Ça aurait dû être une nuit en montagne comme j’en ai passé des centaines, à contempler les étoiles et profiter de la quiétude pyrénéenne. Mais à la place, j’établissais des stratégies de survie, perché sur une crête à 2600 mètres d’altitude, avec le vide d’un côté et des chiens enragés de l’autre. Ce récit va être plus long que d’habitude, mais il faut parler ce qui s’est passé cette nuit là.
Le vendredi 18 juillet 2025, vers midi, je remonte un vallon sauvage à cheval entre Hautes-Pyrénées et Pyrénées-Atlantiques. Mon objectif du soir est le pic de Louesque, d’où je surplomberai la mer de nuages qui s’étend au nord, avec comme d’habitude certaines images en tête.
Après avoir traversé la hêtraie et gravi des pentes herbeuses via une minuscule sente, je débouche sur le plateau de Larue, au milieu du cirque du Litor. Un troupeau de moutons est en train de rejoindre la cabane du berger, et je m’arrête le temps de les laisser passer, histoire de ne pas brusquer les patous qui font leur boulot habituel. Un peu plus tard, je traverse le plateau en faisant un immense détour sous des aboiements nourris, mais j’ai relativement confiance dans les patous : si on ne fait pas n’importe quoi, tout se passe généralement assez bien. En revanche, je crains beaucoup plus certains chiens croisés, imposants et agressifs, qu’on voit de plus en plus sur les estives. Justement, en terminant mon contournement pour rejoindre le sentier loin du troupeau, trois d’entre eux surgissent de sous un rochers où ils dormaient et me chargent immédiatement. Je leur parle calmement et décide de changer d’itinéraire, quitte à me rallonger. Ils mettent longtemps à me lâcher, mais finissent par repartir.
Après une longue montée souvent hors sentier, j’atteins le pic de Louesque. Comme prévu, la vue est grandiose sur la mer de nuages et les cimes environnantes du haut des 2554 mètres du sommet. La configuration de cette vallée est particulière, et importante à comprendre pour la suite : le cirque du Litor est une sorte de nasse aux flancs très raides, terminée au sud par la crête qui relie le pic de Louesque au Grand Gabizos. De l’autre côté de cette crête, un à-pic de plusieurs centaines de mètres plonge dans une autre vallée. Cette configuration protège naturellement les bêtes, mais ne laisse du coup que peu d’options pour en sortir.
Après réflexion, je décide de planter la tente sur un minuscule replat situé 50 mètres en-dessous du sommet. Je remonte ensuite pour photographier le soleil qui décline sur la mer de nuages. Les conditions sont superbes. Et puis le crépuscule commence…
Du fond de la vallée, je vois remonter le troupeau. Ils effectuent près de 600 mètres de dénivelé pour venir se répartir sur les replats en-dessous du sommet et encerclent littéralement ma tente. Avec eux, un premier patou arrive et me charge sur la crête. Je garde mon calme, il voit que je ne suis pas un danger et finit par me laisser. Malheureusement, d’autres chiens émergent de l’autre côté de la vallée et m’aperçoivent : immédiatement, ils plongent tête la première dans la pente en hurlant à pleins poumons. Je sais que dans 5 minutes ils seront sur moi. Je quitte mon promontoire pour rejoindre le sommet, plus isolé, et attends. Je commence à comprendre que je ne pourrai pas revenir à la tente.
Quelques instants plus tard, les chiens arrivent : en plus des patous, il y a plusieurs énormes bergers d’Anatolie, et surtout ces fameux croisements non identifiés. Ils sont au moins six ou sept. Autant les patous manifestent une agressivité « habituelle », autant les autres chiens semblent totalement enragés, hors de tout contrôle. Mon premier réflexe est de m’identifier, car dans l’obscurité leur vigilance est décuplée : je leur parle, je m’éclaire à la frontale, je baisse la tête et détourne le regard pour leur signifier que je ne cherche pas l’affrontement. Rien n’y fait. Je me réfugie au bord du vide entre des arêtes de schiste qui me cachent de leur vue, et attend. Aucune évolution. Il ne s’agit pas là des simples aboiements de chiens de troupeaux tels que j’en ai connu des centaines en montagne. Les comportements de ces chiens sont inhabituels et très préoccupants : ils semblent tenter de m’atteindre, s’agitent de toute part, hurlent, grognent à en baver, montrent les dents comme s’ils n’attendaient que de pouvoir se jeter sur moi. Même dans les coins à ours du Couserans je n’ai jamais vu une telle agressivité – et nous sommes pourtant ici dans un secteur où le prédateur est rare. Je m’isole le plus possible sur le sommet, à un endroit difficile d’accès pour eux.
Vers 23 h, des lueurs illuminent soudain l’ouest : les orages se sont formés au-dessus de la mer de nuages et remontent vers le nord. Un spectacle fantastique commence et je fais ce que j’ai à faire par pur réflexe. J’installe mon matériel et commence à photographier. Après tout, c’est littéralement mon travail que je suis venu faire ici ce soir.
En parallèle, la situation ne s’améliore pas. Au moindre craquement, les hurlements se déchaînent en-dessous de moi. Toutes mes affaires sont dans la tente, je n’ai que sur moi mon matériel photo et les vêtements que je porte. Pas d’eau, pas de matelas, pas de duvet. Heureusement, j’ai eu la présence d’esprit de prendre ma frontale, mon téléphone et mon GPS qui permet également de communiquer. Je commence à faire face à l’idée de devoir passer la nuit dehors. Il est prévu qu’il fasse 5°c, et un vent de 70 à 80 km/h souffle fort sur les crêtes. Rien d’extrême, mais de quoi risquer l’hypothermie facilement. Si en haut je suis équipé d’un bon coupe vent, je n’ai qu’un pantalon léger en bas.
Je réfléchis, la peur au ventre tant les chiens ne me laissent aucun répit. Pour la toute première fois, je me sens réellement en danger de mort en montagne. Le froid commence à se faire ressentir. Vers 1 h du matin, après avoir hésité, je décide de contacter le PGHM pour leur demander conseil, en profitant d’un réseau aléatoire. Le gendarme au bout du fil réalise tout de suite la gravité de la situation, et me confirme que je ne dois sous aucun prétexte rejoindre ma tente. On étudie les différentes options, elles ne sont pas nombreuses. Si les secours viennent à pied, ils seront attaqués eux aussi. Un hélicoptère pourrait décoller pour venir effaroucher les moutons et faire partir les chiens, mais le brouillard complique les choses, et je n’aime pas trop l’idée de mobiliser de tels moyens pour ça, d’autant plus en pleine nuit. Ils tentent alors de contacter le berger.
Le réseau lâche, puis finit par revenir. On parvient à discuter par SMS. Vers 2 h 45, ils arrivent enfin à contacter le berger. Celui-ci n’est pas dans sa cabane, mais chez lui, dans la vallée. Il n’est apparemment que rarement sur son estive, et ne viendra pas. Les chiens sont censés redescendre au matin, comme je l’imaginais, quand les moutons partiront. Le gendarme me demande si je suis en danger immédiat. Je lui répond que j’imagine que non car les chiens n’ont pas encore réussi à m’atteindre dans le noir. Nous en arrivons alors à la même conclusion : je vais devoir tenir bon, et passer la nuit dehors sans équipement. Je les recontacterai à l’aube pour les tenir au courant de l’évolution de la situation.
Pendant ce temps, les orages se succèdent au loin, tous plus spectaculaires les uns que les autres. Mais vers 3 h, l’un des aboiements semble se déplacer… Je réalise avec horreur qu’un chien a réussi à se hisser sur la crête, et se rapproche peu à peu de moi. Avec le vide de part et d’autre, je n’ai pas d’autre choix que de fuir au plus vite. Un quartier de lune s’est levé et offre une timide lumière : frontale éteinte, je remonte l’arête en tentant de faire le moins de bruit possible, le vent aidant à masquer mes pas. Je sais que ces chiens ont une mauvaise vue, alors je profite de mon avantage et parviens à m’éloigner du sommet en me dirigeant vers la crête du Gabizos, que je commence à gravir dans le noir. Je n’ai jamais grimpé avec autant d’attention, testant soigneusement chaque prise sur ce schiste délité. Enfin, j’atteins une corniche suspendue à l’opposé du vent, à un endroit où je serai à la fois protégé des rafales et suffisamment inaccessible pour les chiens – du moins je l’espère. J’agence un petit muret de pierres du côté du vide pour m’éviter de rouler si je venais à m’endormir, et pour couper le vent qui tourne. Je m’allonge dans les cailloux, et entame cette nouvelle partie du calvaire. Je tente de ne plus faire le moindre bruit. Par moments, les chiens se calment, puis reprennent avant de s’endormir quelques minutes.
Depuis plusieurs heures déjà, je tremble sans me contrôler. Je sais que c’est « bon signe », et que je devrais m’inquiéter quand la sensation de froid disparaîtra. C’est ce qui finit par se passer : je suis tiré de ma torpeur par une étrange plénitude, que je reconnais immédiatement. Je me relève, et commence à faire des exercices pour réchauffer mon corps. Puis je me recouche, tente de somnoler un peu, et répète ce cycle une demi-douzaine de fois pour éviter l’hypothermie. La nuit passe plus lentement que jamais, et je compte les heures jusqu’au lever du soleil. Plus que trois heures, deux heures, une heure… Le temps semble se dilater. Enfin, alors que la nuit s’achève, je réalise que j’ai eu de la chance : si jamais il avait plu, l’hypothermie aurait été inévitable, et il aurait absolument fallu tenter de rejoindre la tente… La lumière revient lentement, et avec elle la mer de nuages remonte jusqu’à engloutir la crête. Je décide de redescendre pour m’éviter une course d’arête à l’aveugle dans le brouillard, et me cache derrière le fil, à flanc de paroi.
Avec le retour du jour, la chose que j’espérais plus que tout se produit : les moutons s’éveillent et commencent à redescendre. Une demi-heure plus tard, j’estime que les chiens sont suffisamment loin. J’envoie un message au PGHM pour leur dire que je vais pouvoir rejoindre le bivouac, me reposer un peu et repartir sans tarder.
Mon esprit reste en alerte après dix heures de terreur. Je somnole jusqu’à 9 h et lève le camp sans attendre. Je sais par où le troupeau est parti, et espère bien l’éviter. Il me faudra un peu moins de deux heures pour redescendre les 1200 mètres de dénivelé, essentiellement hors sentier pour la première partie, en cheminant sur du mauvais terrain et en tendant l’oreille pour esquiver les moutons. Au passage de la cabane, aucun troupeau en vue. Je repère deux chiens aux jumelles et effectue un détour gigantesque, mais leur ouïe est infaillible et je me fais charger de nouveau. Après cinq minutes d’incertitude, je parviens à m’en défaire en repartant dans les pentes détrempées qui s’éloignent du cirque. Je suis enfin tiré d’affaire.
L’après-midi suivante, une fois rentré chez moi, le PGHM me rappelle pour prendre de mes nouvelles et m’expliquer ce qu’ils ont appris. Des dizaines d’attaques ont déjà eu lieu dans cette estive : le berger laisse 10 ou 12 chiens livrés à eux-mêmes en ne montant que rarement les voir. Le maire de la commune est désespéré de cette situation qu’il essaie de résoudre depuis un moment. Les gendarmes sont passablement agacés par ce genre de bergers, car les interventions pour des attaques sont de plus en plus fréquentes dans la chaîne. J’ai eu de la chance de réussir à garder mon calme, car je suis pyrénéen et que la montagne fait partie de mon travail. Mais le gendarme est clair au téléphone : une autre personne qui aurait paniqué, qui aurait crié sur les chiens ou n’importe quoi d’autre, aurait déclenché une attaque. Et ça se serait soldé par un drame.
J’en profite d’ailleurs pour encore remercier vivement le PGHM pour sa réactivité. C’était une situation inextricable, mais je pense qu’on ne pouvait rien faire de plus que ça, et ils m’ont clairement aidé à tenir bon.
Sur les réseaux j’ai ensuite reçu un nombre impressionnant de témoignages de gens eux aussi attaqués à cet endroit (parfois mordus), s’étant souvent retrouvés dans des situations très dangereuses pour échapper aux chiens. Un local m’a même dit que le berger avait du mal à approcher ses propres chiens…
Personnellement je n’en veux pas directement aux chiens, ils font leur boulot. Je regrette juste qu’en dehors des patous, ces nouveaux croisements et les bergers d’Anatolie soient incapables de faire la différence entre un humain et un ours, de jour comme de nuit ; et manifestent une agressivité telle qu’on croirait qu’ils ont la rage. Je regrette surtout que ce genre d’estive entache une profession pour laquelle j’ai énormément de respect. Des chiens en si grand nombre pour un troupeau pourtant modeste, s’ils sont livrés à eux-mêmes, redeviennent des animaux dangereux animés par un effet de meute. Dans la montagne de Larue, la tradition est de mettre aux enchères la location des estives chaque année : je pense que cette vallée mérite un meilleur locataire. Ces problèmes sont en tout cas de plus en plus fréquents, et vont devoir être abordés.
Un mot sur les médias régionaux : j’ai vite appris qu’ils s’étaient emparés de l’affaire. Ils n’ont pas fait l’effort de me poser la moindre question (en dehors d’une radio béarnaise) et ont donc décidé d’extrapoler en se recopiant les uns les autres. Si certains sont restés prudents sur ce qu’ils avançaient, d’autres ont décidé de broder n’importe quoi. Il paraît donc, entre autres, que je suis un « quarantenaire » (j’ai 32 ans, laissez moi en profiter encore un peu) et que le berger est venu récupérer ses chiens à l’aube (le PGHM doit rire jaune). À la place on aurait pu en profiter pour ouvrir une discussion, et ne pas exacerber les tensions qui règnent déjà sur les réseaux.
Enfin, quelques précisions pour ceux qui lisent ceci sans me connaître. Je vis dans les Hautes-Pyrénées et je suis photographe de montagne de profession. Concernant les chiens de protection : outre mon habitude du terrain ici, j’ai vécu plusieurs mois dans le Grand Nord canadien pour garder une ferme et m’occuper de 8 chiens destinés à éloigner les ours et les loups dans un territoire (le Yukon) qui compte environ 7000 grizzlys, 10.000 ours noirs et 5000 loups. Autant dire que je ne me suis jamais senti en danger pour notre centaine d’ours bruns sur 450 kilomètres de chaîne. Mais surtout, je connais et comprends le fonctionnement de ce type de chiens, les effets de meute, les comportements à adopter…
Je ne suis donc pas « un touriste parisien qui a fait n’importe quoi » (je cite). Je suis juste un montagnard qui vit et travaille dans les Pyrénées et qui a eu la poisse.
Voilà la réalité telle qu’elle a eu lieu. A priori les choses n’en resteront pas là, les gendarmes et le maire sont sur le coup. Si vous avez été attaqués dans ce secteur, votre témoignage peut être utile. J’en ai déjà entendu une bonne quinzaine depuis mon retour. N’attendons pas le drame pour agir, car si rien n’est fait il y en aura un tôt ou tard. D’ici là, je ne peux que vous conseiller d’éviter le cirque du Litor entre juin et octobre… Voir moins