Posté en tant qu’invité par Francois:
Tiens, je vais vous en raconter une bien bonne.
Donc, en ce temps-là, il y a longtemps déjà…
C’était au temps où le glacier Blanc était blanc, où les crevasses n’apparaissaient pas avant les douces journées d’automne, où on ne se tordait pas les chevilles dans les sales caillasses roulantes des moraines, où le plat du glacier n’était pas encore l’annexe (en moins bien) du camping d’Ailefroide… Bref, je ne vais pas vous faire le coup du « De mon temps, c’était mieux »,
Non, non…
Mais bon, quand même… à bien y réfléchir… de mon temps, c’était pas pareil, quoi…
C’était… comment dire… c’était moins… euh…
C’était plus…
Enfin, c’était mieux.
Vous ne croyez pas ? Non ?
Bon, après tout, je n’en ai rien à battre, de ce vous croyez ou pas.
Cette année-là, j’encadre un stage d’alpinisme pour des jeunes de la MJC (ouais, j’en avais marre de voir toujours les mêmes gueules au CAF… je veux dire, j’en avais assez de voir toujours les mêmes têtes au CAF, au demeurant fort sympathiques mais qui me sortaient un peu par les yeux. J’avais envie de voir autre chose. Un copain m’avait dit : « Viens donc à la MJC, tu verras, c’est sympa, il y a plein de petites minettes mignonnes comme tout … ».
Cet important critère suffit à me décider.
Effectivement, il y avait.
Alors je m’étais inscrit à la MJC.
Je m’étais dit comme ça aussi que, avec ma réputation et mon prestige, ça devrait marcher nickel. En plus que j’étais bien bronzé, et tout … j’allais croquer les poulettes toutes crues. « Et alors ? »
« Et alors quoi ? »
« Ben… ça a marché ? »
« Ben non, ça n’a pas marché, évidemment… ». Alors que y’en a un, une espèce d’australopithèque barbu, un ours des Carpathes mal dégrossi, il n’a même pas à lever le petit doigt et elles lui tombent toutes cuites dans le bec. Je n’y ai jamais rien compris, je n’y comprends rien et je n’y comprendrai jamais rien. Si quelqu’un pouvait m’expliquer…)
De vrais jeunes en parfait état de marche, puissants, rapides, tenant bien la route mais peu économiques question consommation, avec des organes performants (surtout l’estomac) et qui ne demandent qu’à démarrer au quart de tour.
Voilà-t-il pas qu’un jour, on décide d’aller bivouaquer en haut du Blanc Glacier, pour faire le dôme des Ecrins.
Pensez ! un quatre milles…
Ils n’ont jamais fait de quatre milles. Et jamais bivouaqué non plus. C’est donc la grande aventure.
Et je me suis encore dit comme ça que, vu que c’est leur premier quatre milles et leur premier bivouac, éperdus de reconnaissance et de fierté d’avoir osé aborder un domaine réservé, jusqu’alors, à des vrais alpinistes sérieux et quatre millesques, et où on bivouaque comme dans les livres de Gaston Rebuffat ou de René Desmaison, donc pour toutes ces excellentes raisons, ils vont sans doute, et même certainement, me payer le resto demain soir. Et même le Champagne.
Depuis quelques jours, je les avais chauffés à mort sur le sujet, leur disant que oui, un quatre milles, c’est exceptionnel, surtout le premier etc…
- Et puis, ça se fête. Faudra marquer le coup. On se paiera le resto et on se paiera le champagne !
« On », ce n’est pas moi, naturellement… c’est eux… mais je ne leur ai pas dit. Ils s’en apercevront bien assez tôt.
Répandu par terre, devant les tentes, le matériel attend patiemment d’être bourré dans les sacs. Consciencieusement, j’ai fait une petite liste avec tout ce qu’il faut emporter : matériel de bivouac, matériel pour la course, nourriture, vêtements… rien n’est laissé au hasard.
Et je vérifie.
Sérieux, quoi.
Faut être crédible.
Sinon, les gars n’ont plus confiance et c’en est fait de ma réputation. Et alors, pour me faire payer le resto… tintin !
Pas de ça Lisette.
Tiens, justement, ça rue dans les brancards. Urbi et Torbi trouvent qu’on prend trop de ceci et pas assez de cela (« ceci » étant du matériel et « cela » de la bouffe). Rien d’étonnant, les jeunes de cet âge sont comme le tonneau des Danaïdes : sans fond. Il me faut donc user de ruse, moyens diplomatiques et persuasion.
Pour ceux qui n’auraient pas compris, je précise que Etienne Torbi et Urbain Urbi sont des pseudonymes, évidemment (a-t-on idée d’avoir des noms pareils), destinés à celer la véritable identité des protagonistes, pour des raisons qui ne vous intéressent pas. Par contre, les prénoms, eux, sont bien réels.
La manière forte est à proscrire formellement.
A dix huit ou vingt ans, ces gamins mesurent un mètre quatre vingt dix et, bâtis comme des armoires normandes, ils t’enverraient gicler dans le torrent, à quinze mètres de là, d’un simple revers de la main. Du haut de mon mètre soixante douze et de mes soixante kilos, je ne fais pas le poids. Je me retrouverais assis dans l’eau en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.
Comme ces brutes sont plus fortes que moi, j’utilise les armes des faibles : la ruse et la sournoiserie, entre autres (faut bien se défendre…)
- Tu sais, Urbain, que je lui dis, si tu tombes dans une crevasse, il faudra du matériel pour t’en sortir.
- Ah-ah ! qu’il me fait, tomber dans une crevasse ? sur le glacier Blanc ? tu rigoles !
Effectivement, en ce temps-là, l’idée était un peu saugrenue. Il fallait déjà trouver une crevasse assez large et sauter dedans. Mais les choses ont bien changé depuis, sur le glacier Blanc, et cette idée n’est plus, maintenant, du domaine des hypothèses farfelues. - T’auras l’air malin, avec ta bouffe, pendu comme un jambon à bout de corde… à quoi elle va te servir ?
Les jeunes, à cet âge, ne pensent qu’à manger. Ils se lèvent à trois heures du matin, se glissent subrepticement (à trois heures du matin, c’est très subreptice, forcément) dans la cuisine, courtisent assidûment le frigo puis règlent son compte au reste du gigot, liquident le Camembert qui a le malheur d’être à côté (quelle horreur ! du Camembert au frigo…), boulottent un bout de saucisson qui traîne par là, font un sort à une tranche de pâté dont le seul crime est d’être sur le passage…
« Et c’est quoi, ça ?..
Ah ! la tarte aux abricots d’hier soir… bah ! tant qu’à faire… »
Allez, hop…
et ça va rejoindre les autres locataires, très provisoires, du frigo.
Bon, alors en montagne…
Tout ça, je le sais, mais je suis toujours effaré par les quantités absorbées. Tout est bon pourvu que ça remplisse. Et du diététique : saucisson, cassoulet William Saurien, pâté de foie avec un peu de foie et beaucoup d’autres choses, sardines à l’huile Saupiquet…
Quand j’avais vingt ans, j’étais comme ça, moi ?
……
Oui, j’étais comme ça, moi. Je me souviens de mes premiers stages UCPA ; on engouffrait des quantités phénoménales de tartines de compote de pomme, le matin, au petit déj’ ; c’est bien simple : on n’arrivait pas à s’arrêter. Quand j’y repense, je me demande où je fourrais tout ça…
Toujours est-il que le Urbain, il doit prendre le matériel prévu.
Non mais…
Les p’tits jeunes ne vont pas faire la loi !
Qui est-ce qui commande, ici ?
Sans blague…
Et puis je m’avise que ça ne leur fera pas de mal de jeûner un peu (oh, très relativement !), histoire de les mettre dans des dispositions favorables pour les agapes (agapê : amour. Repas pris en commun par les premiers chrétiens) du lendemain soir.
Assis sur son sac, Etienne dévore une malheureuse boîte de pâté, perdue, seule rescapée d’une razzia, ses compagnes ayant été sacrifiées sans pitié sur l’autel de la voracité. C’est donc faire œuvre pie que de consommer le sacrifice jusqu’à l’hallali.
- Dis donc, mon ami Urbain, la bouffe, d’accord, tu prends ce que tu veux, après tout, c’est toi qui portes… mais le matos, tu prends ce que « je » veux…
Urbain ne semble pas très convaincu.
Pour motiver les troupes, rien de tel que de leur ficher un peu la trouille. Cette méthode est d’une efficacité redoutable.
Donc, mon Urbain, je lui sers une histoire horrible de cordée engloutie à tout jamais dans les entrailles du glacier et d’un pauvre malheureux touriste solitaire parti le cœur en fête, et l’âme en paix, vers le col des Ecrins et dont les proches attendent,
toujours,
le retour,
en tordant leurs mouchoirs…
- Et ça s’est passé quand ?
- La cordée engloutie ?.. l’année dernière. Et le pauvre malheureux, il y a deux ans… il n’est toujours pas revenu, d’ailleurs… et tu sais, les assurances… pas de cadavre, pas de primes. Enfin… c’est les fabricants de mouchoirs qui sont contents…
Mon ami Urbain s’inquiète tout à coup…
Et si ça lui arrivait, à lui ?
Je le laisse méditer sur la fragilité de la destinée humaine.
Ces horribles histoires sont de fieffés mensonges.
Je mens, je mens éhontément… mais rien ne marche mieux qu’un bon gros mensonge.
Et plus c’est gros, mieux ça marche.
J’avais alors plusieurs années de pratique du glacier Blanc, et dans ce laps je n’avais jamais entendu ne serait-ce que l’ombre d’une rumeur d’accident de crevasse sur ce glacier.
Va-t-il avaler cette histoire ?
Ce n’est pas vraiment un gros morceau. Plutôt un moyen. Mais je n’ai pas de remords, la faim justifie les moyens.
- François …
- Mmmm ?
- Chais pas si je vais venir…
Hé la ! il avale trop… s’il ne vient pas, ça fiche par terre toute ma belle logistique si difficilement élaborée…
Je lui explique que tu comprends, c’est quand même rare mais faut du matos pour le cas où. - Non mais… tu nous as bourré le mou, là ? tu veux nous ficher la trouille ?
Malgré sa grande taille, Monsieur ne manque pas de finesse…
(La grande taille est en général un signe de dégénérescence. Une espèce qui grandit est une espèce qui dégénère. Moi, par exemple, un mètre soixante douze, je ne risque rien. Mais les grandes perches, là… d’ailleurs ça se voit tout de suite… le regard vague… toujours à bouffer… )
Ayant abandonné définitivement l’alpinisme, rangé des voitures et bon « pater familias » avec deux adorables fillettes à charge, Urbain (je rappelle que « Urbain », c’est son prénom… ne pas confondre. Toute ressemblance avec des personnages fortuits serait purement existante.) Urbain se demande comment, en son jeune temps, il a pu pratiquer avec autant de rage une activité aussi fatigante, déraisonnable et inutile.
Oui, hein, comment ?
Mystère, mystère…
Car nous sommes bien d’accord ? L’alpinisme est une activité stupide et inutile, où on risque sa vie, où on se fatigue, où on a froid, chaud, peur, soif… soif, surtout… et tout ça pour quoi ?
Oui, hein, pour quoi ?
Vous pouvez me le dire ?
Non ? Ben je vais vous le dire, moi.
Pour des queues de prunes.
Exactement…
Bon, là, je vais me coucher. Ou bien je me fais une Martine de beurre ?… avec de la conf. framboise-citron. Bah non… au lit… un chapitre du juge Ti et dodo…
D’ailleurs, donnez-moi une seule bonne raison de faire de l’alpinisme,
une seule…
Quand je dis « bonne raison », j’entends une « vraie » bonne raison, en symbiose avec l’air du temps, quoi. Pas des âneries du genre « c’est sympa », « solidarité », « proche de la nature » et gna gna gna… et autres bêtises du même bouillon…
Par exemple :
Est-ce que l’alpinisme rapporte des sous ?
Non .
Est-ce qu’il améliore ton statut social ?
Pas le moins du monde.
Est-ce qu’il provoque la considération de tes voisins ?
Encore moins ; ils te prennent pour un fou dangereux.
Alors vous voyez ?
Bonnes raisons : zéro.
Des queues de prunes, c’est ce que je disais.
Conclusion : les alpinistes sont des cons.
Conclusion bis : Urbain a fait preuve d’une grande sagesse en lâchant cette connerie pour des activités plus… comment dire ?.. moins évanescentes.
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Pour en finir, Urbain a embarqué tout le matériel, et même un peu plus parce qu’il a un peu la trouille (je le vois dans son oeil) de finir en surgelé au fond du glacier.
- Bon, ben les gars, vous chargez vos petits sacs et en avant. Y’a un petit endroit sympa vers le col, à droite, au pied d’une arête. Avec de l’eau courante qui dégouline des rochers de Roche Faurio ; on peut même prendre une douche. Mais le Jef sait où c’est…
Jef, c’est mon copain. Instituteur « dans le civil » (on n’avait pas encore inventé les professeurs des écoles), mais instit. de la vieille école, qui menait sa classe à coups de pied dans le cul et faisait rentrer l’orthographe et le calcul dans les caboches à coups de règle sur les doigt. Personne ne s’en plaignait (sauf l’Education Nationale : « méthodes peu orthodoxes ») vu que les chères têtes blondes débarquaient en sixième en sachant lire, écrire et compter.
- Ah pasque tu ne viens pas avec nous ?
- Non, j’ai des choses à faire dans mon chalet. Je vous rejoindrai plus tard.
Tu parles si j’ai des choses à faire… encore un gros mensonge… en fait, mon truc, c’est de les laisser partir avec leurs gros sacs et tout le matos et de les rejoindre le plus tard possible avec un petit sac. Un petit tour pour vérifier que tout va bien et hop !.. je retourne dormir au refuge.
Pasque moi, les bivouacs, merci bien…
En ce qui me concerne, le bivouac se résume à un système d’équations :
Bivouac confortable = gros sac énorme.
Petit sac léger = bivouac glacial.
Insoluble.
Et même avec un bon gros duvet… si on veut faire dans le poétique et admirer la voûte céleste où brille la faucille d’or dans le champ des étoiles et la lune comme un point sur un i (c’est pas de moi), eh bin, faut sortir le bout du nez… et alors on a froid au bout du nez… et non seulement on a froid, mais avec la respiration, on a aussi humide… comme les chiens, quoi, on a la truffe froide et humide.
Alors on rentre le bout du nez dans le duvet, et alors on a chaud… mais toujours humide… alors on ressort le bout du nez etc…
Bref, le bivouac, ça va bien… bon… disons cinq minutes, quoi… cinq minutes…
Allez… mettons sept…
Mettons…
A la rigueur…
mais au-delà de sept minutes, c’est vite insupportable. Le bivouac, je le laisse aux hypocrites qui écrivent dans les livres de montagne et qui trouvent la chose poétique… peut-être qu’ils sont bâtis à chaux et à sable, mais moi, pauvre homme normal qui suis fait de chair et d’os… D’un autre côté, il est vrai que le bivouac, c’est vendeur….
Bon, me direz-vous, c’est bien joli tout ça, mais quel rapport avec la tarte à la framboise ? tu nous as déjà raconté cinq pages de trucs divers et toujours pas de tarte à la framboise à l’horizon poudroyeux.
Patience, patience, sœur Anne, j’y viens…
C’que vous êtes impatients, alors… vous êtes bien des jeunes de maintenant… voulez tout, tout de suite… savez pas déguster…
[%sig%]