Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:
Un merci particulier à JC pour l’hommage qu’il a rendu à un simple guide de haute montagne, et petit (h)auteur de livres rigolos, à l’occasion de son jubilé.
(Un peu long, le récit, mais, vous me pardonnerez, c’est pour une occasion unique, promis, juré, croix de bois, croix de fer, je ne le ferai plus, je crache.)
Pour JC
Massif des Diablerets, point culminant 3210 m, Alpes vaudoises, Suisse
Chacun a encore en mémoire les détails de l’équipée tragi-comique de quatre alpinistes répondant aux sobriquets de Frère Tuck, Le Dahu, Barbouille, et Guillaume Tell dit GT (2002, ‘Une étoile dans la montagne’).
Largués par la vie, Frère Tuck, un ancien séminariste déçu de la religion, devenu enseignant et capitaine grenadier, aiguillé par sa hiérarchie sur une voie sans issue ; Le Dahu, un professionnel de l’altitude rendu invalide par une grave chute en montagne ; Barbouille, un expert en arts martiaux, peintre non figuratif et chômeur à perte de vue ; ainsi que GT, un braconnier multi-récidiviste et cafetier restaurateur sans emploi, avaient décidé de reformer la cordée de leurs vingt ans, et de repartir à la quête de leur sérénité perdue, en suivant la crête des montagnes, avec pour guide une étoile.
Ils s’attendaient à devoir braver les nombreux dangers de l’Alpe. Très vite, ils avaient constaté que des périls bien plus grands encore les menaçaient. Un mystérieux agresseur multipliait les actes hostiles à leur égard.
Ces héros des temps modernes avaient, au terme d’une guerre de harcèlement, zigouillé leur inquiétant adversaire, non sans avoir eux-mêmes morflé quelques beignes au passage.
Finalement, et malheureusement, truffé de plomb par le redoutable GT, l’ambigu opposant qu’ils avaient surnommé l’Ombre, leur avait servi de repas après avoir été découpé en morceaux et rôti. Maigre consolation pour une victoire à la Pyrrhus.
En effet, les attaques portées par l’Ombre n’étaient que des épreuves destinées à vérifier les capacités des quatre alpinistes auxquels le puant, dont la silhouette rappelait celle d’un bouc géant se tenant sur ses seules pattes arrières, s’apprêtait à offrir des postes de travail à grandes responsabilités.
Etant dans l’ignorance de ce projet, GT, en fourrant de grenaille la boîte à ragoût du putride, avait commis l’irréparable.
« Bouffer son ex-futur employeur, on n’est pas près de retrouver du travail ! » avait encore lâché Le Dahu, juste avant la chute du rideau.
Pour bien comprendre ce qui précède, et ce qui suit, il est nécessaire de savoir qu’il y a fort longtemps, le massif des Diablerets fut frappé de malédiction. Il devint le point de rendez-vous des démons, et leur chef, Malin Diable (l’Ombre), choisit pour résidence un des sommets de la chaîne montagneuse, nommé Tête d’Enfer. Il lui arrivait, pour se distraire, de jouer au palet sur le glacier de Tsanfleuron, au pied de la quille portant son nom, la Quille du Diable.
Nombreux sont les lecteurs avides de savoir ce qu’il advint de Frère Tuck, Le Dahu, Barbouille et GT, après que, au chalet d’alpage sis à mi-parcours entre la Tête aux Chamois et le Col du Pillon, ils eurent dessoudé, découpé, rôti, et en fin de compte boulotté Malin Diable.
Renouons le fil de l’histoire à son point de chute antérieur : « Bouffer son ex-futur employeur, on n’est pas près de retrouver du travail ! »
… A peine ont-ils achevé leur repas composé d’une épaule de Malin Diable, et de quelques belles tranches taillées dans la culotte, cuites à point, le tout arrosé des quatre bouteilles de Dôle et d’un fond de bouteille de Willamine ayant appartenu au défunt, que la porte d’entrée du chalet s’ouvre une nouvelle fois, poussée de l’extérieur.
Une vague d’air glacial envahit le local, précédant une créature à l’étrange apparence.
D’un point de vue physique, elle tient d’une chèvre angora et d’une cover-girl. Elle se tient en équilibre sur ses seules jambes postérieures, fortement arquées. Sur sa mamelle gauche, joliment arrondie et haut remontée, est tatoué un cœur percé d’une flèche. Tout à côté est marqué : ‘A Malin, pour le pire’. Ses yeux, outrageusement noircis au khôl, lancent des éclairs. Une de ses paluches griffues, prolongeant un bras velu, tient un volumineux baise-en-ville, alors que l’autre brandit une fourche à fumier. Alors qu’elle s’avance dans la salle au bruit de ses sabots heurtant le plancher, un mélange d’odeurs se répand.
« Patchouli et chiche-kébab ! » avance Barbouille, en ouvrant les narines pour mieux aspirer les effluves.
« Ça sent bon chez vous ! articule l’apparition, j’ai un petit creux, il ne vous reste pas quelque chose à grignoter ? »
« Pose tes fesses ici ma biche, lui lance GT, en désignant un siège libre d’un doigt épais comme une saucisse de Francfort. Je vais te servir, il y a du rab de rôti. »
« Quel est l’objet de votre visite… euh… chère… euh… Madame ? » demande, en s’adressant à l’étrange créature, Frère Tuck sur le ton courtois qui lui est habituel.
« J’ai certainement encore quelque part une bouteille de Dôle et une d’eau-de-vie de poires » marmonne Le Dahu, en farfouillant dans son sac à dos.
« Je me présente, articule l’arrivante d’une voix de fausset, Diablessa, co-propriétaire des ‘Entreprises Malin Diable & Diablessa. Cuisson éternelle à petit feu’. Je suis à la recherche du président directeur général de mon entreprise ».
« Goûte-moi ça, la grande ! » l’interrompt GT, en lui passant une assiette garnie de tranches de viande grillée.
« Vous disiez être à la recherche de Monsieur Malin Diable, votre P. D. G., renoue Frère Tuck, sur le ton d’une conversation courante (en tant qu’ancien séminariste, il est indiscutablement culturellement le mieux à même de dialoguer avec la démone), eh bien…, comment dire…, il a été victime d’un très regrettable accident, » achève-t-il, jésuitiquement.
« Tu es en train d’en bâfrer la dernière tranche, ma bichette ! » intervient GT, avec sa délicatesse de style habituelle.
« Je ne l’imaginais pas aussi goûteux, susurre Diablessa, en réprimant un rot, ni aussi tendre, » ajoute-t-elle en continuant à s’empiffrer.
Le Dahu, dont les investigations ont été couronnées de succès, fait sauter le bouchon d’une bouteille de Dôle : splap ! et remplit les verres.
Santé !
Glou, glou, slurp, burps !
« Revenons à nos moutons ! » lance la diablesse, en repoussant son assiette vide.
Elle se lève et traverse la pièce plongée dans la pénombre. La lueur des flammes qui dansotent dans la cheminée se reflète sur son pelage brun parsemé de mèches blondes. A chaque pas qu’elle fait, un nuage de cendres refroidies s’échappe de sa personne. Chacun de ses bois recourbés est coquettement orné d’une rosette d’étoffe. L’ange déchu ramasse l’attaché-case, l’ordinateur portable, et les papiers lâchés par feu Malin Diable à l’instant où il dégusta une double décharge de chevrotine dans le buffet. Alors qu’en se dandinant à la Shakira la tentatrice rejoint son siège, elle trébuche sur une corne de feu Malin Diable.
« Ça, c’est lui tout craché ! fustige-t-elle, toujours à laisser traîner ses affaires n’importe où. » D’un coup de sabot, elle shoote le débris à l’autre bout de la salle.
« Malin avait vu juste, reprend la princesse des ténèbres, après quelques années de rémission, vous avez retrouvé toute la méchanceté nécessaire pour évoluer de plein droit au niveau des élites, diriger une entreprise, faire de la politique, être membre du jury d’un concours littéraire ou d’attribution d’une subvention d’aide à la publication…»
« Ah ! émet Le Dahu, en exhibant une bouteille de Willamine, la voilà. » Il décachette précautionneusement le flacon et fait le plein des verres.
La maudite s’envoie le contenu de son godet en bas le gosier, chope la topette d’eau-de-vie de poires et tire une grande lampée directement au goulot.
« Hips ! continue-t-elle, ça donne soif la cuisine épicée. Je renouvelle la proposition qui vous avait été faite par mon P. D. G. Signez ces contrats (elle brandit une liasse de papelards) qui font de vous des cadres de haut niveau au sein de mon entreprise, et vos ennuis sont finis. »
« Bien entendu, chère Madame, vous payez aussi nos primes d’assurance maladie ? » interroge Frère Tuck, à qui on ne la fait pas.
« Cela va de soi, frérot, » répond la grande bique.
« Fais passer ton stylo Diadia ! » jette GT, en lorgnant la croupe rebondie du succube, qui pour avoir liquidé la bouteille de Willamine en trois gorgées est maintenant un peu pompette. « Hübscher Po, das Ding ! » ajoute encore à mi-voix le bilingue GT.
La mauvaise ouvre le vaste sac à main qu’elle n’avait pas lâché depuis son arrivée. Elle en sort un crayon à bille, un paquet de kleenex, une capote anglaise, des produits de maquillage, un miroir de poche, un nécessaire à sabots et une boîte de cirage pour dito, du vernis à cornes, une étrille, et une bouteille de ‘Vin des Enfers, Cuvée réservée, Belzébuth encaveur’.
Sa longue queue, roussie par endroits, balaye le sol lorsqu’elle proclame :
« Ça s’arrose ! »
Plopop ! Madame Diadia fait péter le bouchon de sa topette. Pfffrout ! elle souligne son effort en lâchant un vent de sapeur-pompier.
Les narines contractées par l’offense faite à leur sens olfactif, Frère Tuck, Le Dahu, Barbouille et GT paraphent les documents présentés par la polluante, avant de goûter le diabolique breuvage.
« Tchin-tchin ! » lancent en chœur Le Dahu, Barbouille et GT.
« A votre bonne santé, Madame la directrice ! » enchaîne Frère Tuck.
« Vérole sur le bas clergé ! » répond l’aimable bique.
Glouglou, glouglou, glouglou, glouglou, glouglou.
« M’est avis qu’on est en train de faire une belle connerie ! » souffle Barbouille, alors que sous l’effet de l’infernal rafraîchissement les yeux commencent à lui sortir de la tête.
« Cigare ? » propose GT à la satanique corruptrice. Il exhibe une grande boîte frappée d’une croix rouge, comme le sont parfois les trousses à pharmacie, et l’ouvre. D’une pogne large comme un couvercle de siège de toilettes, il brandit un gros havane en direction de la pin-up esprit du mal. L’anneau de papier doré qui entoure le cigare porte l’inscription : BC, President.
A cette vue, la fétide résidente de la géhenne se met à baver de convoitise, et à agiter son soubassement.
Craboum ! Un pet d’haltérophile en plein dernier effort échappe à Madame Diadia. L’émotion.
Craboum ! Pan ! Pan ! Boum ! surenchérit tambour battant le gros GT, en homme qui aime avoir le dernier mot.
Le jour suivant ces évènements, les nouveaux cadres à hautes responsabilités entrèrent en fonction.
Les postes à pourvoir furent répartis au mieux des compétences particulières de chacun.
Frère Tuck, le prêtre défroqué, enseignant révoqué, et officier grenadier ayant le grade de capitaine, fut chargé d’organiser le service de sécurité de l’entreprise. Il sélectionna les démons les plus robustes et les astreignit à un programme d’instruction intensif. Marches forcées, bivouacs, pistes de combat, exercices de nuit, défilés au pas de l’oie, inspections, s’enchaînaient interminablement, laissant les pauvres diables sur le flanc. L’entraînement avait lieu sur la crête et les flancs de la montagne. Lors des assauts, en guise de grenades d’exercice, les futurs gardes utilisaient des galets. Fréquemment, après avoir été lancés, ceux-ci dévalaient les pentes et mettaient en grand danger les alpinistes occupés à les gravir. Pour les grimpeurs, ce risque n’était pas nouveau. Du temps de Malin Diable déjà, de nombreux accidents avaient été provoqués par la chute des palets qu’il utilisait lorsqu’il jouait aux quilles sur le glacier bordant sa demeure. Lorsque Frère Tuck accordait quelques heures de repos à sa troupe, les vigiles épuisés tombaient immédiatement dans un profond sommeil.
Le Dahu, professionnel de la montagne ayant perdu toute sa clientèle pour raison d’invalidité, eut pour tâche de guider les damnés, de la Terre à l’Enfer. Par temps clair, il s’acquittait de sa mission à la satisfaction de tous. Par contre, lorsque le brouillard envahissait la montagne, Le Dahu, qui après quarante années de pratique du métier de guide se targuait de pourvoir atteindre le but sans jamais recourir aux services d’une boussole (l’instinct, disait-il), se paumait en route à chaque fois. La dissymétrie de ses jambes le conduisait à infléchir sa trajectoire de marche vers la droite, avec pour résultat, qu’à la tête de son cortège de condamnés aux peines de l’Enfer, il arrivait aux portes du Paradis.
« Dieu me pardonne, je me suis encore planté! » jurait-il alors.
« Par le Diable, se fâchait Monsieur Saint-Pierre, qui agitait son gros trousseau de clefs de façon menaçante, tu te trompes de crémerie ! » (Il convient de préciser, à la décharge du portier céleste, qu’à force de se prendre les pieds dans des piles d’auréoles ne servant plus à rien, faute d’élus, il était dans un état dépressif chronique.)
Barbouille, en aquarelliste qu’il était, prit en main le dicastère de la culture. Aux démons, il entreprit d’enseigner l’art de la peinture non figurative. Ses recherches l’avaient dans le passé amené à privilégier la couleur blanche. Il poussa ses élèves à poursuivre dans cette direction. Bientôt, sous la conduite du maître, les artistes des ténèbres ne peignirent plus que des formes blanches sur fond de papier blanc, ce qui avait pour avantage de les dégager de bien des contingences matérielles. Appliquer de la peinture était devenu superflu, seuls les mouvements du pinceau à sec étaient encore nécessaires. Enfin, l’esthétique pure triomphait, par le visible l’invisible s’exprimait.
Quant à Guillaume Tell dit GT, que sa qualité d’ex-cafetier restaurateur destinait tout naturellement à superviser le fonctionnement des fours où cuisaient les damnés, négligeant son travail, il passait l’essentiel de son temps à peloter Diadia, sa nouvelle patronne. (Laquelle, dans le cadre des mesures de modernisation de son entreprise, envisageait la modification de la désignation de son titre récemment acquis. De ‘P. D. G.’ - Présidente Directrice Générale -, elle souhaitait passer à ‘C. E. O.’ - Chief Executive Officer -).
La perverse P. D. G. - C. E. O. Madame Diadia, dont le manifeste penchant effréné pour la luxure était, par le lubrique GT, satisfait bien au-delà de ses espérances, en perdait les pédales, et la hauteur de vue nécessaire à la conduite d’une entreprise de l’importance de ‘Cuisson éternelle à petit feu’.
Laissé sans surveillance, le petit personnel bourrait les fours au maximum avant de quitter les lieux pour se livrer à des activités plus divertissantes.
Les Diablotins, par exemple, qui par le passé (lorsqu’il y en avait encore sur les alpages) aimaient à lutiner les bergères, galopaient jusqu’à la paroi du Dar, lieu où, dans les voies d’escalade équipées par les frères Remy, évoluaient de jeunes grimpeuses aux corps musclés et dorés à souhait.
Les travailleurs clandestins chargés des plus basses besognes (des sans papiers employés au noir ignorant tout de la belle culture infernale) recrutés par Malin Diable en désespoir de cause pour faire face au manque chronique de personnel, en l’absence des cadres, ne voyaient pas de raison particulière de s’épuiser au travail. Quittant leur poste, ils s’exposaient au grand air, ce qui leur donnait bonne mine.
Le résultat de toute cette foutue pagaille est que les fours, laissés sans surveillance et surchauffés en permanence, transmirent leur chaleur excédentaire à l’environnement. Tout le milieu en fut gravement affecté. Les glaciers se mirent à fondre, le pergélisol aussi.
Et cela continue.
Bientôt, les champs de neige éternelle auront disparu, comme ont disparu avant eux les dahus, les kangourous de montagne, le serpent des neiges à lunettes, la truite à fourrure.
A moins que… Frère Tuck, Le Dahu, Barbouille et Guillaume Tell dit GT…
Marcel, dit ‘le Dahu’.
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