Posté en tant qu’invité par Francois:
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- Tu veux boire un coup ?
Le gars me tendit une gourde basque, en forme de pis de chèvre, à la mode en ces temps-là. Une gourde qu’on y buvait « à la régalade ».
Encore un truc à la c…
Bref, au final, comme je n’avais pas quelques années devant moi pour assimiler la technique élémentaire de la régalade, j’avais laissé tomber cette histoire et en étais revenu à la bonne vieille gourde alu toute cabossée de partout.
Je pris la gourde et dévissai le petit système « à la régalade » afin de boire normalement, comme un grimpeur normalement constitué. Je n’avais pas envie de faire des simagrées.
- Qu’est-ce que tu as mis, là-dedans ? c’est vachement bon !
- C’est du thé de guide… qu’il me dit.
- Du quoi ? que je lui demande.
- Du thé de guide, qu’il me répond. C’est André Diard, un guide de Pralo, qui m’a donné le truc. Tu mets du thé, et puis, pour empêcher que ça gèle, tu rajoutes un…euh…un additif, un adjuvant quoi. Et plus tu montes en altitude, plus tu rajoutes.
- Ah ben dis donc, que je m’éberlue, j’ pensais pas que c’était si haut, le Plan de l’Aiguille…
Je repris un peu de thé de guide pour m’éclairer les idées et me donner du cœur au ventre, avant d’affronter Martine, propriétaire d’un fort pittoresque caractère, mais assez rugueux, surtout en la circonstance. Cependant, mes idées de culpabilité se diluaient peu à peu dans le thé de guide.
Dehors, Dieu pleurait toujours à chaudes larmes.
Puis il y eut à l’extérieur des bruits de voix et des raclements de godasses.
Martine déboula comme une furie. Son casque dégoulinait sur le bout de son nez, elle était trempée comme une soupe, bleue de froid, claquant du bec, la corde en vrac sous le rabat du sac.
Elle déboula donc comme une furie et me fonça droit dessus. Le froid n’avait pas entamé sa pugnacité. Ses yeux lancèrent des éclairs (décidément, je suis abonné aux éclairs…) que si c’eut été de vrais éclairs, j’en fusse tombé foudroyé tout raide mort… là… à ses pieds. Heureusement, ce ne fut pas. Elle me cria après salaud tu m’as bien laissé tombé en claquant des dents.
- Sa-sa-sa-laud, tu-tu-tu m’as bien laissé tombé, merde ! t-t-t-t’es un vrai salaud (elle claquait des dents, a-a-a-lors elle avait du mal à articuler surtout qu’en plus, elle avait les lèvres toutes bleues)
Puis elle continua à déblatérer contre moi et je ne compris pas tout ce qu’elle disait, vu qu’elle claquait du bec, mais étant données les circonstances, je crus saisir assez exactement le sens général du discours et la profondeur de sa pensée.
- Alors ? qu’est-ce que t-t-tu réponds ?
La question me prit au dépourvu. Jusqu’alors, j’avais laissé passer l’avalanche en pensant à autre chose. Je me sentis un peu gêné et cherchai désespérément un trou de souris pour y disparaître.
Mais rien…
Une réponse s’imposait. Mais quelle ?
Mentir effrontément ? pour la perdition de mon âme ?
Dire que j’avais eu inopinément un malaise de boyaux m’obligeant à redescendre illico ? J’étais resplendissant de santé ; elle ne m’aurait pas cru.
Dire la vérité ? que je n’avais pas eu envie de prendre la rabasse de plein fouet ? en quoi, selon moi, j’avais eu parfaitement raison, vu que j’étais sec et qu’elle était rincée jusqu’à l’os. Mais le moment était peut-être mal choisi pour soutenir la pertinence de ma thèse.
Je me décidai pour une réponse dilatoire et diplomatique.
- Ben…euhhhh….
Elle me dit que ah oui c’est tout ce que tu trouves à dire je vois apparaître au bout de la corde un type que je ne connais même pas tu me laisses tomber je ne sais pas où tu es passé et patati et patata…tu abuses de ma confiance et…
- Oh ! abuser de ta confiance, abuser de ta confiance…tout de suite les grands mots…
Qu’est-ce que je n’avais pas dit là ! J’ai cru qu’elle allait me bouffer tout cru.
Puis elle se mit à trembler (comme une feuille) et à frissonner, à cause qu’elle était mouillée de froid, puis elle entama carrément une danse de St Guy.
Je vous remémore, bien que vous le sachiez, bien sûr, mais un petit rappel (ha-ha) ne saurait faire de mal, que Gui (ou Vite, ou Vith) saint et martyr, évangélisateur de la Lucanie (c’est quoi, ça ?) au 5ième siècle, était très populaire au moyen-âge. Il protégeait de l’épilepsie et de la chorée ou danse de Saint Gui. Fête le 15 juin.)
J’entrevis une porte de sortie honorable.
- Ôte ça, tu es toute mouillée. Mets mon pull.
Je lui tendis mon pull. Un beau pull bleu marine col camionneur, avec des renforts en cuir aux coudes et aux épaules, et une poche à fermeture éclair sur la poitrine. Comme les guides. C’était Leduc, je crois, qui fabriquait ça. Il m’avait coûté une fortune. Mais qu’est-ce que j’aurais pas fait, à l’époques, pour singer les guides, ces dieux bronzés à longueur d’année qui tombaient les filles avec une facilité décourageante… en fait, tout ceci relève d’un pur fantasme littéraire. Renseignement pris, les guides, quand ils avaient une journée de congé, rentraient chez eux et se jetaient sur leur lit pour dormir des douze heures d’affilée.
Ce pull eut un destin tragique : il disparut un jour au refuge des Ecrins ; quelqu’un l’a emprunté sans me prévenir et a oublié de me le rendre.
- Crois pas que tu vas t’en tirer comme ça, qu’elle me dit, on va s’expliquer.
La benne s’arrêta dans un grand bruit de ferraille. Nous nous engouffrâmes. Pendant la descente, Martine regardait ostensiblement ailleurs en faisant la gueule. « On va s’expliquer », qu’elle a dit.
[Là je pourrais vous intercaler, par exemple, un paragraphe érotico-figuratif avec la description circonstanciée de Martine dans son ticheurte mouillé moulant ses seins dont les pointes, durcies par le froid, attirent les regards concupiscents des mâles en rut. Concupiscents… ouais… tiens, je pourrais rajouter lubriques, aussi… les regards lubriques et concupiscents… et puis libidineux, aussi… j’aime bien libidineux… enfin, tout ça, quoi… j’ai cru comprendre que c’était la mode actuellement sur c2c. Mais bon, comme je suis un bon père de famille qui regarde en cachette des films de cul, je m’abstiendrai. Et puis d’autres s’y sont essayés avec un certain succès. ]
Expliquer, expliquer… comme explication, je voyais ça… une avalanche de récriminations, une mercuriale sévère, pendant lesquelles je ne pourrais pas en placer une. D’ailleurs, je n’avais pas intérêt, je n’y songeais même pas.
Mon éducation catholique fit que je me mis à craindre la justice du Tout-Puissant et son juste courroux, car enfin j’avais péché contre le dogme de la solidarité alpine (encore que…). Ah ! dire que tant et tant d’humains vivent parfaitement heureux avec un bien mal acquis, ou un coup de canif dans leurs principes (pour autant qu’ils en aient), lesquels ne semblent nullement jeter le trouble dans leur conscience ou incommoder leur digestion, mais leur attirer, au contraire, les bénédictions et les largesses de la providence…
Je ne faisais pas partie de cette heureuse tranche de l’humanité.
J’ai bien essayé de racheter mon paradis en lui payant un chocolat chaud hors de prix, puis un deuxième chocolat chaud tout aussi hors de prix, mais ça n’a pas marché. Elle faisait toujours la gueule.
A la fin, je lui ai quand même réclamé mon pull Leduc, faut pas exagérer non plus, il y a des limites.
Elle m’a fait la gueule pendant deux mois.
-
Et après ?
-
Quoi, après ?
-
Qu’est-ce qui s’est passé ?
-
Ben après, elle s’est mariée.
-
Avec un homme (oui, de nos jours, ils faut préciser)
[%sig%]