Posté en tant qu’invité par csv:
A _ Petite distinction préalable (j’essaye d’être le plus clair possible, mais ce n’est pas facile…) :
1- le fatalisme = résignation passive face aux événements ;
2- L’« amor fati » des Stoïciens = « amour du destin » = volonté d’accorder sa nature individuelle avec l’ordre nécessaire du cosmos qui m’entoure et des événements auxquels on consent, qu’on supporte avec constance, parce que leur nécessité ne dépend pas de nous). Mais pour ce qui dépend de nous, à nous d’agir sans nous résigner passivement, comme dans le fatalisme !
3- l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza = volonté d’orienter son dynamisme en fonction de la connaissance que j’ai de la Nature (= Dieu) et de ses déterminismes. Le conatus (effort pour préserver son dynamisme personnel, persévérer dans son être, conserver son existence) ne s’oppose donc pas à l’amour de la nécessité (comme pourrait le laisser entendre l’article de Wikipédia) , mais s’y accomplit plutôt, en tentant de prendre conscience de ce qui le détermine. Et une liberté qui se voudrait indépendante de la nécessité ne serait qu’une illusion.
Le déterminisme (la nécessité d’une chose en fonction de ses antécédents, de ses causes) qu’il s’agit pour le conatus de connaître étant le contraire du fatalisme (la nécessité d’un événement quels que soient ses antécédents – ex : quoi que je fasse, si c’est écrit que je doive tomber malade aujourd’hui, cela arrivera)
4- l’acceptation de l’adversité chez Nietzsche ( où je veux que revienne éternellement tout ce qui m’arrive, car j’ai compris que j’en suis responsable, y compris dans ses côtés les plus négatifs. Mais ce n’est ni l’anesthésie affective des stoïciens, ni le fatalisme, car la volonté de l’éternel retour ne se résigne pas au retour du Même, mais sélectionne ce qu’il y a d’affirmatif et de joyeux, en laissant de côté le négatif)…
B _ Risquons-nous maintenant à une application au problème de la « Kronthalose », du moins ce que j’en comprends ( c’est à dire l’élimination progressive des difficultés réelles des voies d’escalade, afin d’en faire des ascensions réalisables par tous, ce qui peut conduire les entreprises d’escalade à se refuser à innover, en se réfugiant dans une escalade minimale en salle, plus confortable pour tous )
1- le fatalisme consisterait à rester en bas de la voie, ou à abandonner sans lutter dès la première difficulté : résignation passive face à l’obstacle.
2- L’« amor fati » des Stoïciens consisterait à distinguer ce qui dépend de nous (les voies que je peux escalader et où je peux aller sans problème), et ce qui n’en dépend pas (les voies qui sont trop dures pour mes forces, et où je ne me risquerai pas). Mais comment faire cette distinction quand on est au pied de la voie ? Réponse : soit je m’abstiens et renonce à mon désir d’aller dans une voie incertaine (mais ce sont les obstacles qui me révèlent ce que je vaux !) ; soit je m’engage dans la voie, et je n’aurai pas à me plaindre si je prends un but, et même pire. Mon échec ne sera pas dû à la voie, mais à moi-même. Modifier et adapter cette voie pour conformer le monde à mes désirs –alors que ce devrait plutôt être le contraire- serait donc une totale absurdité. Le stoïcien ne gravirait ainsi que des voies « naturelles », sans équiper ni toucher à une nature nécessaire et ordonnée. Un peu comme les inventeurs des arts martiaux qui observaient les combats des animaux , il regarderait attentivement les techniques d’escalade des chamois et des singes. Le stoïcien serait-il un grimpeur « traditionnel », un Preuss économe de pitons qui chercherait les lignes « logiques » sur le rocher ? Ou le grimpeur anglo-américain qui ne jure que par ses coinceurs et ses friends en terrain d’aventure ? Ou l’ouvreur « éthique » qui part du bas ?
3- l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza demande de connaître les lois qui président à la nature de la voie à grimper pour ne pas chercher vainement à aller à l’encontre de leur nécessité. L’homme n’est pas le maître qui doit commander au monde, mais quelqu’un qui doit chercher à le connaître, afin d’y construire la place qui va le plus dans le sens de son intérêt propre bien compris (ce qui n’est pas son égoïsme). Le spinoziste serait-il alors l’équipeur modeste, qui cherche à tracer une voie dans des lignes « logiques », à connaître les dangers objectifs de l’environnement, la résistance du rocher, en rapport avec les normes de sécurité des EPI qu’il met en place ? Ou le grimpeur qui réfléchit à la meilleure méthode pour franchir un passage, sans qu’il soit besoin de creuser une réglette inutile ou de tailler un bac superflu ?
4- l’acceptation de l’adversité chez Nietzsche insiste sur la nécessité de devoir « prendre des buts » pour progresser. Tout ce qui ne me tue pas dans l’ascension me rend plus fort. Il s’élève fortement contre l’égalitarisme faussement démocratique qui nivelle tout par le bas, et serait sans doute sévère avec la « Kronthalose », certes, mais aussi avec les chaussons dont le « grip-ventouse » permet d’avoir bien moins à pousser sur les orteils et sur les abdos quand on grimpe, sévère avec ces skis qui tournent tout seuls, avec la transformation actuelle des pistes de ski en pistes bleues/rouges, afin que tou-te-s puissent skier confortablement, sévère avec l’engouement pour les via ferrata, comme avec la juridicisation exponentielle des activités à risque … On verrait bien le grimpeur nietzschéen entre l’élitisme d’un cafiste montagnard en « grosses » dans du 7, et un grimpeur-danseur aux mains et aux pieds nus, escaladant pour lui-même, en dehors de toute médiatisation … Et bien à l’opposé de tous ceux qui veulent se venger de leur propre impuissance face à la difficulté des voies, et qui expriment leur ressentiment en modelant le rocher à l’image de leur faiblesse…
C- Notre petite « voix intérieure » doit-elle alors nous nous orienter en priorité vers les voies (d’escalade) extérieures, où nous nous confrontons à des difficultés que nous ne maîtrisons pas d’avance ? Nous pousser en priorité à mieux observer et connaître la nature et les lignes du rocher avant de vouloir le tailler ? Et nous inciter à inventer des voies en salle qui imitent l’aléatoire et l’incertitude des voies extérieures ? Au rebours de ce qui se fait souvent, c’est-à-dire tailler des voies en plein air qui sont comme autant de pans en pleine nature…
Ou encore nous faut-il chercher à promouvoir une vraie démocratie en escalade, non pas celle qui rend toutes les voies accessibles pour tou-te-s, mais celle qui s’attache à équiper des voies différentes, avec des critères spécifiques aux différents niveaux existants. Il en faut pour tous, des grimpeurs de 4 (inf) aux nonogradistes, et il faudrait renoncer à exiger des critères homogènes pour toutes les voies et tous les niveaux, loin à la fois de l’élitisme condescendant et du nivellement par le bas du faux égalitarisme…
D- Mais dans ce défilé de philosophes-grimpeurs, une chose est sûre : chacun refuserait l’uniformisation de voies suréquipées et aseptisées, aménagées « en force », sans tenir compte des lignes du rocher… Et surtout, ils dénonceraient toutes les tentatives qui ne visent seulement qu’à adapter le monde et ses obstacles aux désirs de l’être humain, dont le moindre reste celui de la facilité… Car derrière ces polémiques autour des voies d’escalade, on trouve toujours le vrai enjeu : la nécessité de mieux contrôler les désirs humains, avant de chercher à les imposer de toute force aux autres comme au rocher. Accepter que l’adaptation du rocher à l’être humain ne soit que la première marche vers la découverte de ce qu’amène l’adaptation de l’être humain aux contraintes de la montagne…
E- Peut-être enfin y a-t-il (au moins) deux professionnalismes : celui qui consiste à utiliser les meilleurs moyens pour être efficace au service du déploiement d’une activité, et celui qui a la même exigence de moyens les plus efficaces, mais au service d’une autre finalité : le profit. Et pour qui recherche le profit avant tout, tous les moyens sont bons, et il s’agit s’il le faut d’adapter l’activité à cet objectif, et d’aller dans le sens du poil pour mieux séduire : c’est-à-dire rechercher toujours plus de confort et de facilité, dans la peur d’inciter les potentiels clients à innover, à se risquer dans des champs inconnus, incertains, aléatoires…
csv