Posté en tant qu’invité par Bertrand:
Bon allez je m’y colle aussi.
Septembre 1986. Eh oui, c’était encore l’époque des Super Guide et des baudriers complets. Dévorés d’ambition après un 1er stage UCPA du style de celui relaté par l’Urbain, mon camarade JM et moi décidons de finir la saison en beauté, par le Mont Blanc. Ayant précédemment passé 13h sans jamais arriver au sommet de la mythique Nonne, avec rappel coincés, chute en crevasse, etc…nous tombons rapidement d’accord pour mettre de coté l’intégrale de Peuterey et se contenter de la Voie Normale. C’est PD voire F, de la rigolade. La météo est bonne (enfin la 1ère phrase dit que le ciel est dégagé, on ne lit pas la suite relative au vent et aux températures…), 1 journée de préparatifs et d’emplettes diverses, je fais vite rapiécer mes gants de ski en cuir troué chez un cordonnier de Chamonix…et oui, la joyeuse vie des étudiants désargentés…notre seul chance est de crécher dans le bel appartement des parents de JM à Argentière. Ce détail aura son importance par la suite.
L’Odyssée commence aux Houches en fin de matinée. Ou plus précisément en haut du téléphérique de Bellevue. Il est midi et prochain train pour le Nid d’Aigle est à 15h30, un peu tard… Et celui de 13 h qu’on pensait prendre ? « Ben quoi, JM, c’est bien toi qu’avait regardé l’horaire, c’est quoi ces conneries ? » - « Ben, j’sais pas moi, à l’OT y z’indiquaient bien une montée à 13h ! ». Un coup d’oeil plus affuté sur la petite ligne écrite tout en bas « horaire d’été jusqu’au 15/09 » et bien sur on est le 17…et l’énigme est résolue. Bon, peu importe, on se la joue puriste, on a une super caisse, le petit train c’est pour les clients ventripotents des guides chamoniards, 2000m pour monter au Gouter ça nous échauffera pour le lendemain…
Arrivée à 19h00 au Gouter, sans histoire (c’est à peu près le seul moment « sans histoire » des 2 jours). 75 places à l’époque et on est 300 (oui, 300, pas 250…). Bien sûr on n’a pas réservé. En septembre et en semaine, pensez-donc ! Bon on n’a bien vaguement entendu parler du Bicentenaire, mais de là à imaginer ça…On sort notre bouffe en poudre (pas question de payer la 1/2 pension, trop fauchés pour ça) en se préparant à une rude combat pour se la faire cuisiner (on n’a pas de réchaud, évidemment). « Ben JM, t’as que le paquet de gateaux ? T’avais aussi les pates et le pain non, puisque je porte la corde » -« Ah non, t’as dit que tu prenais tout parce que c’est toi qu’a le plus de caisse avec tous tes marathons » - « Tu déconnes ou quoi !!! »
Bref après 2000m de montée et la veille du MB on n’a rien à manger (le Pdej est resté en bas aussi). On mendie un quignon de pain à grignotter, on attaque les vivres du lendemain et on va se coucher. Enfin façon de parler : on s’entasse sous une table dans un bordel indescriptible (il y a des gens sur la table, sur les bancs, sous les bancs, sous les lits, etc…). Bien sûr impossible de dormir ne serait-ce qu’une minute : dès qu’on lève un bras pour se gratter la tête, il y a une jambe à la place quand on veut le reposer. Le branle-bas de combat à 2h est prsque un soulagement. On se met dans la file des frontales. Un constatation : le ciel est étoilé mais il fait horriblement froid. La suite du bulletin météo qu’on avait pas lu indiquait -15° à 4000m avec vent du nord à 60 kmh. Avec les gants rapiécés, les chaussures de cuir (« Super Guide ») et les crampons à lanière serrés à blocs, pieds et main sont rapidement insensibles.
On poursuit quand même jusqu’à Vallot pour s’engouffrer dedans…la moitié des 300 personnes du Gouter git à l’intérieur, hagards et transis, dans un indescriptible mélange de cordes, crampons et ordures. 1h après on grelotte toujours mais le jour s’est levé et on sent à nouveau vaguement nos mains et nos pieds. 3 heures plus tard (6h après avoir quitté le Goûter…), on est finalement au Sommet. Une vague photo triomphante piolet en l’air style Herzog sur l’Annapurna et on s’empresse de quitter ce coin inhospitalier. De retour à Vallot, on aperçoit une belle trace qui descend tranquillement vers les Grands Mulets…« eh JM, et si on se faisait la traversée ! C’est quand même plus élégant ! » - « Ah tu crois ? Mais c’est dur ? » - « Non, sur le topo c’est marqué F, F c’est rando, et puis on pourra redescendre en téléphérique du Plan de l’Aiguille avec les sous économisés sur le Nid d’Aigle qu’on a raté par ta faute… »
Bien sûr les concepts de « Jonction crevassée », de glacier ouverts en septembre, de ponts fragiles l’après-midi etc…nous sont encore étrangers. Le Vallot dit F, c’est donc rando (surtout pour nous), point une barre. C’est vrai qu’au début la trace est sympa, il ne fait plus froid, ça descend tout seul, on a le sommet en poche, c’est le bonheur ! En arrivant sous les Grand Mulets, JM fait la remarque « Tiens c’est bizarre, d’un seul coup ya une file de gens arrêtés plus bas, puis on voit plein de taches foncées sur le glacier, tu crois que c’est des crevasses ?.. ». Sur place on comprend rapidement. La Jonction est pourrie de trous et pratiquement infranchissable. Comme on est un certain nombre de blaireaux à être quand même descendus par là, les Chasseurs Alpins sont sur place pour installer quelques échelles stratégiques et éviter un hélitreuillage de groupe (ou une multitude de mouflages individuels). D’où la queue…
Quelques heures plus tard, on sort (vivants) du coupe-gorge. Il faut maintenant louvoyer sur le Glacier des Pélerins (bien plus bas qu’aujourd’hui en cette époque reculée) en glace vive et plutot chaotique. Un itinéraire judicieux permet d’affronter quelques ressauts en pointes avant et même de planter quelques broches (modèle tire-bouchon, pour ceux qui ont connu…). L’émotion a noué les tripes de JM qui déclare une bonne crise de courante souillant au passage quelques recoins du glacier qui ont sans doute engraissé les champs des paysans de la vallée une paire d’années plus tard. Arrivés enfin, exténués, au voisinage du Plan de l’Aiguille, un coup d’oeil furtif à la montre nous apprend qu’il est 18h30. Diantre. « C’était quand de nouveau la dernière benne, JM ? » - « Euh, 18h30, je crois » - « Ah bon, alors c’est celle qui est en train de partir ?.. »
Le moral est au plus bas. Nous achevons les miettes des derniers vivres au Refuge du Plan avant d’attaquer les 1300m de descente sur Chamonix vers 20h. Pour un premier « grand sommet », 3800m de descente ça forcera le respect de notre entourage. On se console comme on peut. Ivres de fatigue, nous titubons tous les 10 mètres. En entrant dans la forêt, la nuit tombe (eh oui, on est en septembre). Je sors ma frontale. « Tiens, c’est bizarre elle marche plus ? ». Elle était restée allumée dans le sac. Petzl n’avait pas encore inventé les verrouillages à l’époque. Il faut continuer à 2 sur celle de JM. Le cercle infernal se poursuit : exténués et avec une seule frontale, on ne descend guère qu’à 300 m/heure. Du coup les heures passent…et la lumière baisse (Petzl n’avait pas encore inventé les LED non plus)…et vers 21h c’est la nuit noire pour les deux. Seules les lumières de Chamonix nous narguent encore. Ca fait 19 heures qu’on est partis, le record de la Nonne est battu et on n’est pas encore en bas. Je m’assois sur le bord du chemin en commençant à pleurer…
Il faut bien se relever. Trébuchant tous les 10 mètres, nous arrivons quand même en bas. Je me rends alors compte que j’ai oublié mon piolet à l’endroit ou je m’étais assis. Nouveaux (quasi) pleurs : un Simond flambant neuf que j’avais mis des mois d’éconmies à me payer. Oh monde injuste…Je décide de me relever le lendemain aux aurores pour remonter le chercher avant qu’un promeneur malveillant n’ait mis la main dessus.
Il est maintenant 23h30 et il nous faut affronter le dernier problème de la journée, de nature logistique cette fois-ci : l’appartement et le lit douillet sont à Argentière, la voiture est aux Houches et nous sommes à Chamonix…Une longue délibération plus tard, la conclusion est claire : il faut faire du stop. Ah c’est sûr qu’à cette heure là ça ne marche pas terrible le stop. Surtout en semaine en septembre. Enfin sur les coup d’1h du matin une bonne âme nous a quand même déposé devant la porte de l’appartement. Rarement nuit fut si douce (j’étais encore un fier célibataire marié à la montagne, à l’époque). Je n’ai bien sûr jamais entendu le réveil de 6h du matin pour repartir chercher mon piolet. Et il a effectivement fini dans les mains d’un randonneur malveillant, sans doute…
Epilogue : 3 jours après, enfin remis, ultime course à l’Index avant de rentrer en Alsace. Encore un but (il pleut cette fois-ci). Retour en 4L à 90 kmh par les autoroutes suisses, fatigue, inattention, inexpérience…j’explose la voiture en tamponnant une file arrêtée devant nous et c’est mon père qui vient nous chercher (en payant au passage une confortable amende à la police suisse pour notre « libération »). Ya pas à dire, les 1ères années d’un alpiniste, c’est vraiment les plus dangereuses !