Posté en tant qu’invité par Francois:
Afin de vous éviter de longues et laborieuse recherches, je vous mets le lien sur le début de la suite:
Tu veux une tarte?
suite…
La vaste foire du Pré de Madame Carle bourdonne comme une ruche : des voitures à pétrole (vroooum-vroooum), des camping-cars (interdits mais tout le monde s’en fout), des vélos (pouf-pouf), des joggers (râââh), des alpinistes (hep ! les bières, c’est pour nous ! elles sont fraîches, au moins ?). Tout ce petit monde pétarade, halète, souffle, siffle…
Le chemin poussiéreux serpente jusqu’au glacier, qu’on devine tout là-haut et qui se réduit d’année en année comme peau de chagrin. Le chemin du glacier Blanc est un lieu mythique (encore un…). On y trouve de tout.
Et d’abord des bataillons de bataves ruisselants et cuits à point, rouges comme des homards en colère ; puis des petites dames en talons, qui se demandent ce qu’elles fichent ici ; des familles, Monsieur, Madame et les deux gamins (« Kévin, cesse d’embêter ta sœur !.. tu veux une claque ? »). Ils iront à grand’ peine jusqu’à Glacier-Blanc-Plage pour pique-niquer et prendre des coups de soleil.
Respect.
Des alpinistes qui montent, d’autres qui descendent, ceux qui sortent tôt croisent ceux qui arrivent en retard (comme les fonctionnaires) et faut pas croire que ça s’arrête à la nuit… de l’arrivée des obscures clartés qui tombent des étoiles (c’est pas de moi) jusqu’aux aurores aux doigts de rose (c’est pas de moi non plus…), le clignotement des frontales marque le chemin.
Mais je m’aperçois que j’ai oublié une espèce particulièrement courante de la faune locale. Espèce répondant au doux nom vernaculaire de Fifille.
Fifille, quatorze/quinze ans, assez jolie ma foi, Fifille traînasse loin derrière le reste de la tribu. Outre ses basquettes, Fifille traîne un air excédé et une tronche longue comme un jour sans pain. Britney, sa meilleure copine, son indéfectible amie, qu’elle connaît depuis trois jours, Britney est restée au camping. Fifille s’ennuie, s’emmerde, ne remarque même pas le paysage exceptionnel dans lequel elle se trouve. Son regard ne s’anime que lorsqu’elle tripote son portable. Malheureusement (ou heureusement, suivant les points de vue) « ça » ne passe pas. Il y aurait encore beaucoup à dire sur Fifille, son portable, ses conversations du plus haut intérêt avec Britney, son indéfectible amie, mais bon… peut-être que j’y reviendrai.
Il y a aussi la marmotte qui monte la garde à l’octroi : elle attend son péage.
Bref, le chemin du glacier Blanc, faut en bouffer la poussière au moins une fois dans sa vie.
Le Jef chausse ses lunettes noires. Faut voir le Jef chausser ses lunettes noires… c’est un cérémonial… ça lui donne une gueule de con, on dirait un pro. D’ailleurs, je lui ai déjà fait la remarque, mais il s’en fout, il se plaît comme ça.
- Allez, les gars, bonne montée !
Et alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ajoute sans réfléchir :
« Ce soir, je vous monterai une tarte à la framboise. »
Trop tard ! Impossible de rattraper !
Ce qui est dit est dit…cochon qui s’en dédit.
Me voici condamné à monter une tarte à la framboise au fin fond du glacier Blanc. Tu parles d’une aventure ! j’ai perdu là une bonne occasion de fermer mon clapet.
D’autre part, l’expérience peut être originale, peu commune… sans compter que, d’un strict point de vue politique, elle contribuera certainement à renforcer mon aura et améliorer mon score dans les sondages (« Tu te rends compte ! Il nous a monté une tarte à la framboise au bivouac ! »).
Et peut-être que dans 40 ans, ils en parleront encore…
- E-e-ehhh, les p’tits gars ! de mon temps, la montagne, c’était quelque chose !
- Raconte-nous la montagne, papy !
- Ben on allait bivouaquer au bout du glacier Blanc…
Les gamins en sont tout éberlués. - C’est quoi, un glacier, papy ?
Et papy Urbain, trémolos dans la voie et nostalgie dans le regard : - Ah ben… les glaciers… vous pouvez pas connaître, ça n’existe plus… c’était un truc de mon temps… et alors les chefs, en ce temps-là [note de l’auteur : « les chefs », c’est moi] y montaient des tartes à la framboise aux bivouacs…
Comme quoi le temps enjolive les souvenirs, à moins qu’il ne perturbe la mémoire, car je vais monter « une » tarte à la framboise à « un » bivouac… et j’ai bien l’intention de ne pas récidiver.
Les gamins regardent la tête blanche et chenue de papy Urbain qui s’incline, puis s’endort sur ses souvenirs.
« Qu’est-ce qu’il a ? tu crois qu’il es mort ? » demande le petit dernier, prêt à pleurer. L’enfant prend la vieille main tavelée dans ses petites mains à lui et, après un instant d’hésitation, caresse le visage ridé.
- Papy !
Ils restent un moment à contempler le vieillard sommeillant, en attente de je ne sais quoi, puis ils vont jouer au foute avec les copains.
Mais n’anticipons pas. Pour le moment, Urbain, Etienne et leurs copains ont dix huit ans et envie d’en découdre.
Personnellement, l’envie d’en découdre commence à me peser.
Mon problème est d’essayer de fixer cette foutue tarte sur le sac. C’était la dernière et si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, j’aurais été tranquille : « Désolé, Monsieur, tarte framboise, y’a plus. »
Et hop !
Problème résolu…
Voilà, voilà…
Ben là, j’ai du mal à continuer. Je sèche, quoi…
En général, quand je sèche, je fais une digression.
Je sais, je sais… ça en agace certains, mais je m’en fous… j’aime bien mes digressions et puis ça m’aide à trouver « l’inspiration ». Sans inspiration, sans oxygène, non seulement je ne peux pas faire le Mont Blanc, ni même l’Everest, mais j’étouffe, je ne peux pas écrire… mais peut-on qualifier d’ « écriture » le fait de taper bêtement sur des touches (avec deux doigts, en plus)?
Par exemple, les pommes-vapeur (en termes moins savants, on dit « les patates à l’eau »). J’adore…
Et puis, diététiquement parlant, c’est bon pour la santé… plein de féculent, de sucres lents, quoi (du latin fécu : le sucre. C’est pour ça que, quand on manque de sucre, on parle de « trou de la fécu ». On peut dire auffi « hypoglycémie », mais c’est du grec.)
Juftement, les pommes-vapeur (patates à l’eau) figuraient au menu de ce soir. Je vais vous effpliquer :
Pour faire des patates à l’eau, il faut des patates, de l’eau et une cocotte-minute qui, entre nous, est une invention abfolument géniale. C’est assez simple.
On ferme le couvercle, on laiffe tourner dix minutes and ze tour is jouède. Plein de vitamines, pas de matières graffes, parfait, quoi.
On met tout ça dans l’affiette, on écrase à la fourchette, un peu de sel, un bon paquet de beurre, et voilà.
Bon. Fin de la digression.
La tarte regimbe, renâcle, se rebiffe, refuse absolument de se laisser fixer sous le rabat du sac.
Que faire ?
J’ai bien une petite idée…
Mais non… vraiment… tout de même… je ne peux pas faire ça… il faut trouver autre chose…
Que diable, mais que diable suis-je allé faire dans cette galère ?
Le défilé des galoches soulève la poussière du chemin qui se dépose en fine couche sur la boîte. Et dire que je dois transporter cette sacrée boîte jusqu’au col des Ecrins ! Grand Saint Joseph !
Cette boîte posée à côté de moi, que je lorgne d’un œil torve… et je sens monter le flot de la haine… Finissons-en.
Un pâtissier qui connaît son boulot ficelle la boîte d’un côté, de l’autre, croise puis fait un nœud spécial très mystérieux et termine par deux jolies boucles. Les extrémités libres sont grattées avec une lame de couteau pour faire des tortillons.
C’est très élégant.
Je me suis toujours demandé pourquoi ça fait des tortillons quand on gratte avec une lame de couteau… ça m’épate… malgré l’âge et l’habitude, j’en reste toujours comme deux ronds de flan… bouche bée… pétrifié d’admiration devant ce miracle. La ficelle est toute raide… on passe le couteau… hop !.. tortillons. Vraiment, j’en suis ahuri. C’est de la magie.
Au détour du chemin, je bute dans mon camarade Géricault, qui descend, musard et le nez au vent.
« Salut ! »
- Tiens ! salut !
Géricault voit la boîte, que je tiens l’index passé dans les boucles de la ficelle. Il semble étonné puis ricane bêtement (l’abruti…). - Alors ! t’es passé à la pâtisserie en sortant de la messe ?
(le crétin…)
Réflexion faite à haute et intelligible voix afin que tout le monde en profite. C’est au-dessus des lacets, au niveau du petit banc de pierre, avant de redescendre. L’endroit est bien occupé ; un charmant vieux couple, un type qui mitraille tout et n’importe quoi sans même regarder ; un autre type qui roule des mécaniques (moi, j’ai fait ci… moi, j’ai fait ça) devant une brochette de donzelles piaillantes en basquettes… - Et tu vas où, comme ça ?
L’envie me passe par la tête de lui balancer la tarte sur la gueule, à ce crétin.
Qu’est-ce que je réponds ?
Il m’énerve, l’animal, je vais le moucher… « On a décidé de manger une tarte au sommet de la Barre… tu vois, j’y monte… »
Géricault en reste médusé… je lui ai coupé le sifflet.
Teddy, Bryiane… encore des prénoms à la noix… pffff… tu parles…
Teddy, Bryiane…j’te demande un peu… peuvent pas s’appeler Michel, ou Etienne, ou Alban, comme tout le monde, ces deux-là ?
Ou François… pourquoi pas François ? c’est joli, François…
Les parents ont encore pêché ces prénoms à la con dans des films américains débiles, explosions, poursuites en bagnoles, cadavres à la pelle, déluge d’hémoglobine… quoique… reconnaissons que leurs cadavres sont très présentables (dans les films), brossés, peignés, lustrés, rasés de près, cravatés, chemises repassées, costar impec, dents blanches, haleines fraîches, emballés sous azote. S’il y a un cadavre cra-cra, c’est sûrement un cadavre pas américain.
D’ailleurs, yaka voir la tronche des parents…
Bon, et au lieu de m’emmerder, ces deux p’tits cons feraient mieux d’aller jouer à qui-pisse-le-plus-loin, par exemple, ou bien qui-c’est-qu’a-la-plus-longue… p’tits cons…
- Teddy, Brian ! n’embêtez pas le Meussieu !
Les géniteurs rappellent à l’ordre leurs rejetons. Sans conviction.
Apparemment, ils s’en foutent et c’est vraisemblablement les deux terreurs qui font la loi dans la baraque. - M’ssieu, M’ssieu, qu’est-ce que t’as dans ton carton ?.. un gâteau ?.. tu nous montres ? un gâteau à quoi ?.. fais voir !..
Je n’ai qu’une main libre, mais comme elle me démange cette main… ah ! si c’était les miens…
Et c’est comme ça depuis Cézanne.
Les premiers… les premiers, je leur expliquais courtoisement, gentiment, urbainement (avec urbanité) les tenants et les aboutissants, le pourquoi et le comment de ce carton à gâteaux qui se balance au bout de mes doigts. Et ils me répondaient : « Ah ! c’est bien, ça… quel courage ! » et j’étais tout fier comme Artalban.
C’était les premiers.
Puis au fil du chemin, les questions n’ont pas changé : « Oooh !.. c’est un gâteau ?.. Et où est-ce que vous allez avec ça ? ».
Les questions n’ont pas changé, mais les réponses sont plus brèves, plus laconiques, puis franchement désagréables, voire hargneuses :
« Un gâteau ?.. Non, c’est un poulet… ça ne se voit pas ? »
A la fin, je ne répondais même plus, je les regardais d’un air mauvais. Cette tarte, je la hais… je la hais…
Essayez de vous promener sur le chemin du glacier Blanc avec une tarte, et au cinquantième « Oooh ! c’est un gâteaux et gnagnagna… » vous me direz si vous n’avez pas envie de mordre.
- François !
Sur le seuil du refuge, Ixe agite le bras. Ixe est un vieux camarade avec qui j’ai fait de nombreuses courses. Sa compétence alpine est inversement proportionnelle à un aspect déguenillé qu’il entretient savamment. Un vrai clodo. Quand on le voit, on a envie de lui glisser la pièce. Il entre d’ailleurs là-dedans un certain snobisme, car « dans le civil », il est très costar-cravatte.
Nonobstant un prénom qui peut paraître bizarre, Ixe est un français pure souche : son père est basque (comme son béret) et sa mère est corse. - Allez, viens boire un coup…
On s’installe à une table. Par la fenêtre, le Pelvoux, tout poudré de la dernière chute.
« Ho ! Mariooo !.. fais péter une roteuse ! »
Mario est l’aide-gardien du Glacier Blanc. Il est préférable de s’adresser à Mario plutôt qu’au gardien en titre, le père Alphand, qui a du discernement dans l’amabilité et dont l’humeur est trop dépendante du tiroir-caisse.
- Ma qué !?..
Mario est italien. Il ne possède pas encore toutes les subtilités de la langue française. Je me charge de la traduction : - Apporte lui une bière !
Pas de bière pour moi. La bière, un, ça me fait roter et deux, ça me tape sur la tête. Or, au-dessus de celle-ci (ma tête) on peut lire, gravé dans le bois:
« Que vos cinq sens soient purs et que le temps soit beau sur l’honorable montagne »
Je ne me permettrais pas de roter sous une citation de Lao Tseu… (à moins que ce soit de Confucius ?). Ce serait une faute de goût.
J’ai posé le carton sur la table. Ixe regarde sans poser de question. Malgré son look ravageur, il fait preuve d’un tact et d’une délicatesse insoupçonnables au premier abord, et dont beaucoup pourraient prendre de la graine.
« Passe-moi l’Opinel »
Ixe me tend l’Opinel (n°8) affûté comme un rasoir.
D’un coup sec, je tranche la ficelle, tchac ! j’ouvre le carton et j’éventre sans pitié la tarte aux framboises.
Je me sens mieux, plus léger…
« Sers toi… »
Ixe prend une moitié, je prends l’autre, et en dix minutes, le forfait est consommé, la tarte a disparu. Elle n’est plus qu’un souvenir.
J’explique la situation.
« Ah ben oui, compatit-il, tu devras fournir des explications… va falloir trouver quelque chose… »
Le petit couloir, derrière le refuge, est encore enneigé. On l’emprunte à ski l’hiver et au printemps. En début de saison, il permet d’éviter les rochers moutonnés au-dessus du refuge. Mais quand la neige disparaît, apparaît la caillasse sympathique de l’Oisans. Alors, on passe par les rochers moutonnés.
J’emprunte le petit couloir, puis la moraine, puis le glacier. Les derniers rayons du soleil rosissent le sommet de la Barre. Dans une heure, il fera nuit. Par moment, je dérape un peu dans la trace, profonde, qui commence à geler. Là-haut, sur le rognon, brillent les petites lumières, aux fenêtres du refuge.
A nouveau la fenêtre,
Où l’on veille à nouveau.
On boit du vin peut-être,
Peut-être on ne dit mot.
Où deux mains sans raison
Restent inséparables.
Ami, chaque maison
A fenêtre semblable.
Prie, l’ami, prie donc pour la maison sans sommeil, la fenêtre-veilleuse !
Je pourrais rejoindre directement le refuge… après tout, mes ouailles, au col des Ecrins, n’en mourront pas si je ne passe pas… mais j’ai dit que je passerais…
Un petit raidillon, un bout de plat et m’y voilà. Ils sont entrain de manger. Sauf le Jef, qui est jusqu’aux yeux dans son duvet.
« Ca va ? »
Le Jef sort un peu la tête, mais pas trop : « Ben tu vois… ils mangent » et il ajoute, désabusé,
« Tu serais passé une heure plus tôt, c’était pareil… tu crois qu’ils finiront un jour ? »
Assis sur les sacs, complètement insensibles au froid, les gaillards s’occupent, Opinel en main, de régler son affaire à un pot de rillettes. Le massacre est déjà bien avancé.
- Bouddchbl… tre… ttart ?
- Hein ? Traduction ? On ne cause pas la bouche pleine…
- La tarte ?
Etienne ne s’embarrasse pas de fioriture. Directement au but.
La tarte, merde…, je l’ai complètement oubliée !
Pris par le charme d’une marche vespérale et solitaire sur le glacier Blanc (c’est si rare…), j’ai oublié de chercher une raison valable pour l’absence de tarte, un mot d’excuse, quoi, un certificat médical, en quelque sorte…
Que dire… que dire ?
« Ben… euh… voilà… j’ai été attaqué par un brigand supérieur en nombre. Et malgré une défense acharnée, j’ai du capituler devant la force. On m’a dépouillé… »
Et alors ? me direz-vous.
Alors ?..
…
Ben alors, ils ne m’ont pas cru…
[%sig%]