Je vous propose ici les fruits d’une réflexion qui m’a pas mal occupé au cours des derniers mois de cette année si particulière. Ce qui m’a tracassé et que j’ai tenté de formaliser, c’est un sentiment confus de malaise devant les processions interminables de skieurs s’acheminant par monts et par vaux (je suis l’un d’eux), les combes sur-tracées avant même la fin de l’épisode neigeux, les selfies aux sommets, les performances Strava, la comptabilité rigoureuse des dénivelés, la mesure contrôlée par huissier des degrés de pente. En cet hiver 2020-2021, la fermeture des stations de ski combinée au besoin vital de plein air et de nature éprouvée par une population restée trop longtemps confinée entre quatre murs a mis un brutal coup d’accélérateur à une tendance de fond, celle de la montagne comme objet de consommation. Avant d’aller plus loin, je tiens à insister sur le fait que je m’inclus totalement dans la critique qui va suivre. Je me comporte moi-même, à mon corps défendant, comme un consommateur de montagne. Ceci étant dit, et tout en m’attendant à recevoir une volée de bois vert qui ne sera pas complètement imméritée, je n’exclus pas totalement que cette réflexion puisse faire écho chez certains des lecteurs et c’est pourquoi je me suis finalement décidé à la partager ici.
I. Alpiniste ou montagnard ?
Tout le monde sur ce site connait la célèbre citation de Rébuffat : « Avant la Verte on est alpiniste, à la Verte on devient montagnard ». J’ai beaucoup lu Rébuffat. J’apprécie sa vision poétique de la montagne, là où la vaste majorité des alpinistes écrivailleurs préfèrent conter leurs exploits dans le registre de l’épopée homérique (pour être juste, je dois dire que Livanos est une des autres exceptions notables qui me vient immédiatement à l’esprit). Néanmoins, je n’ai jamais vraiment été d’accord avec cette phrase. Simple question de sémantique sans doute, mais que je me dois d’expliquer. Ce qu’évoque pour moi le qualificatif de « montagnard », ce sont ces vieilles photos en noir et blanc d’enfants qui descendent à l’école sur leurs luges en bois. C’est un paysan coiffé d’un béret qui sème l’avoine dans une pente déjà conséquente devant des montagnes enneigées. Ce sont ces femmes en costume traditionnel qui barattent le beurre à la main. C’est ce vieillard tenant une jument par la bride qu’il a préalablement attelée à un triangle en bois pour faire une trace dans la neige fraîche. Bref, selon la définition que je me fais de ce mot, pour être montagnard, il ne suffit pas d’aller en montagne, ni même d’habiter en montagne. Il faut habiter la montagne.
Je suis né dans une famille de montagnards d’un petit village de Haute-Savoie devenu une station de sport d’hiver huppée dans laquelle il est de bon ton pour la haute bourgeoise d’avoir ses quartiers. Du temps de mes grands-parents et de leurs parents, cultiver la terre à cette altitude, c’était affronter un hiver nettement plus long et plus froid qu’en fond de vallée. C’était endurer le surcroît de travail que cela induisait à la belle saison. C’était redoubler d’efforts physiques pour faucher, labourer, semer, moissonner des champs déversants. C’était se soumettre à des aléas climatiques plus grands. C’était accepter des rendements moindres sur certaines cultures qui ne donnent pas autant, voire pas du tout, à ces altitudes. En résumé, c’était faire le choix d’une certaine liberté au prix de certaines contraintes.
Mais à l’époque des chasse-neiges et saleuses, des rampes chauffantes, du chauffage central, du supermarché bio et de la 5G comment peut-on encore s’éprouver (le choix du verbe est important puisqu’il signifie à la fois « ressentir », « mettre à l’épreuve » et « connaitre par l’expérience ») montagnard ? Le montagnard (celui de ma définition) n’est-il pas une espèce en voie de disparition, tout au moins dans les pays occidentaux ?
II. La montagne « sacrée »
La clé de lecture, ou tout au moins une clé de lecture possible, m’est tombée dessus par le plus grand des hasards. C’est en lisant deux bouquins de Régis Debray, écrivain, philosophe et ancien haut-fonctionnaire français (dixit Wikipedia), dont j’ignorais jusqu’à l’existence il y a encore deux mois, qu’il m’a semblé entrevoir une explication à mon malaise. J’ai commencé par lire « D’un siècle l’autre » où quelques développements, notamment en lien avec la notion de sacré m’ont mis la puce à l’oreille. Curieux, j’ai enchaîné avec « Éloge des frontières ». Voilà ce qu’on y lit : "Sacraliser, quel intérêt aujourd’hui quand tout semble désacralisé, la religion y compris ? Mettre un stock de mémoire à l’abri. Sauvegarder l’exception d’un lieu et, à travers lui, la singularité d’un peuple. Enfoncer un coin d’inéchangeable dans la société de l’interchangeable, une forme intemporelle dans un temps volatil, du sans-prix dans le tout marchandise. ".
Est-ce que je (et sûrement d’autres avec moi) n’aurai pas tendance à sacraliser la montagne, pas tant comme lieu d’exception, mais plutôt comme lien symbolique à une identité fantasmée, celle du paysan montagnard, à laquelle j’essaie de m’accrocher désespérément mais qui se dissout inexorablement dans le monde moderne ? Cette explication est d’autant plus plausible que j’ai commencé à ressentir ce sentiment de ‘sacralité’ de la montagne après la mort de mon grand-père qui était le dernier lien vivant à ce monde des montagnards d’antan, ceux qui portaient chemises à carreaux et bretelles, béret sur la tête, faisaient leurs prévisions météo en regardant les nuages sur les montagnes et débroussaillaient à la faux. Si mes prédictions sont exactes, c’est à ce moment-là du texte que j’accède au statut d’illuminé de service auprès des lecteurs qui sont arrivés jusqu’ici. Mais il s’en trouve peut-être quelques-uns parmi eux pour, sinon partager ces réflexions, du moins les prendre en considération et continuer la lecture.
III. « Profanation »
A qui viendrait l’idée de faire ses exercices de musculation dans un cimetière ? De jouer au tennis contre le mur des Lamentations ? De pique-niquer sur la tombe du soldat inconnu ? Et pourtant le sacré des uns n’est pas celui des autres. Cet automne, je suis entré pour la première fois dans la basilique Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille. Quelques personnes, principalement des têtes chenues mais pas seulement, étaient assises çà et là parmi les premiers rangs, et semblaient absorbées par la prière. Je me suis demandé si elles parvenaient réellement à faire abstraction, en dépit du brouhaha, de tous les touristes (dont j’étais) venus compléter leur story Instagram (ça par contre, je n’en étais pas) de photos d’un lieu qui n’avait, pour eux, rien de sacré. Ou bien préféraient-ils, ces prieurs, feindre de ne pas voir ? Toujours est-il que je me suis senti interpellé, presque embarrassé, que se côtoient ainsi des touristes ostensiblement désinvoltes vis-à-vis de la solennité du lieu et des croyants affichants leur foi au grand jour.
N’exagérons pas, je ne considère pas la montagne comme un temple païen auquel ne pourrait accéder que les membres d’un haut clergé triés sur le volet. La montagne est un cadre idéal pour vivre des aventures, mettre entre parenthèse les soucis d’en bas et même faire son sport, pourquoi pas. En revanche, ce que je vis comme « profanatoire » (j’insiste sur les guillemets, le mot dépasse volontairement ma pensée), c’est de ne la considérer que comme un cadre, un support à son égo démesuré, un objet de consommation courante. Faire deux ou trois heures de route depuis le centre d’une grande ville où l’on peut exercer une activité professionnelle bien rémunérée, se prendre en photo au sommet de la Verte, retourner chez soi le soir, se précipiter sur les réseaux sociaux pour publier la photo avec le commentaire « avant la Verte on est alpiniste, à la Verte on devient montagnard », compter les likes, recommencer le weekend suivant dans un autre massif. Se connecter sur Skitour pour rentrer une sortie à 2500m de dénivelé positif, constater qu’un autre Skitourien en a fait 3000 le même jour, le regretter secrètement, poster un commentaire de félicitations pour masquer sa vexation. Reprendre un utilisateur sur le degré de la pente parcourue. Afficher un horaire canon pour la voie parcourue ce jour, en expliquant subtilement qu’on aurait pu faire mieux si on n’avait pas été ralenti par la cordée de devant qui décidément n’avait vraiment pas le niveau. Bref, n’avoir d’yeux que pour la performance sportive, considérer la montagne comme un stade, la raccorder au tout-à-l’égo (encore un mot de Régis Debray).
A l’opposé, ce que j’appelle « sacraliser » la montagne ce n’est pas la tenir hors de portée des femmes et des hommes, l’enfermer dans son ciboire et la ranger dans le tabernacle. C’est simplement éprouver un certain respect à son endroit. C’est s’astreindre à une forme de rite par lequel on s’élève du statut de profane à celui d’initié. Plus prosaïquement, c’est avoir longtemps rêvé d’un sommet ou d’un itinéraire et n’avoir brûlé aucune des étapes requises afin d’acquérir l’expérience nécessaire pour potentiellement, un jour, finir par y mettre les pieds. C’est l’aimer elle et non chercher à s’aimer soi à travers elle.
IV. Fermer Camptocamp (et Skitour) ?
Avant d’aller plus loin, je préfère vous rassurer, je ne m’attends pas à ce que C2C (et/ou Skitour) soit fermé dans un futur proche. Je ne pense même pas le souhaiter réellement. Je plante une graine. J’élargis la fenêtre d’Overton. Et puis, avouons-le, la question est un peu pute-à-clique. Elle veut faire le buzz et ainsi permettre de disséminer la réflexion à une audience plus large.
Je ne vais pas détailler ici les arguments purement pragmatiques. Dans ce registre, citons simplement la sur-fréquentation de certains itinéraires et les phénomènes de mode qui deviennent réellement problématiques (demandez aux habitants du Rivier d’Allemont qui voient débarquer des centaines de voitures certains weekends) voire dangereux (notamment pour la cascade de glace où le nombre de pratiquants me semble exploser tandis que le nombre d’itinéraires praticables se réduit à peau de chagrin). Évoquons également, tout au moins pour l’escalade, le court-circuitage des topos papiers dont l’achat permet de financer l’équipement des voies.
Mais ce qui m’intéresse réellement ici c’est plutôt notre comportement de consommateur vis-vis de la montagne. J’ai expliqué plus haut ce qui me semble ne pas aller avec ce comportement. En résumé, il constitue une forme de « désacralisation » de la montagne qui en heurte certains (moi en tout cas) car cette « sacralisation » de la montagne est une manière pour ces gens (moi en tout cas) de préserver un lien avec une identité évanescente. Si cela ne concernait que moi, il serait bien égoïste de vous embêter avec mes états d’âmes. Mais le fait est que je ne suis pas le seul à considérer la montagne comme une sorte de chose « sacrée » (encore une fois, avec des gros guillemets). N’y a-t-il pas en France un Parc National des Ecrins ? De la Vanoise ? Des Calanques ? N’est-ce pas là une forme de « sanctuarisation » de la montagne ? Et que dire des montagnes sacrées en Himalaya qu’il est formellement interdit de gravir ?
Or, la première chose à faire pour sortir de la société de consommation « désacralisante », c’est d’interdire la publicité. Camp2Camp (et Skitour), c’est le service marketing des sports de montagne. Non pas qu’il faille arrêter d’assouvir nos désirs de montagne. Mais peut-être peut-on considérer le fait de se construire des désirs factices, mimétiques ou reposant sur un esprit de compétition mal dégrossit, comme délétère. Peut-être même peut-on vouloir substituer à ces désirs factices une progression motivée par une authentique aspiration personnelle.
Conclusion
J’arrête ici mon délire. Je ne dis pas que tout Camp2Camp soit à jeter aux orties. Il y a énormément de compte-rendus de sorties que j’apprécie, qui ne sont pas dans la démonstration d’une performance mais dans le partage d’un authentique goût de la montagne. Et puis il y a les compte-rendus qui sont utiles à la communauté parce qu’ils avertissent d’un danger, signalent avoir retrouvé des affaires perdues, cherchent à faire éviter aux suivants une erreur commise, etc. Ce que je veux faire ici, ne serait-ce que l’espace de quelques minutes, c’est interpeller sur notre pratique de la montagne et cette façon que l’on a de se comporter en consommateur. Je m’inclus dans le lot. Moi aussi je fais des kilomètres le weekend pour aller faire telle course parce que j’ai vu de superbes photos sur internet (coucou les chorums olympiques). Difficile de ne pas se comporter en consommateur dans une société de consommation. Mais relevé la contradiction c’est déjà faire un pas dans la bonne direction.