Posté en tant qu’invité par cm:
Ca c’est un montagnard
Samedi 25 août 2001 (LE MONDE)
Second sommet du monde après l’Everest, le K2 est un mythe pour les alpinistes. En 1939, Fritz Wiessner rate de peu la première ascension, inaugurant une série de malchances, de conflits et de drames qui, depuis, nourrissent la légende. C’est un instant où l’histoire bascule, une fraction de seconde où ce qui pouvait arriver ne sera plus. Une corde qui se tend.
Le 19 juillet 1939, peu avant 7 heures du soir, deux silhouettes se détachent à 8 370 mètres d’altitude, au-dessus de l’énorme étrave de glace qui forme l’ultime défense du K2, le deuxième sommet du monde. L’homme de tête, qui vient de surmonter une harassante longueur de rocher, lève les yeux vers ce point désormais tout proche, à 8 611 mètres d’altitude. Seules l’en séparent des pentes de neige débonnaires qui rougeoient dans la lumière du couchant. L’homme, c’est Fritz Wiessner, alpiniste allemand de grande classe, émigré aux Etats-Unis. Le temps est au grand beau, Wiessner, sans doute, est entré dans cette zone d’attraction du sommet, ce point de non-retour où plus rien ne peut retenir l’alpiniste aimanté par la cime.
Combien de temps faudra-t-il ? Trois heures, quatre peut-être. Il faudra lutter encore contre la somnolence, aspirer comme un poisson agonisant cet air trop pauvre qui brûle les poumons, remuer à chaque pas les orteils engourdis par le froid qu’un sang épais n’irrigue plus. Il faudra marcher de nuit, descendre à la lueur de la pleine lune. L’homme devant raisonne, calcule, dans le brouillard intérieur de l’hypoxie, le manque d’oxygène. Mais la corde de chanvre qui lui serre la taille se tend. Derrière lui, le second s’est arrêté. Voilà l’instant où tout bascule.
Le compagnon de cordée, c’est Pasang Dawa Lama. Oui, un lama, un moine bouddhiste. Un Sherpa du Népal. Le K2, perdu aux confins du Cachemire et de la Chine, se trouve en terre musulmane. Mais, pour porter des charges en altitude, personne n’égale les Sherpas, et les Occidentaux qui, au tournant du siècle, sont partis à la « conquête » des géants de la Terre ont pris l’habitude de recruter à Darjeeling ces petits hommes souriants, nés dans les hautes vallées proches de l’Everest, acclimatés de naissance à l’altitude. Pasang Lama est bouddhiste. Il vient d’un pays où, la nuit, on jette des pierres sur les ponts pour en chasser les esprits malins. Il croit que les montagnes sont les demeures des divinités. Il a peur de la nuit près des sommets. « Tomorrow, Sahib, tomorrow. » Il n’ira pas au sommet du K2 ce soir-là.
« Pasang fut inébranlable dans sa décision », racontera Fritz Wiess-ner à Kurt Diemberger (lequel devra par la suite, on le verra, prendre lui aussi une décision terrible près du sommet du K2). « L’idée de me séparer de lui et de continuer tout seul me tenta un moment ; mais je n’aurais jamais fait une chose pareille. »
On a appelé le K2 la « montagne des montagnes ». C’est une pyramide de 5 kilomètres de large et de 3,5 de haut, une masse de gneiss, de schistes et de granit équivalente à 37 Cervins, flanquée à l’ouest d’un pyramidon blanc, l’Angélus. Il faut imaginer son sommet non comme un lieu physique, point de rencontre de cinq arêtes montant de la Chine et du Pakistan, mais comme une bulle. Un espace de non-vie aux confins de la strato-sphère, où l’air pèse trois fois moins qu’au niveau de la mer, où le vent frappe avec la violence du jet-stream. Tous les alpinistes qui, plus tard, parviendront à en redescendre exprimeront à leur manière cette sensation que nulle autre montagne au monde, pas même l’Everest, ne procure avec cette intensité. Chantal Mauduit (parvenue au sommet le 4 août 1992) se laisse surprendre par la nuit, s’endort, parle à ses orteils. Elle rejoindra sa tente au matin, à demi aveugle et léthargique. Plus tard, elle comparera cela à l’ivresse des profondeurs : dans le grand blanc aussi, la vie tient à un souffle. Greg Child (sommet le 20 août 1990) écrira : « Le K2 est une mise à l’épreuve, une personnification géologique de l’angoisse. L’escalader est une confrontation permanente avec la peur de la mort. » Christophe Profit (sommet le 15 août 1991) parlera d’un instinct de fuite, d’une folie qui sauve. D’autres, piégés dans la sphère létale, ne sont pas revenus pour raconter les forces qui s’épuisent ou le vent polaire qui cloue sur place. Pour la première fois, ce 19 juillet 1939, deux hommes sont arrivés aux limites de la bulle. Lorsque Fritz Wiessner et Pasang Lama font demi-tour, ils croient encore que tout est possible, qu’il y aura une nouve! lle tentative, des renforts. Mais l’histoire a basculé! . Bientôt, Pasang Lama laisse échapper les crampons. La descente, sur des pentes glacées vertigineuses, devient délicate. Les deux hommes ne regagnent leur tente qu’à 2 h 30 du matin. Le lendemain, ils se reposent. A 7 900 mètres d’altitude, Fritz Wiessner prend un bain de soleil, nu !
Le 21 juillet, ils partent tôt, pour une nouvelle tentative, mais sans crampons, sur la neige glacée, l’ex-traordinaire technique de Fritz Wiessner ne peut rien. Il est pourtant l’un des meilleurs alpinistes de son temps. Né à Dresde en 1900, il a réussi dans les années 1920 des escalades et des ascensions qui le placent parmi les précurseurs du 6e degré. En 1929, il a émigré aux Etats-Unis. Naturalisé américain, il dirige une entreprise de produits chimiques. Aux Etats-Unis et au Canada, il a réalisé de magnifiques premières, éblouissant ses compagnons. « Il était tellement en avance que nous ne comprenions même pas ce qu’il faisait », dira l’un d’eux. Au K2, il a mis sur pied une logistique impeccable, visionnaire. Huit camps avec des duvets, des matelas pneumatiques, des réchauds, du pétrole, de la nourriture sont échelonnés s! ur l’arête dite des Abruzzes, haute comme dix tours Eiffel. Dans chacun d’eux, il faut pouvoir tenir deux semaines en cas de tempête.
Il est adepte d’une escalade by fair means : peu de pitons en montagne, pas d’oxygène au K2 : « L’escalade sans moyens artificiels avait toujours été mon idéal, expliqua-t-il en 1984 à l’écrivain David Roberts. Je ne voulais pas de radio en montagne. » L’absence de radio est un grave handicap. Si Wiessner, du camp 9, pouvait contacter les camps inférieurs, il dirait que le sommet est proche, qu’il faut des crampons. Sans nouvelles, au contraire, ses compagnons peuvent imaginer le pire. C’est précisément ce qui se produit.
Le 22 juillet, Wiessner descend avec Pasang Lama. Certain de remonter le lendemain, il abandonne son duvet. Au camp 8, il ne retrouve que Dudley Wolfe, un milliardaire de quarante-quatre ans passionné de régates, le sponsor de l’expédition. Ce n’est pas l’alpiniste le plus expérimenté du groupe, mais il a du courage et de l’énergie à revendre. Il a été le seul à suivre Wiessner au-dessus de 7 000 mètres d’altitude. Au camp de base, Chappel Cranmer et George Sheldon, deux étudiants de vingt et un ans, ne pensent qu’au retour, Eaton Cromwell communique son anxiété à ses compagnons, et Jack Durrance, un guide de vingt-huit ans animé d’un féroce esprit de compétition, ne supporte pas mieux l’altitude que les autres. Jour après jour, Fritz Wiessner a découvert qu’il ne pouvait compter que sur les neuf Sherpas! . Au camp 8, Dudley Wolfe est furieux. Il est bloqué là, à 7 700 mètres d’altitude, depuis une semaine, et personne n’est arrivé du bas. Depuis deux jours, il est à court d’allumettes, réduit à boire l’eau de fonte sur le tapis de sol.
Le 23 juillet, le trio descend vers le camp 7. Dans un passage raide, Wiessner prend la tête pour tailler des marches dans la glace, Wolfe titube et le déséquilibre. Les trois hommes chutent à une vitesse folle, culbutant sur la pente. « Je n’avais pas peur, racontera Wiessner. Je pensais simplement que c’était idiot que cela se termine ainsi. Heureusement, j’avais encore mon piolet. La neige devint plus molle, je le plantai aussi fort que je pus. Je ressentis un choc fantastique. J’eus l’impression d’être cassé en deux. A l’époque, j’étais incroyablement costaud… »
LE pire est évité, mais ce que voit Wiessner lorsqu’il arrive au camp 7 le pétrifie : les provisions sont éparpillées dans la neige, les duvets et les matelas pneumatiques ont disparu. Après une nuit glaciale, Wolfe, trop fatigué pour continuer, reste pour attendre de l’aide. Wiessner et Pasang Lama reprennent la descente pour ne trouver, de camp en camp, que la même désolation : de la chaîne mise en place pendant des semaines, il ne reste plus rien. Le 25 juillet, Fritz Wiessner parvient au camp de base à bout de force et furieux : que s’est-il passé ? « Qu’est-il arrivé aux vivres, pourquoi avoir descendu les duvets ? », demande-il. Durrance accuse les sherpas, élude les questions, puis, devant l’insistance de Wiessner, s’emporte : « Ça suffit Fritz, nous en avons assez parlé comme ça… »
Ce qui s’est passé ? Sans doute un cocktail d’inexpérience, de malchance, de malentendus, sur fond de débandade : alors que Wiessner se trouvait encore en altitude, trois des quatre alpinistes du camp de base, démoralisés, ne pensaient qu’à rentrer chez eux. Jack Durrance a ordonné de commencer à rapatrier le matériel le plus précieux, les duvets, et de « déshabiller » un camp sur deux. En altitude, son instruction a été mal interprétée. Les Sherpas, ne voyant pas revenir la cordée de tête, ont craint le pire. Le jour même où Wiessner et Pasang Lama parvenaient à proximité du sommet, trois Sherpas sont montés en direction du camp 8 et ont lancé des appels. Personne n’a répondu. Ainsi, le 20 juillet, tandis que Fritz Wiessner prenait son bain de soleil, rêvant encore du sommet, l’expédition évacuait la ! montagne, le laissant pour mort.
Au camp de base, Fritz Wiessner comprend l’étendue du désastre. Il ne s’agit plus désormais que de sauver Dudley Wolfe, qui agonise à 7 500 mètres d’altitude. Quatre Sherpas montent aussi vite qu’ils peuvent. Le 30 juillet, ils parviennent au camp 7. Dudley Wolfe est encore en vie, mais il délire. Incapable de bouger, il baigne dans ses excréments. Aux Sherpas qui tentent de le convaincre de redescendre, il répond : « Demain. » Les Sherpas redescendent au camp 6. Le surlendemain, après une journée de tempête, trois d’entre eux remontent secourir le sahib. On ne retrouvera jamais leur trace. Dudley Wolfe, Pasang Kikuli, Pinsoo et Kitar sont les quatre premiers morts du K2.
Tout aurait pu s’arrêter là. Exploit ou tragédie, on aurait rangé l’affaire au rayon des « presque », des « trop tôt ». Wiessner serait resté comme l’auteur d’un de ces brouillons de l’histoire, à côté de Mallory, disparu en 1924 alors qu’il montait vers le sommet de l’Everest, et dont le corps a été retrouvé en 1999, trois quarts de siècle plus tard, à 8 200 mètres d’altitude. On aurait glosé sur l’audace et la malchance de ce visionnaire, onze ans avant l’Annapurna, « premier 8 000 ».
MAIS Fritz Wiessner n’avait pas fini sa descente aux enfers. Lorsqu’il arrive à New York, la guerre est déclarée en Europe. Mauvaise pioche. L’American Alpine Club, loin de saluer son exploit, ouvre une enquête. Il ne fait pas bon être d’origine allemande en 1939. Le rapport dénonce des faiblesses dans l’organisation de l’expédition, des erreurs de jugement : le « coupable » n’est pas nommé, mais clairement identifié. Le courage dont Fritz Wiessner a fait preuve s’est retourné contre lui, sa folle entreprise rappelle trop celles des alpinistes allemands dont les nazis surent exploiter le fanatisme, comme dans la face nord de l’Eiger en 1938. Un jour de 1940, Fritz Wiessner est convoqué au FBI. Deux agents l’interrogent, tentant visiblement de vérifier des tuyaux : pourquoi fait-il du ski près de la frontière canadienne ? Est-il vrai qu’il n’ai! me pas Roosevelt ? Fritz Wiessner répond, puis sonde les deux agents du FBI. Qui les a renseignés ? Un membre de l’American Alpine Club… Ecouré, il démissionne, en novembre 1941.
Pendant vingt-cinq ans, Fritz Wiessner est resté un paria pour l’alpinisme américain officiel. Réhabilité en 1966, il ne revit Jack Durrance qu’en 1978, lors d’un banquet en l’honneur des alpinistes américains qui venaient, enfin, de réussir le K2. « La rencontre fut glaciale », a raconté David Roberts (Moments de doute, éd. Guérin, Chamonix). Puis on fit une ovation à Fritz Wiessner. « Toute l’assemblée se leva sauf Jack Durrance, qui resta assis, l’air renfrogné. »
Fritz Wiessner est mort en 1988. Jusqu’au bout, il resta hanté par son choix de 1939 : « S’il fait beau, si la nuit s’annonce aussi clémente, avec cette lune et cet air si calme… je me désencorde et je continue seul, imaginait-il en 1984, face à David Roberts. Je peux cependant faire preuve d’une certaine faiblesse si je sens que cette décision risque de faire souffrir mon compagnon. Il avait si peur, il m’attendrissait, et je me sentais redevable. C’était un camarade pour moi, et il s’était montré si dévoué. »