. Mais ! mais la voie sportive de sélection comparative et publique, le culte du Champion, conduisent inéluctablement à l’oubli du but fondamental, à la passion vulgaire et ç la déchéance de l’idéal original »
Chp VII La force et l’énergie intelligente. p 62-63 ibid.
"Le randori-compétition que nous pratiquons en Occident est bien davantage compétition que randori. Le travail est raide, heurté, défensif et par conséquent lent. Les Japonais font au contraire un randori souple, rapide, offensif. Le rythme des attaques est beaucoup plus intense et les attaques se succèdent sans interruption. Celui qui subit l’attaque ne résiste pas « à mort ». Si le mouvement est bon, il chute. […] Voilà qui change des randoris où les bras sont des brancards tendus, et le ventre un mur de béton. […] On voit comment il est faux de tenter des combats destinés à sélectionner des valeurs alors que ces valeurs n’existent pas encore. Certes, il y a en nous tous le besoin de nous confronter, de nous mesurer, de prouver aux autres et surtout à nous-mêmes, que nous sommes « le plus fort ». En sens contraire chez certains, la crainte d’être « le plus faible », d’être battu, paralyse et fait éviter le combat, fuir la confrontation. […] Il conviendrait peut-être que dans les Dojos, l’accent soit mis sur la recherche, avec peut-être en vue un espoir lointain de réussite. […] Nous n’ignorons pas tout ce qu’il y a à vaincre en nous pour se conduire ainsi. Les parents, les amis, les amies excitent en nous le désir d’être le premier, le plus fort, le champion. Abandonner ce désir du triomphe rapide pour se livrer à cette longue et patiente recherche, accepter cette dure et sévère discipline n’est pas à la portée de tout le monde. […]
Mais attention, cela dit, le sport, s’il n’est pas rigoureusement circonscrit, limité, encadré et contrôlé, peut constituer un danger mortel pour le véritable Judo. […] Le véritable Judo […] est une étude patient, un travail opiniâtre, dans lesquels le partenaire nous aide et doit être aidé sans cesse. Il est l’ami sans lequel nous ne pouvons pas progresser. A aucun moment il n’est vraiment l’adversaire, encore moins l’ennemi. Il nous résiste juste ce qu’il faut pour nous obliger à dépasser notre niveau actuel. […] il n’est jamais pour nous l’homme à abattre, à vaincre à tout prix et n’importe comment. Notre but est de progresser, et la victoire n’est qu’un signe-relatif d’ailleurs- de notre progrès ou de la défaillance du partenaire. […] l’esprit partisan, la passion du jeu, l’orgueil collectif […] submerge, même chez les meilleurs, l’esprit de justice, de vérité, le sentiment chevaleresque.
Le partenaire devient l’adversaire, puis l’ennemi, l’homme à abattre par tous les moyens. La ruse, le truc, tout devient permis. Gagner est devenu l’objectif, gagner à tout prix, n’importe comment, et, avant tout, ne pas perdre. Bloquer si on n’est pas le plus fort, empêcher l’autre de travailler, tout cela construit un faux judo, qui n’est plus du judo. Si, comme nous l’avons vu, certains aspects de la confrontation sportive ne sont pas négatifs, […] il faut le faire avec une prudence, extrême modération, et une attention méfiante, toujours en éveil.
Si nous faisons le compte de la plupart des anciens champions de Judo, nous pouvons constater avec tristesse que la plupart d’entre eux , lorsqu’ils ont cessé d’être des champions, lorsque la gloire ne leur a pas prodigué ses sourires, ont abandonné le Judo. En réalité, c’était déjà le vrai Judo qui les avait abandonnés, lorsqu’ils s’étaient seulement consacrés à une carrière de champion. »
Chp XIV : le véritable randori. Utilité et dangers du sport. p 131-139, ibid.
« Le Judo, école de vie » par J.-L. Jazarin, Président du conseil des ceintures noires de France, 5ème Dan. (Le Pavillon, Roger Maria Editeur)