Posté en tant qu’invité par J. Devaud:
« Oh Jean ! Ça va ? »
« Ta gueule ! »
Pas de réponse! Gilles ne dit rien. C’est bien la première fois que je l’injurie dans une longueur, mais ça fait un quart d’heure que je cherche une solution. Il me reste encore dix petits mètres pour atteindre ce qui me semble être un emplacement de relais acceptable. Je vois bien une belle succession de mouvements, je les tente ces mouvements mais comment placer un bon point dans ces équilibres précaires. Il commence à faire chaud, la sangle du perfo me scie l’épaule, je ne peux pas rester sur cette dalle cent sept ans, je redescends à mon dernier point.
La veille au camping d’Ailefroide. Hervé, Philou Gilles, Pierre et moi même, sommes rassemblés autour de la remorque pendant que les enfants mangent. On coupe des anneaux de corde. On y enfile les goujons. Quatre longueurs sont prêtes, Les accus sont en charge.
« On prend quelle corde ? »
« On prend ma cent mètres, ça nous évitera de tirer des longueurs de soixante ! »
Hervé conclut : « Si on fait des relais à plus de cinquante mètres, on se fera engueuler par les gens qui reprendront la voie ! »
Où est ce qu’on va ? Hier il a neigé assez bas, aller au pilier découvert quelque temps auparavant ne paraît pas être un bonne solution, on va se les peler. Oui mais on peut sortir la voie dans la journée. La première barre on la passe au mieux quitte à ne pas mettre trop de points, après c’est raide mais ça passe bien ! Sinon, on peut aller au ravin des Fourons, il y a une belle dalle, ça sera plus dur mais c’est plus bas et plus près s’il ne fait pas beau. Plus près, pour moi c’est le meilleur argument. Me taper 2 heures de marche dans des pentes effroyables (par définition toute pente … pentue est effroyable, surtout à la montée, et à la descente aussi) avec un sac himalayesque sur le dos ne me réjouit que moyennement. Par contre dans cette dalle bien dure, je ne pourrai pas passer en tête pour ouvrir « perceuse entre les dents », c’est Hervé qui va tout faire.
Philou et Gilles n’ont pas envie de faire du trop dur. On palabre et on joue la dalle comme des marchands de tapis: on propose à Philou, Gilles et Pierre de faire une voie à coté, d’après le topo c’est une agréable balade familiale, et on sera à coté les uns des autres.
« Tu sais comment ils équipent les toulonnais ? »
« Dans les couennes récentes c’est coté sec mais bien équipé; ici j’sais pas. »
J’entends le soupçon qui s’empare du cerveau de Gilles: « Qué balade familiale ? »
Que faire? Bon, on verra bien demain est la géniale conclusion du génie de la bande.
Nous voilà au pied du mur, tout les cinq. Il fait froid, il bruine légèrement. Gilles, Philou et
Pierre chargés comme des mules nous ont porté les grappes de goujons. Hervé et moi, on mate pour voir où se fera le 1er relais. Simple, la 1ére longueur suit en oblique à droite un couloir jusqu’à une bonne marche. C’est très facile. Je n’ai qu’à faire attention à l’emplacement des points : il ne faut pas que quelqu’un aille taper dans le couloir en cas de chute. Mais bon c’est la première fois que j’ouvre avec le perfo et Hervé doit régulièrement me dire de protéger les pas. J’installe le relais, confortable sur la bonne marche. Pendant que je fais monter Hervé et Pierre, ce monument des Calanques et de l’univers réuni qu’est Gilles se démerde pour nous enfumer. Après le feu du Fayet (il avait allumé le cade qui lui servait de … relais), celui du Pierroux (qui nous avait permis de faire redescendre LA cordée concurrente), il vient de réussir malgré l’humidité ambiante une flambée avec quatre cailloux, une brindille égarée et deux feuilles de papier à cigarette ! Comment il a fait ? Rien que l’odeur nous réchauffe : fait froid! Et c’est bon un feu même s’il est 20 m plus bas!
Le grimpeur certifié CE, également connu sous le nom de Pierre, arrive au relais. Je le vache avant qu’il nous construise sa « triangulation de la mort qui tue ». Le danger n’est pas toujours là où on l’attend, Pierre, notre jeunot, monte des relais dignes de tout bon manuel de l’aventurier. En général quand il termine sa manip il fait nuit noire.
Hervé part dans la longueur suivante. Les prises sont encore poisseuses. Philou et Gilles nous rejoignent. Finalement, ouvrir avec nous sera moins pire que de faire une voie « qu’elle a pas l’air plus facile ». Au relais l’atmosphère n’est pas tragique; elle se réchauffe instantanément et tourne au comique troupier. Toutes les blagues les plus cochones du répertoire de Philou y passent. Et voilà comment quatre grimpeurs sont écroulés de rire au relais tandis que le 5ème, Hervé, nous sort encore le grand Hervé (dixit Gilles). Entre deux fous rires je l’assure d’un coup d’oeil rapide à défaut de l’assurer pour de vrai.
D’ailleurs ce gars a décidemment trop de talent : un ou deux crochets à goutte d’eau (sur du granite…) lui permettent une légère assurance…morale. C’est raide, les points ne sont pas à coté, il nous trace une longueur de fou malgré une météo qui ne sait pas où elle a mal: soleil, bruine, soleil .
« Relais! »
A mon tour. Mais comment il a fait pour le mettre là ce point? Je tire sur quelques dégaines pour aller plus vite, je ne serai pas le seul !
Ça un relais? Ils sont doués pour la plaisanterie ces marseillais : il n’y a même pas la place pour poser un seul pied et il faudra s’y caser à cinq! Cette peu confortable perspective me donne envie de faire la longueur suivante, mais cela ne va pas être facile. Hervé m’encourage. Un des plaisirs de l’escalade c’est la rencontre de gens de la qualité d’Hervé car outre son talent hors du commun il est la bienveillance même: « Vas y, tu vas te régaler, ça va bien passer. En plus les goujons, tu connais et je t’ai déjà placé le point de renvoi ». C’est super ces copains qui vous envoient au baston avec un immense sourire. « M’en fous si je passe pas, il ira. Ca lui apprendra à être doué. »
Bardé du perfo, des dégaines, d’une douzaine de goujons, j’aborde le petit dièdre de départ d’un pas qui n’est pas aussi léger qu’à mon habitude. Je rentre dans le dièdre, l’escalade en est facile. Le granite est bien adhèrent, quelques belles prises sur le flanc gauche permettent de se caler, d’empoigner la machine et de percer bien perpendiculairement au rocher. J’essaie de percer juste la profondeur « qui va bien » pour économiser la deuxième et dernière batterie chargée. Je retire délicatement le foret, j’enfonce un goujon à coup de marteau. Ok c’est bon, je mousquetone puis je le visse à fond. C’est reparti pour quelques mètres et là je foire brillamment un goujon, je râle. « Fais levier avec le bec du marteau en vissant » me crie Hervé. Inutile, un point gaspillé. Je sors du dièdre par un pas délicat en traversée dans une dalle, un pas bien obligatoire mais qui permet d’atteindre une bonne prise de pied, de se caler et de
remettre un nouveau point. Je continue par une série de petites réglettes et de plats. Tient au fait si je continue comme ça, je vais concurrencer Guyomar et Jugy au niveau engagement.
Bon pour le moment ça va bien, mais au-dessus comment s’en sortir? Pour faire une belle longueur il ne faut pas traverser vers la fissure potagère à gauche, tout droit : une dalle fabuleuse mais je ne passerai pas, à droite on peut traverser mais au dessus ça sera pas mieux que tout droit. Bon réfléchissons, il faut essayer tout droit. Je resserre les chaussons, pied gauche sur une croûte, je crispe main droite sur … rien et j’atteins un petit graton déversé pour la main gauche. Pied droit en adhérence, là je pourrais mousquetonner. Mousquetonner, oui mais percer… pas la peine de rêver. Je redescends en catastrophe le pied sur le spit, j’attrape la dégaine. Que faire? Après deux autres essais tout aussi infructueux, la dalle mène indiscutablement par 3 à 0. Il fait chaud, je ne vais quand même pas passer en artif et mettre le point suivant avec un pied sur la plaquette: « ça fait trop Bérézina ». Mieux vaut descendre et laisser faire Hervé. Un dernier essai. Je remonte pied gauche sur ma plaquette, un pas à droite, je remonte les pieds, une adhérence un peu moins mauvaise me donne le courage d’empoigner le perfo. Mais pourquoi la percussion ne s’enclenche-t-elle pas ? Je tape le bout de la mèche sur le rocher, rien à faire, je ne peux pas lâcher la main gauche ni appuyer trop fort pour ne pas rompre l’équilibre. Qu’est ce qu’il se passe? Je m’aperçois
enfin que dans mes mouvements d’escalade j’ai levé le mode percussion du perfo. Comme si j’avais besoin de ça! Rester concentré, bien sur les pieds. Redescendre la perceuse en tension sur la sangle d’épaule, chercher et repositionner à tâtons le petit levier. Remonter la perceuse à hauteur de la tête et enfin percer. Ne pas perdre l’équilibre en retirant la mèche. Vite un goujon enfoncé à coups de marteau, je mousquetone la corde. Ouf, les lieux reprennent tout à coup le petit air …champêtre que j’avais perdu de vue.
Je suis entré dans la partie la plus dure de ma longueur, dans dix mètres je retrouverai du relief. A force de bidouiller, de faire "un dernier pas avant de passer la main, de temps aussi, j’arrive au sommet de cette dalle. Le soleil salue ces efforts par des apparitions de plus en plus longues, il fait chaud. Les copains, les pauvres, doivent en avoir marre entassés tout les quatre sur rien. Bon « y a plus qu’à » se rétablir dans les vagues cannelures qui me mèneront un peu à gauche vers un relais. Allez encore un pas dur avec des plats bien fuyants, quelques inversées et pour changer, un peu de lichen que je nettoie tant bien que mal.
Et merde encore un coin où il est particulièrement difficile d’aller placer un point. Ici le compact de chez compact est terminé. De vagues craquelures me rappellent que j’ai un piton à la ceinture. Et quel piton! Notre unique piton!
« Et vouais, nous, quand on ouvre des voies avec du 7 on prend qu’un seul piton ».
En attendant, notre piton, une belle lame, longue, bien tendre, réalise son voeu ultime : se transformer en accordéon. On ne peut pas dire que cela m’arrange. Je redresse le clou, je cherche à droite, à gauche. Là qu’est ce qu’il aurait fait Piola? (Quand on s’envoie des fleurs, n’est ce pas …).
« Oh Jean ! Ça va ? »
« Ta gueule ! »
J’ai fini la longueur. Je sentais mon bras gauche exploser tandis qu’un pied en adhérence je mettais mon dernier point. J’ai du changer la mèche d’une main pour installer mon relais, j’aurais dû le prévoir. Enfin lever les chaussons, faire monter Hervé et Pierre.
d’en bas, Gilles me crie : "Jean c’est fini entre nous… C’est la fin d’une belle amitié… Je divorce, je veux grimper avec des gens normaux, moi».
Lorsque les années de grimpe s’accumulent, on vit forcement de nombreuses heures pleines et intenses que l’on échangerait pour rien au monde. Au dessus de ces souvenirs il est des instants particuliers, magiques. Là pendant deux heures j’étais hors du monde et du temps. Ces instants sont rares et vous marquent.
Un autre des grands plaisirs de l’escalade, après en avoir bavé, c’est de voir les copains en baver tout autant! Philou mène la deuxième cordée :
« Eh! Jean, mais comment t’as fait pour mettre le point si haut? Par où t’es passé là? »
« Ben tu suis les prises (Ah bon?), un peu à gauche pour revenir vers la droite! » En fait, je ne me souviens plus du tout comment je suis passé, de fait, mes « explications » n’ont pas l’air de l’aider beaucoup.
Hervé est reparti dans la quatrième longueur. L’épuisement de la batterie va nous forcer à redescendre. On laisse du matos. Dans trois jours je serai au boulot…
Vivement la prochaine ouverture.
Petit jeu : Si vous avez réussi à me suivre jusque-là, vous avez évidement trouvé dans ce texte une multitude de sentences du Grec. Maintenant il faut trouver LA phrase que j’ai empruntée à Royal Robbins.
Bonne chance.