La montagne c'est rigolo [livre]

II - L’initiation – Bande de tarés!

J’aurais pourtant pu me contenter de cette expérience énorme, de cette appartenance à une élite, mais je voulais aller encore plus loin. Je voulais faire de la montagne! Parce que randonner autour d’un lac d’altitude, aussi beau et élevé soit-il, se promener sur glacier, grimper sur un sommet de moins de 4000 mètres dans les Alpes, ce n’est pas " faire de la montagne ". Là il faut que je fasse une digression. Rien de plus énervant effectivement pour un alpiniste pur et dur que de se voir pris pour le randonneur précité. Faites bien attention donc, quand vous devisez en soirée avec un alpiniste! Sachez-le, par défaut il vous surplombe. Ce n’est pas de sa faute, c’est une déformation passionnelle. À force de se pendre dans des parois déversantes, il ne peut que juger les choses avec hauteur, supériorité. Aussi, lorsque vous lui demandez ce qu’il fait, sa réponse comportera un piège, destiné à savoir si vous lui arrivez à la cheville, à tester si vous êtes du milieu, ou si vous n’êtes qu’un vulgaire touriste. À votre question il répondra: " Je fais un peu de montagne ". Pauvre de vous si vous lui dites " Ah oui! Tu fais de la randonnée? Tu connais le lac machin? ". Dans son échelle de valeur vous venez d’atteindre l’insignifiance, qui se transformera si vous insistez en agacement. Il vous répondra cependant avec condescendance: " Oui, un peu ", avant de chercher le meilleur moyen de vous fausser compagnie: une soif soudaine, une musique attirante, des gros poumons parmi les convives. C’est que dans sa conception du monde, " faire de la montagne " c’est comme une carte de visite. Cela veut dire " je me mets au taquet dans des voies difficiles en montagne, j’engage la viande " . Vous avez peut-être entendu parler d’ascensions engagées. La montagne reste un des domaines où l’engagement prend tout son sens. Aujourd’hui on entend parler d’artistes engagés, ce qui me fait souvent hausser les épaules. C’est quoi le risque d’un artiste engagé en Occident? Ne pas passer sur une radio? Wah! courageux l’artiste! Dans une ascension engagée, le risque c’est d’y laisser sa peau ou sa viande, c’est autre chose. J’engage la viande c’est donc une expression du milieu, celle qui force le respect quand on voit les autres le faire et noue les tripes quand c’est à vous d’y aller. Cela veux dire que vous montez loin au dessus du dernier point , ce qui signifie que si vous tombez, c’est de haut. La viande c’est vous, votre corps. Une vision poétique des choses… ça veut surtout essayer de faire croire que vous n’accordez pas trop d’importance à votre " viande ". Si vous la cassez, eh bien après tout ce n’était que de la viande, pas de quoi verser des larmes lors de l’homélie. Votre interlocuteur vous fait donc comprendre à cette soirée que ce n’est pas un rigolo qui parcourt les alpages avec crème solaire et chaussures neuves. Au contraire il va se mettre dans des situations craignos en exposant un maximum son corps. Et vous, vous venez de lui dire " ah tu te ballades tranquille dans les alpages et les collines environnantes? ". Pas étonnant qu’il se vexe non? Un autre détail qui a son importance, il a infléchi sa phrase avec " un peu ", ce qui veut dire qu’il commence à intégrer l’humilité, donc il commence à avoir une bonne expérience de la montagne, on y reviendra. Alors si nous en revenons au sujet précédent, faire de la montagne, cela voulait dire pour moi rentrer dans ce club fermé des psychopathes de la trouille au ventre et de la traction d’un bras! Pas me contenter du lac machin ou du sommet bidule coté PD+ , Graal de tous les randonneurs du dimanche. Non, ce que je visais, c’était au moins la face Nord de l’Everest en solo sans oxygène pendant la mousson. Et pour cela il fallait commencer à se sortir les doigts du 6a . Fin de la digression. Mais plus dur encore, avoir la chance de croiser quelqu’un qui voudrait bien ne pas me prendre pour l’insignifiant terrien précédent et qui en plus voudrait bien m’emmener avec lui dans cette face Nord de l’Everest; ce fut Harvey. Harvey avait des gros poumons et on avait déjà sympathisé sur LE pan d’escalade mythique, le plus courtisé du monde, celui de l’UFRAPS de Grenoble. Les anciens comme moi s’en souviennent encore, la larme à l’œil. Qu’on en juge: trois mètres de haut, deux mètres de large. On pouvait grimper à deux simultanément si on faisait attention. Prises en bois et en résine rouge faites maison, le top de l’entraînement de l’époque. L’équipe de France du moment, celle qui a fabriqué des champions du monde à la pelle, y a posé ses doigts d’acier. C’est dire si j’étais au bon endroit! Je me lançai donc: " Au fait Harvey, j’aimerais bien que tu m’emmènes en cascade à l’occasion ". Encore une fois attention! La cascade, pour l’élite, ce n’est ni Belmondo ni l’homme qui tombe à pic, soyez à nouveau avertis pour la prochaine soirée. Ce n’est pas non plus la curiosité touristique aquatique et torrentielle qu’on va visiter derrière une barrière à cinq minutes du parking. Non. On parle là de la cascade de glace, et savoir ça vous donne une chance de plus en soirée pour ne pas vous faire trop surplomber. La prochaine fois que vous entendez un gros poumons dire " on est allé faire de la cascade ", vous saurez qu’il est allé se pendre à un glaçon par -10°C. C’est un truc pour l’élite parce que c’est comme l’escalade, mais en plus dangereux; génial non?: on s’y pèle les doigts et le reste, on se prend des blocs de glace sur la tête et les mains et on se cogne les doigts à longueur de journée (il n’y avait que des piolets droits à l’époque. Aujourd’hui les piolets sont galbés, ce qui protège les doigts lors de la frappe). Et pour rajouter au plaisir, les sacs à dos pèsent des tonnes lors de la marche d’approche, remplis qu’ils sont de ferrailles merveilleuses, de vêtements chauds, de manivelles faites dans le garage avec des rayons de vélo, de gants de plongée ou Mappa, de gants de rechange et du thermos qui tiédira vos lèvres gercées. Il fallait parfois ajouter la tente canadienne, les skis, le réchaud et les inventions de mon compagnon de cordée ( friends faits maison, pieux à glace en alu qui se tordaient dès qu’on tapait un peu fort dessus, on y reviendra aussi). Et comme pour toute élite, l’accessoire qui force le respect en cascade, c’est le cigare ! Notre Graal à nous, celui qui vous fait entrer dans la catégorie supérieure, celle de l’élite de l’élite. Le domaine des grosses paluches, ce signe de reconnaissance chez les artisans, les paysans et les alpinistes respectables. Pour ma part je n’étais pas aussi prétentieux (enfin pas pour l’instant, j’avais la sagesse de connaître mes possibilités, on appelle cela … la trouille). Je ne demandais donc pas à Harvey de m’emmener directement grimper un cigare . En gros un stalactite de glace géant de plusieurs tonnes et qui a deux particularités dignes de l’élite: celle d’être méchamment vertical (pour imager la verticalité en glace, on a coutume de dire qu’elle transforme n’importe quel bûcheron canadien en limace rampante), mais aussi de casser à l’improviste si vous tapez trop fort dessus, vous assurant une mort type bouillie. Mais secrètement, si il me l’avait proposé, je n’aurai pas décliné. La preuve, c’est qu’il me proposa pire et que j’y suis allé. Avec son sourire de vieux moniteur, malgré ses dix-huit ans, il avait tout du gars compétent, rassurant, et ses performances en escalade, bien supérieures aux miennes, m’assuraient de son appartenance à l’élite. D’ailleurs, en plus de ses gros poumons il avait des paluches énormes. Il accéda à ma requête mais ne me fixa pas spécialement de date pour cette initiation. Je dus donc attendre un peu le jour où il m’annonça: " samedi on va faire de la cascade, tu viens? " Et comment que je viens! Là aussi il faut que j’apporte une précision d’importance pour comprendre la suite. Aller faire de la cascade à ce moment pour moi, c’est un peu comme aller en falaise pour grimper: Des longueurs d’une trentaine de mètres maximum, pas trop loin de la voiture. Alors quand Harvey me rappelle la veille à 20 heures, j’ai comme un choc:

  • " En fait on va à la Verte avec des potes, par le Couturier, c’est bon? … Allo?… ".

  • " Euh, ouais mais t’es sur? C’est que j’ai jamais fait de cascade moi, j’ai même jamais fait de voie en montagne tout court . Pis le Couturier c’est quand même pas rien! "

  • " Ouais t’inquiète, paraît que c’est en super conditions , c’est pour ça qu’on en profite. "

  • " Bon, ok. On se file rencard où et à quelle heure? "

  • " En fait faut qu’on parte super tôt, donc on passe te chercher ce soir et tu dors chez moi, comme ça demain à 5 heures on décolle, t’habites où? "

  • " Je te file l’adresse mais tu passes pas tout de suite hein! Faut que j’aille récupérer les piolets d’un pote, j’en ai pas moi. "

  • " Pas de souci on est encore à la maison, on passe un peu plus tard " …

Bon je vous éclaire un peu. Déjà je n’ai pas de piolets de cascade parce que ça coûte un bras ces engins là. Il faut donc que j’aille les récupérer chez une autre élite qui partage les mêmes bancs de la fac que moi. Ensuite, j’habite avec ma moitié qui avait comme programme: soirée tranquille, sortie à la journée le samedi en cascade pour moi, dimanche en amoureux. Et là en cinq minutes, la soirée s’évapore et le dimanche part en fumée. Parce que la Verte, ce n’est pas vraiment une sortie à la journée depuis Grenoble. En plus ce n’est pas une cascade d’une trentaine de mètres mais un couloir de neuf cents mètres de dénivelée. Et ce n’est pas à côté de la voiture. La Verte c’est une montagne mythique pour tout alpiniste. D’elle on a dit: " avant la Verte on est alpiniste, à la Verte on devient montagnard ". C’est un sommet à plus de 4000 mètres d’altitude dans le massif du Mont-Blanc, d’une esthétique phallique envoûtante pour tout montagnard. Elle fait la pluie et le beau temps sur tout le massif " Mont-Blanc ne peut si Verte ne veut " est un dicton météorologique chamoniard. Le Couturier c’est un couloir célébrissime pour sa beauté et sa difficulté, une face Nord qui exclut le grimpeur du dimanche. Or moi à ce moment là, j’ai une condition physique de vieux fumeur, une expérience dans cette difficulté inexistante, je n’ai jamais utilisé de piolets traction et je ne suis jamais monté à 4000 mètres. D’ailleurs je ne suis jamais allé dans le massif du Mont-Blanc. Autant dire que c’est grâce à une sagesse extrême que j’ai dit oui. Je m’en vais donc un peu hagard récupérer les piolets du copain, qui ne me rassure pas spécialement sur la bonne idée que j’ai eu de dire oui à Harvey: " Bah tu verras bien " étant l’encouragement le plus fort qu’il a trouvé. Je rentre ainsi à la maison et l’attente commence. À 21 heures Harvey appelle enfin:

  • " Bon on est un peu à la bourre mais on vient t’inquiète. T’as récupéré les piolets? "

À la bourre? D’autres appellent ça le quart d’heure grenoblois. Un quart d’heure de plusieurs heures parfois. Mais il arrive enfin, à 23 heures… Accompagné par un mec avec des poumons et des paluches encore plus gros. Environ un quintal chacun, ça rassure. Nous nous couchons donc vers minuit avec un départ prévu à 5 heures et un stress tellement énorme pour moi que je n’ai quasiment pas fermé l’œil de la nuit. Le matin me trouve donc en pleine forme, l’idéal pour aller se taper les neuf cents mètres de couloir glacé du Couturier, incliné à 55 degrés, sortir à plus de 4000 mètres d’altitude et redescendre par le non moins célèbre couloir Whymper; célèbre pour ses chutes de pierres surtout. D’ailleurs je suis tellement en forme et détendu que je ne retrouve pas mon casque au moment de charger la voiture. Heureusement, il y a deux bonnes heures de route pour rejoindre Chamonix, je pourrais au moins somnoler un peu à l’arrière. Enfin, c’était le programme si il y avait eu un peu de chauffage dans cette vieille R11. Nous étions en plein mois de janvier. Tant pis, je dormirai dimanche. Au parking nous retrouvons d’autres potes d’Harvey, tous on l’air d’être des pros. Pour ma part, je fais semblant. La benne du téléphérique nous monte en un rien de temps à plus de 3000 mètres, les faces nord du cirque d’Argentière nous assènent leur austérité et leur hauteur, le mois de janvier ne fait pas semblant, c’est froid, c’est blanc, c’est gigantesque. Nous partons alors au pied de la célébrité, le moment de vérité commence. Mais autant aller directement au résumé de cette journée. Ce fut long, très long. Les pros du parking montent comme des fusées, on ne les revoit pas de la journée. Harvey lui, traîne son boulet en bout de corde. Neuf cents mètres c’est vraiment long, trop long. Vers 4000 mètres le réservoir est vide, je ne bouge plus. Harvey essaye de me motiver, sans succès. J’essaye de m’envoyer un carré de chocolat pour reprendre un peu d’énergie, mais il est dur et n’a aucun goût. Je n’arrive même pas à l’avaler. Harvey me pose donc là, me disant qu’il va au sommet et qu’il me récupère à la descente. Rater le sommet de la Verte, c’est impensable, je le comprends. Par contre je sais que la descente se fait par l’autre versant, ce qui ne manque pas d’inquiéter mon esprit embrumé. Comment on va faire puisque je ne peux plus monter? Est-ce qu’Harvey va revenir du coup? L’avantage du cerveau embrumé par le mal des montagnes c’est que la réflexion est au point mort, l’inquiétude ne vous envahi donc pas. Le sommeil par contre oui. Et c’est ce qui a failli mettre fin brutalement à ma carrière. S’endormir quand on est posé en équilibre sur ses talons dans une pente à 45 degrés, attaché à rien, c’est une mauvaise idée. Heureusement pour moi, au moment de basculer dans le sommeil et le vide, un réflexe salutaire déclenché par la sensation de chute m’a réveillé. La décharge d’adrénaline a du être assez forte car je n’ai plus eu sommeil ensuite. Mais j’ai vraiment du dormir car peu après je vois Harvey qui revient du sommet. Or cent mètres de dénivelé aller/retour ça ne se fait pas en deux minutes, durée qu’il me semble s’être écoulée depuis son départ. Je lui raconte ma mésaventure mais il m’écoute à peine. " je suis monté trop vite, j’ai le mam . Allez! O n redescend dare-dare! " À peine a-t-il fini sa phrase qu’il enquille la descente sous mes yeux médusés. " Euh, on ne s’encorde pas? " Mais il est déjà loin en dessous. Pas le choix, j’emboîte le pas. Vers le tiers inférieur du couloir, une partie en glace vive avoisinant les 55 degrés me noue les tripes et j’arrive à convaincre Harvey de sortir la corde. Une fois le passage franchi, il replie illico la corde à mon grand désarroi, et reprend sa course vers le bas. Pas le choix, j’emboîte le pas. Il arrive en bas, saute la rimaye et s’allonge de tout son long sur le glacier. Je le rejoins un quart d’heure plus tard, peu rassuré par le saut qu’il faut faire pour franchir la rimaye. Pas le choix, je saute. Je m’écroule à mon tour à côté de lui. " Fais comme moi, dors un quart d’heure pour récupérer, je fonce au téléphérique pour retenir la dernière benne, c’est super tard ". Et le voilà reparti, je suis épuisé. Je ne dors pas, par peur d’y passer la nuit, mais je souffle un bon quart d’heure. Le retour n’est pas très long, mais il me semble interminable. Je suis en mode automate, un pied, puis l’autre, puis l’autre, puis l’autre, puis l’autre, puis l’autre. La tête baissée, les yeux mi-clos, j’attends l’arrivée. La remontée au téléphérique est une épreuve mentale redoutable. Et là, dans cette bulle de souffrance, revenant d’un monde hors du monde, je découvre soudain que je suis sur une piste de ski, entouré de skieurs. La magie de Chamonix… Au milieu des forçats qui reviennent d’outre-tombe, il y a les combinaisons fluos, les familles de touristes, le décalage est énorme, irréel. L’un d’eux m’interpelle en me voyant raquettes au pied.

  • " Où est-ce que vous êtes allé vous promener ? " me demande-t-il.

Me promener…

  • " Par là-bas. " c’est tout ce que j’arrive à articuler entre ma fatigue et mon agacement. Non mais il m’a pris pour un touriste! Et puis enfin, après un temps incommensurable, je rejoins le téléphérique, Harvey est là, dans la benne. Ce n’est même plus la dernière, c’est celle des employés qui rentrent chez eux dans la vallée. " Dépêche toi, on part! ". Aujourd’hui il a réussi l’exploit qui nous sauve du bivouac improvisé. On fête ça en débouchant nos gourdes, l’eau est complètement gelée… Tant pis, on boira dimanche! Après avoir repris quelques forces je peux enfin lui avouer: " Harvey, tu m’as dégoûté de la montagne, plus jamais je n’y remettrai les pieds ".

Glossaire:

C’est Abo : C’est super difficile! Là encore, relativiser l’avis suivant les critères habituels. C’est abo peut parfois être utilisé pour masquer son incompétence ou sa trouille. Surtout si il n’y a pas de témoin. Là encore, ne faites pas le fanfaron: si c’est une fille qui vient de vous dire ça, ne gonfler pas vos muscles de macho condescendant, si ça se trouve, la fille passe du 8a, et vous aurez l’air malin quand elle vous regardera lui prouver que " mais non fillette , c’est un peu physique c’est tout ".

C’est Rando : C’est super facile. Attention, le rando est subjectif et la subjectivité peut-être affectée par la mauvaise foi (et le sexe du fanfaron). Se méfier aussi d’un type qui passe du 8a et qui te dit: "Vas-y c’est rando ".

Cigare : Structure de glace en forme de cigare. En général un cylindre de glace, vertical, qui peut être suspendu ou non. Dans le premier cas les dangers sont plus importants car le cigare pend au dessus du vide, et y ajouter votre poids tout en tapant régulièrement dessus avec des piolets et des crampons risque de le faire tomber brutalement. Ces structures sont fragiles, d’autant plus lors des changements de température. Mais curieusement toute l’élite psychopathe rêve d’y grimper…

Cotations (françaises):

Système complexe tentant de retranscrire le plus objectivement possible la difficulté d’une ascension. Là aussi il faudrait écrire un livre spécialement sur le sujet, l’histoire, les débats et conflits associés aux cotations. Et attention, chaque pays à ses propres cotations, c’est génial non?

En rocher: Un chiffre suivi d’une ou plusieurs lettres et parfois d’un signe mathématique pris parmi +, - et /. Par exemple 6a+ ou 7b/c.

Les chiffres vont actuellement de 2 à 9 et les lettres de a à c par ordre croissant de difficulté.

Un 7c est donc plus difficile qu’un 7b. Quand la difficulté est entre 7b et 7c on va utiliser le + ou le -. Un 7b+ c’est donc un gros 7b, et un 7c- est un petit 7c. Oui on sait, c’est fin (et subjectif… de l’égo aussi?)

Par contre il ne faut pas confondre un 6a/b avec un 6a+ ou un 6b-, une erreur classique. Un 6a/b n’est ni un gros 6a, ni un petit 6b, c’est un 6a pour les uns, un 6b pour les autres. En clair, on trouve ce genre de cotation quand il y a un pas morpho dans la voie. Être petit ou grand est un avantage dans ce passage. Dans cet exemple c’est 6b si on est petit, 6a si on est grand peut-être. On est en général plus avantagé à être grand. Je sais, c’est dégueulasse, mais quand le bac salvateur est dix centimètres trop haut, on regrette de ne pas être plus grand, d’autant plus quand le dernier point est, lui, dix mètres plus bas.

Pour les cotations inférieures à 6 on a tendance (enfin, nous les anciens) à ne pas utiliser les lettres. On aura donc par ordre de difficulté croissante: 4, 4 sup, 5 et 5 sup. Ça suffit en général. En dessous de 4 ces mêmes anciens ne s’abaissent pas à donner une cotation, c’est rando , ça suffit.

Il n’y a pas 1 comme cotation ça commence à 2 et finit à 9 à l’heure actuelle. Le 6 était considéré il y a soixante-dix ans en arrière comme la limite des possibilités humaines. Ben depuis on a fait 7, puis 8, puis 9, jusqu’où s’arrêteront-ils ces jeunes?

Quelques références sur les cotations:

2: il faut poser les mains.

9: on aimerait bien les y poser.

6: début de la grimpe pour de vrai.

7: début des trucs abo, nécessite un entraînement important et continu pour les gens normaux. J’en connais qui font du 7a en ne grimpant qu’une fois par an, mais ce sont des mutants .

En glace:

Les cotations en glace ont beaucoup évoluées ces dernières années et on trouve aussi des cotations pour le dry tooling que je ne présenterai pas ici. Je ne suis pas un topo ambulant!

Un chiffre suivi éventuellement du signe + ou -. Exemple 4+, 6-

Ça commence à 3 et ça finit à 6 (même si certains 7 existent). La cotation est plus simple car moins subjective qu’en rocher. La cotation est en effet donnée par la partie la plus raide de la voie. Plus c’est raide longtemps, plus la cotation grimpe. Donc dans le 6, on a une longueur complète verticale. Le + peut toutefois être ajouté au 6, car contrairement aux lois de la gravité, certaines cascades de glace comportent des parties déversantes.

Mais ce n’est pas parce que la cotation est objective que tous les 4+ se ressemblent (voir le dicton plus bas). En effet, c’est souvent les caractéristiques de la glace qui font la cotation. Une glace sorbet est beaucoup plus facile à grimper qu’une glace froide qui va faire des assiettes. Une glace en chou-fleur et méduses est beaucoup plus technique et engagée qu’une glace lisse.

Dicton: cotations , piège à con.

En montagne de manière générale, pour coter l’ensemble d’une ascension:

C’est le système le plus ancien et le plus universel. Il est utilisé dans la plupart des pays (hormis en Belgique ou en Hollande où on n’a toujours pas trouvé de montagnes.)

Constitué d’une abréviation d’une ou deux lettres, suivie d’un + ou -.

On trouve par ordre de difficulté:

F : facile. C’est rando ! (mais on trouve rarement F+ et jamais F-)

PD : non non, ce n’est pas une abréviation machiste, même si on parle parfois de dalles à pédés . PD ça veut dire Peu Difficile et non Pas Difficile, il est bon de le rappeler. On peut se mettre au taquet dans du PD+. Si, si ça c’est vu. Non, je ne donnerai pas de noms.

AD : Assez Difficile

D : Difficile. C’est clair.

TD : Très Difficile. On vous aura prévenu. C’est le niveau demandé pour les guides en moyenne.

ED : Extrêmement Difficile. C’est beau la langue française non? On a plein d’adverbes gradués. Bon là clairement vous commencez à rentrer dans l’élite, dans du sérieux sérieux.

ABO : On y vient, c’est de là que vient l’expression c’est abo ! ABOminablement difficile. J’ai toujours trouvé cela très poétique. Et oui, il y a ABO+ aussi!

Ces dernières années, avec tous ces jeunes mutants , on a ouvert l’échelle car il y en a qui font encore plus difficile que ABO+, les monstres. Mais cette cotation est tellement ancrée que la très grande majorité utilise toujours ce système. De plus la très grande majorité n’ira jamais dans du ABO.

Dalle à pédé : En ces temps d’inclusion et de politiquement correct voilà une expression qui devrait disparaître. Mais moi j’aime bien les dalles à pédé, et je suis fier d’y grimper car c’est le style de grimpe où je suis le plus fort. Expression inventée certainement par des mules , fières de leurs gros bras leur permettant d’aller se pendre dans des devers abominaffreux, et souvent nulles dans la grimpe en dalle justement. D’où un certain " les dalles c’est pour les pédé s ", car il faut être fin, technique et pas bourrin pour y grimper, tout le contraire d’une mule . Mule qui ne voudrait pas être prise pour un pédé et qui surtout se protège ainsi du ridicule en évitant de montrer sa gaucherie dans une dalle bien lisse (l’éléphant dans le magasin de porcelaine). Car la dalle à pédé est une dalle hyper lisse. La morphologie du grimpeur de dalle est également plus proche de la danseuse classique (qui, ne vous y trompez pas est en général très musclée) que du mulet super-saïyen, d’où cette expression dénigrante et servant d’écran aux nuls en dalle. Si vous avez un pote arrogant qui passe du 8a en no foot en gros dévers, proposez lui un jour d’aller faire du 6c dans une dalle à pédé…

Dry tooling : Garder ses outils au sec. En clair c’est une activité d’allumés qui veulent faire du rocher avec du matériel de glace. On les voit donc pendus dans des falaises sans un pet de glace avec crampons aux pieds et piolets en mains.

Engager la viande : Monter (son corps, c’est à dire la viande ) loin au dessus du dernier point . Je vous laisse philosopher sur la portée de cette image.

Friend : Type de coinceur le plus connu et le plus utilisé. C’est un système à cames à axe décentré. Plus on tire dessus, plus les cames s’ouvrent et donc plus ça coince.

MAM : Petit nom du Mal Aigu des Montagnes. Phénomène dû à l’hypoxie (ouvrez le dictionnaire je ne vais pas tout faire), et qui présente toute une gradation de symptômes, du simple inconfort (euphémisme), à la mort. Au premier stade on a en général mal à la tête, on a sommeil, on n’a pas faim, on a des nausées. Dans les derniers stades c’est l’œdème pulmonaire (on crache du sang et on meurt asphyxié) ou l’œdème cérébral (on délire complètement avant de mourir, parfois dans des actes inconsidérés que le délire peut amener: certains par exemple se déshabillent sur les pentes de l’Everest par -40ºC parce qu’ils ont trop chaud). Les facultés mentales sont en général de plus en plus faibles au fur et à mesure qu’on passe les stades, et les hallucinations de plus en plus fortes. J’ai un ami qui a ainsi grimpé le Nevado Sajama accompagné du chat botté tout en faisant la conversation à son bâton. Une seule solution pour échapper au MAM en général: descendre le plus vite et le plus bas possible, facile avec les symptômes précités non? D’où l’utilité du compagnon de cordée, faut bien qu’il serve à quelque chose des fois. On comprend ainsi pourquoi le solo à 8000 mètres d’altitude est plus dangereux qu’à 4000 mètres.

Morpho : se dit d’un passage ou la taille joue un rôle important. C’est morpho logique quoi. Seule la taille compte, car le poids est toujours un handicap en escalade.

Mutant : Grimpeur dont on ne comprend pas comment il peut passer un truc aussi abo .

Point ou protection : Peut parfois être la réparation nécessaire à l’hôpital quand vous vous êtes méchamment gamelé (on parle alors de point de suture), mais plus généralement c’est l’abréviation de " point d’assurance ". Entendez par là: spit , broche , piton , coinceur , sangle que vous placez ou qui est déjà en place, et qui vous permet de passer votre corde pour vous assurer. Une chute au dessus d’un point fera une longueur double de celle qui vous éloigne du dit point (si celui-ci ne lâche pas bien sûr). Le contraire du point est rien:

  • " Tu vois des points ? Putain non y’a rien ! Fais gaffe hein?! "

Rimaye : C’est comme une crevasse mais à la jonction du glacier et de la roche. C’est donc en général le début du glacier et ça ne fait que béer de plus en plus au fil de la saison. La rimaye peut donc empêcher de prendre pied sur le rocher et il ne reste plus qu’à rentrer à la maison, ou à sortir un pont pliant.

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Euh… euh… pas tout à fait.
C’est pas de l’orthographe, là, hein ! Si je puis faire une remarque sans me faire incendier. Mais vu que ce n’est pas de l’orthographe, je peux, hein ? Je peux ?

Oui explique nous tout.
En même temps c’est pas si faux quand-même si on simplifie. Le neve qui reste collé à la roche et le glacier qui repte (du verbe repter).

Ah ben hé ! Cherchez vous-mêmes, hein.
On va encore me taxer de pédantisme !

Tu veux parler des rotures? (Plus sûr du terme… Ah ce français on y revient toujours…)

Pas si faux. Ce que j’ai appris, c’est rimaye = crevasse glacier/névé d’attaque, roture = crevasse glacier/paroi rocheuse d’attaque. On m’aurait menti ?

Ben c’est exactement ce que je dis.
Mais le névé d’attaque il est quand même bien en lien avec la paroi rocheuse.

Ah sympa ce début !
J’espère que tu as encore tout plein d’aventures de montagne à nous raconter. :slight_smile:

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Ah ben oui c’est que le début là. A moins que vraiment cette première course l’ait dégouté de la haute montagne… (La vraie celle qui engage) et qu’il ait fait carrière dans la randonnée touristique en bords de lacs.

Oui, c’est un récit vivant, tu peux tout à fait :slight_smile:
La rimaye c’est l’image que j’ai gardée du « marchand de sable » à la « Tour rouge ». T’arrives au bout du glacier, et la voie rocheuse que tu veux faire est 5 mètres plus loin. Obligé de descendre dans la rimaye pour attaquer le rocher. Du coup c’est l’image que j’ai gardée « à vie ». Après c’est vrai que justement, pour le Couturier, y’a pas de rocher, mince.
Mais au moins, comme la plupart de ceux qui ont réagi à ton message, on a appris un truc sur wikipédia :slight_smile: C’est pas toi qui a modifié l’article au moins :smiley:

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Insoutenable suspens! :smiley:

III - La légende du bossu - le pan de l’UFRAPS

Je dors bien le dimanche et je zombifie toute la journée. Voyons les choses en face, l’Everest c’est pas pour tout de suite, d’ailleurs n’ai je pas dit que j’arrêtais la montagne? Mais les jours passant, mon esprit borné me ressert le plat montagne. Pas de doute, je commence à rentrer dans la caste, je suis taré. Comment mon esprit peut-il me renvoyer là-haut après une expérience pareille? Si vous trouvez la réponse écrivez moi. Aucun alpiniste n’a vraiment la réponse, et les non alpinistes encore moins: comme le disait le père d’un autre alpiniste: " y’a même pas un billet de cent balles au sommet! " Ou comme me l’a dit un touriste dans les couloirs de l’aiguille du midi lorsque nous revenions d’une goulotte bien dure et que nous venions de nous échapper des pièges du Tacul, rempli de plaques à vent: " je vous comprends pas, on voit très bien la montagne des bennes du téléphérique ". Mais si vous posez quand même la question à un alpiniste il va essayer de cacher son ignorance et surtout sa gêne, car il sait bien qu’on ne peut pas se justifier d’être psychopathe ou taré. Il va donc vous parler de la beauté des cimes, ou alors de la solitude et du silence, de la nature sauvage. Bref il va vous servir de la poésie alors que c’est une psychanalyse qu’il devrait mener.

N’ayant pas non plus de réponse, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas obéi à mon esprit malade. J’ai donc recommencé à grimper. Et pour booster mes performances, puisque j’avais pas mal de temps en dehors de mes études, je suis devenu un pilier du pan de l’ufraps dont on parlait précédemment. J’avais du temps parce que j’avais déjà beaucoup étudié les années précédentes, je trouvais donc qu’il n’était plus nécessaire d’y passer encore des heures. C’est pourquoi ma dernière année d’études je ne dépassais pas les dix heures par semaine en cours. Mes moments préférés à cette époque c’était le matin, quand le réveil sonnait, vers 7 heures; Tôt, beaucoup trop tôt. Je regardais l’heure, je faisais le point avec moi même et je me disais à haute-voix: " H um, non, ce matin j’y vais pas " et je me rendormais avec la même satisfaction que lorsqu’on finit une course, au moment de poser le sac et d’enlever les grosses . Aujourd’hui encore j’ai la nostalgie de ces matins là. " Hum? Non, ce matin j’y vais pas ". Quel bonheur! Avouez! Il y avait aussi une autre façon de gérer la fatigue pour les copains qui se mettaient au taquet le week-end et rentraient complètement cuits à 2 heures du matin avec quelques heurts d’une course difficile. Ils allaient comater dans les amphis le lundi matin. Pour ma part je préférais la version " H um? Non , ce matin j’y vais pas ". Quel pied! Plus tard, salarié, je ne pouvais plus trop me permettre ce bonheur simple. J’ai alors développé le concept: " le boulot c’est fait pour se reposer du week-end ". Au lieu de dormir dans mon lit, je profitais donc des lundis matins pour somnoler tranquillement devant mon ordinateur, ou dans les toilettes dans lesquels j’emportais mon tapis de sol. Je vous conseille pour cela les toilettes pour handicapés, c’est beaucoup plus vaste. Mais je vais trop vite, revenons à mes chères, très chères études (j’aurais voulu être étudiant à vie), et revenons sur ce pan de l’ufraps, dont le mythe se doit d’être éclairé. Aujourd’hui il y a des salles d’escalades géantes, avec salle de fitness, vestiaires, douches, bar à bière et musique, mais à cette époque il n’y avait rien. C’est vrai que c’est assez curieux de vouloir grimper à l’intérieur, sur un mur minuscule, alors qu’il y a plein de falaises aux alentours et que l’alpiniste est le symbole même de la liberté, la nature, les grands espaces. On faisait déjà la remarque dans les années trente aux bleausards qui grimpaient sur des rochers. Enfin, c’était les chamoniards qui faisaient ce genre de remarques narquoises (les montagnes sont grandes à Chamonix, alors les chamoniards surplombent beaucoup, c’est pas leur faute). Ils disaient même aux marseillais des Calanques: " C 'est quoi l’intérêt de grimper sur vos falaises? Elles sont si petites que quand celui d’en bas pisse, celui d’en haut est arrosé. " Voyez le genre. Alors même soixante ans après ces moqueries, aller grimper sur un mur de trois mètres de haut, dans une salle, c’était un peu la honte. Mais comme toute l’élite s’y retrouvait, personne ne faisait de commentaires, hormis quelques chevelus réactionnaires. Et puis il fallait bien reconnaître que ce pan, cela permettait de progresser franchement en force, donc la honte était supportable, elle avait une récompense directement utilisable à l’extérieur, sur le vrai rocher. C’était aussi un lieu de discussions et de rencontres, le meetic de l’époque. D’ailleurs on y croisait même des filles. Enfin, une de temps en temps, en général encore plus tarée que les mecs. Aussi restaient elles des fantasmes, et peu de mecs osaient aller plus loin avec elles. On y croisait aussi des champions, ceux du coin, ceux de France, et même ceux du monde. C’était donc un creuset de l’élite de l’élite et c’était sympa de voir un champion du monde et un champion de France pour mesurer l’écart avec nous et espérer un jour les rattraper. Eh quoi, il faut bien rêver non? Parmi ces champions il y avait aussi ceux qu’on appelait les kékés. On avait prénommé l’un d’eux Sangoku, ceux qui connaissent la BD n’ont qu’à imaginer la version super sayen du héros. Le prénommé lui ressemblait par sa musculature, et on ne pouvait pas l’ignorer car même par temps froid, il ne loupait pas une occasion de tomber le tee-shirt pour montrer ses muscles, encore plus quand il y avait les filles de l’équipe de volley qui s’entraînaient. D’ailleurs à ce moment là, nombreux étaient ceux qui éprouvaient soudain un coup de chaud et se voyaient obligés d’enlever le tee-shirt. Moi aussi? Hum, oui, oui, ça m’est arrivé, mais moi j’avais chaud tout simplement. Tout ce petit monde, du champion du monde au débutant, se mêlait donc joyeusement, dans une ambiance sympathique, m’as tu vu et hypocrite à la fois. Hypocrite parce que nous n’osions pas montrer qu’on était loin du niveau des balèzes, mais dès qu’ils étaient partis on essayait de refaire les enchaînements qu’ils avaient conçus et que nous avions appris par cœur, discrètement, l’air de n’en avoir rien à faire. On se rendait alors compte qu’on était loin du compte. " I ls ont des doigts d’acier ces types! " Mais mon préféré dans toute cette faune, c’était le bossu. Je n’ai su que bien des années plus tard son prénom et son boulot, en le croisant au supermarché, ou nous avions pris le temps de discuter d’autre chose que de bourrinage. On l’avait surnommé ainsi car il était bossu, pour de vrai. Quand on lui demandait de raconter sa bosse, il nous expliquait qu’il avait fait une chute en falaise et qu’il s’était pété une cervicale. Les médecins l’avaient alors opéré et lui avaient mis un os de bœuf à la place de la cervicale. Personne ne pouvait y croire évidemment, surtout qu’il racontait son histoire avec un petit sourire en coin, mais la légende était née. Son histoire de chute était peut-être vraie car il ne grimpait jamais en tête, il avait trop peur disait-il. Il sortait toutefois en falaise avec des amis qui acceptaient de lui poser la corde en moulinette . Ce qui est clair, c’est que c’était une espèce de mutant , capable de passer du 8b . Dans les années quatre-vingt-dix il n’y en avait pas beaucoup. Mais lui faisait ça en toute discrétion, avec un faux-air de ne pas voir qu’il était très fort. Il n’arrêtait pas de tourner en dérision toute tentative de discussion sur le sujet: " Ah tu trouves? Mais non c’est facile en fait ce mouvement, regarde tu y es presque. Dans deux semaines tu y arrives ". Alors que le dit mouvement était une horreur sans nom que même les champions n’arrivaient pas à faire. Et c’est là toute la légende du bossu. Il arrivait sur le mur comme un clochard et son manège était bien rodé. J’avoue que dans ma croyance d’être un costaud je me suis fait avoir aussi. Mais c’était un spécialiste, je ne pouvais pas lutter. Il savait repérer le gars qui pensait être fort, entamait son approche de débutant et finissait par vous faire une démonstration qui vous faisait rentrer à la maison la queue entre les jambes. Je l’ai vu faire son cinéma devant les gars de l’équipe de France et en laisser sur place quelques uns, la bouche soudainement close. Le clochard c’est le premier surnom que je lui avais donné. Je me souviens de ce premier jour où je l’ai vu débarquer sur le pan. Habillé comme un clochard, avec son pull troué, ses chaussons d’escalade attiraient tout de suite l’attention. Déjà parce qu’il n’avait pas une vraie paire de chaussons, mais deux chaussons différents. Et aussi parce que les dits chaussons, qui semblaient dater d’une époque lointaine, étaient troués. C’étaient les habits du comédien, et on s’y laissait tous prendre. Ensuite il sortait son jeu d’acteur. Il vous regardait vous mettre au taquet dans un enchaînement, le plus difficile que vous connaissiez et il vous disait " Wah! ça à l’air super dur ce que tu fais! ". C’était le deuxième piège, la flatterie. Inutile de dire que chez l’élite ça fonctionnait à tous les coups. Il passait ensuite à la phase je t’amadoue: " Tu peux pas m’en montrer un moins dur, pour que je m’échauffe? Je connais pas d’enchaînement ". Condescendant, piégé sans l’avoir encore compris, tu faisais le mec généreux qui prend sous son aile de maître un débutant. " Ouais, tiens essaye ça. ". Et là, première surprise, il enchaînait les mouvements. Mais pas avec facilité, il continuait à tendre son piège pour qu’on s’y enfonce encore plus. Il prenait une prise, te regardait en te demandant " et après c’est laquelle? ", l’attrapait mais zippait des pieds, se retrouvant pendu par les mains, se rattrapait et recommençait deux prises plus loin. Il finissait donc ton enchaînement, mais en laissant l’impression qu’il était à sa limite. Et là il te lançait le coup de grâce, sans que tu aies encore compris le manège. " Tu peux me montrer celui que tu faisais quand je suis arrivé? ". Vous vous souvenez, celui à votre niveau max, celui sur lequel vous vous arrachez depuis trois semaines et que vous n’arrivez pas encore à enchaîner complètement? Et comme vous êtes vraiment con, à ce moment là vous vous dites: " Il est con lui, il croit qu’il peut faire ce truc alors qu’il rame comme un nul sur un enchaînement facile. En plus il vient d’arriver , il n’est même pas échauffé, il va se claquer un tendon ". Alors vous lui montriez votre bijou, votre plus beau chef d’œuvre, à la fois fier de lui montrer que vous n’êtes pas du même niveau, que vous n’êtes pas un rigolo, à la fois un peu agacé de voir un débutant se prendre pour un balèze et vous faire perdre votre temps. Et c’est là que le coup de grâce venait vous cueillir et vous fermer votre clapet définitivement. Il recommençait avec votre chef d’œuvre le même cinéma qu’avant: " C 'est quoi la prise suivante? " le pied qui zippe, le rattrapage de justesse sur une prise minuscule, les pieds qui zippent à nouveau, qu’il ne repose même pas pour attraper la prise suivante encore plus minuscule. Et vous viviez, ébahi, l’enchaînement de votre bijou par ce clown, sans les pieds, accroché sur une prise que vous vous ne tenez pas plus de deux secondes en plaçant bien les pieds, qui vous regarde et vous demande en y restant lui, dix secondes, les pieds dans l’air: " C’est quoi la suivante? ". Et il vous posait là, l’air encore incrédule, ayant enchaîné votre plus difficile problème à vue. Il vous achevait, généreux, en vous disant " Ouais il est chaud ton truc, sympa ". Et là vous aviez compris que vous vous étiez bien fait prendre à votre orgueil, et qu’il était temps de penser humilité. Et ce manège là je l’ai vu faire une fois devant l’équipe de France, Sangoku et champions inclus. Il a refait exactement le même cinéma, enchaînant un truc abominable sur lequel ils se cassaient presque tous les dents. Je n’ai jamais su le niveau de ce type, mais il aurait sans aucun doute mérité sa place dans cette équipe de France.

J’avoue que j’ai connu sur ce pan beaucoup de bonheur et pas mal de gros poumons avec qui je suis allé grimper par la suite, c’est donc un peu la larme à l’œil que j’y repense à chaque fois. Et je ne dois pas être le seul, car si ce pan mythique a depuis longtemps disparu de l’ufraps, remplacé par une structure moderne, il n’a pas été démonté ou cassé pour autant. Il a été transporté et exposé dans la première salle d’escalade moderne ouverte à Grenoble. On peut donc toujours le voir, tel une pièce de musée, une horreur sans utilité pour les plus jeunes, un monument historique pour les anciens.

Grosses : Petit nom donné aux chaussures d’alpinisme, qui chacun le sait sont grosses, lourdes, chaudes. On les enlève avec joie en fin de journée. Enfin, joie pour le porteur, pas pour les compagnons qui partagent la tente et qui ont le flair bien aiguisé.

Moulinette : On dit soit " poser une moulinette ", soit " grimper en moulinette " ou plus communément " grimper en moul ". Dans tous les cas cela signifie qu’on va grimper en top-rope (en bout de corde voyons) ou qu’on installe un système pour que les suivants grimpent en top-rope. Par extension, mouliner quelqu’un c’est le descendre comme un saucisson.

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Il m’a fallu deux postes pour me faire au style mais maintenant je suis totalement pris dedans !
Hâte de lire la suite :slight_smile:

J’adore c’est génial ! Je lis chaque post avec avidité

IV - Récidives - Je vous l’avais bien dit qu’il était taré ce type!

C’est aussi à ce moment là que j’ai connu Ben, mon plus important compagnon de cordée en nombre d’ascensions réalisées. Ben n’était pas un grenoblois non plus, c’était un jurassien, un costaud et un minimaliste. Entendez par ce dernier mot que nous avions l’air de clochards, car notre matériel laissait à désirer. Je n’ai pu m’acheter une sursalopette que lorsque j’ai arrêté de faire des voies difficiles par exemple. À ce moment là, j’avais un pantalon de randonnée tout simple, en toile, et pour les courses de glace je recyclais mon pantalon de ski, qui n’était plus imperméable depuis longtemps. En haut du corps nous n’avions pas encore pu nous offrir les fameuses troisièmes couches. Pourtant, à cette époque leur prix était correct puisque ce n’était pas à la mode. Aujourd’hui c’est hors de prix car on regarde plus le look que la qualité (en plus les secours sont filmés faut faire gaffe). Et surtout on ne peut quasiment plus éviter cette grosse daube qu’on appelle gore-tex, dont la seule qualité est de faire grimper les marges des vendeurs. Mais même quatre fois moins cher qu’aujourd’hui, ce n’était pas à la portée de mes ressources d’étudiant. Je rêvais devant car à l’époque je travaillais comme vendeur dans un magasin de sport, et ce faisant j’avais alors la possibilité de les acheter vingt pour cent moins cher. Mais mille francs à l’époque, c’était presque la moitié de mon salaire car je travaillais à temps partiel. Eh bien tant pis, les anciens non plus n’avaient pas de l’ imper-respirant comme on disait alors. Nous ajoutions donc au dessus de notre polaire, un bête K-Way. Le top du non respirant et non isolant, mais au moins ça coupait un peu du vent et on gagnait quelques minutes avant d’être trempés par mauvais temps. Je me revois encore au sommet de la Grande-Casse, sortant des Italiens avec mon K-Way multicolore, le même à la Barre des Ecrins, et encore le même au sommet du Mont-Blanc, ce qui m’a valu des redescentes rapides car après cinq minutes d’arrêt, un tel équipement vous pousse à ne pas traîner au froid et au vent. De toutes façons, avec Ben, on était tellement toujours au taquet que nous ne supportions jamais plus de dix minutes le sommet. Et puis ce n’est pas le sommet qui est intéressant, mais la façon d’y arriver. Le temps donc de faire la même photo horrible sur laquelle on découvrait quelques semaines plus tard nos têtes de forçats fatigués, celui de manger un bout en avalant la corde pour le premier attendant le second, ou d’attendre que le premier prépare la descente ou range le matériel pour le second. Et puis nous replongions dans la descente car en général, sur une bonne partie des itinéraires, la descente reste une partie difficile de la course, là où les morts sont les plus nombreux. Dans tout notre matériel de clochard nous avions aussi une tente canadienne, six kilos. Une richesse de Ben. Mais une tente vraiment pas conçue pour être portée en montagne, se monter sur la neige et résister aux éléments. D’ailleurs, Ben se souviendra toute sa vie d’une nuit de tempête sur les flancs du Mont-Blanc, chacun à un bout de la tente, aplati de tout son poids pour qu’elle ne s’envole pas. Les sardines dans la neige ça ne tient pas bien il faut le reconnaître. Mon dos aussi s’en souvient, forcément, elle ne tenait pas sur le cartable de Ben, vous verrez plus loin, c’est donc moi qui la trimballais. Quant au réchaud, vous l’aurez deviné, ce n’était pas du spécial montagne non plus. Un simple bleuet camping gaz avec cartouches à percer. Mais grâce à cela nous pouvions aller faire des voies qui nécessitaient deux jours, en hiver. De nous deux, c’était lui le pire clochard. Pourtant à cette époque, diplôme d’ingénieur en poche et premier boulot, il gagnait quand même sa vie. Moi j’étais étudiant, et c’est pour ça que c’est lui qui payait les péages. Mais au niveau matériel, il méritait le prix de la décroissance, catégorie « extrême ». Même en plein hiver, pour des courses de deux jours, il prenait son sac à dos de vingt-cinq litres, celui qui sert de cartables aux étudiants grenoblois. Et encore, on voyait de loin que son cartable n’était plus tout neuf. Il lui était donc impossible de rentrer piolets, crampons, corde, baudrier et grosse veste là dedans. Tout était en portage extérieur. Quelques ficelles par ci, des coincements dans les sangles existantes et tout pendouillait à l’extérieur du sac. Il y en avait plus en dehors du sac qu’en dedans. Ce qui m’agaçait, c’est que toute cette quincaillerie se transformait forcément en sonnailles. À part ça, il assurait dans toutes les situations et je savais qu’en cas de coup dur ou de passage trop difficile, il pouvait nous sauver la mise. Son seul défaut c’était de ne jamais renoncer, ce qui faillit nous coûter la vie plusieurs fois, mais pire encore, je passais régulièrement pour le pleureur de service, ce qui néanmoins nous a également sauvé la vie parfois. Dans les anecdotes qui prouvent ce que je viens de dire, il y a celle de la super 5. Déjà elle prouvera ce que je viens de dire sur la force jurassienne de mon acolyte, mais elle rendra encore plus visible la décroissance dans laquelle il vivait. Ben avait acheté une super 5 en remplacement de sa deux-chevaux. Au niveau voiture aussi il était au top. Malheureusement pour lui, un soir de match Bourgoin-Grenoble, en rugby, des supporters aussi intelligents que sobres avaient mis le feu à sa deux-chevaux. Pour rigoler certainement. Il en avait donc profité pour passer à la gamme au-dessus, la super 5! Qui elle aussi a connu le feu un peu plus tard. Cette fois c’est la voiture d’à côté qui avait été incendiée, la sienne en avait donc réchappé, mais une portière avait noircie et la poignée de porte avait fondu. Un jour d’hiver nous avons poussé cette pauvre voiture au-delà de ses limites prévues. On faisait ça avec tout notre matériel, il n’y avait pas de raison que la voiture ne sois pas traitée de même. Partis pour deux jours pour un couloir de glace en janvier, Ben a voulu tester rapidement si la route était gelée. Pour cela il posa délicatement sa patte jurassienne sur la pédale de frein, dans la grande ligne droite entre Jarrie et Vizille. Ni une ni deux, la voiture toute joyeuse se mît à danser telle une patineuse. Nous voilà donc partis pour deux tours avant de nous arrêter à quelques centimètres du canal. Heureusement, les alpinistes ça se lève tôt, il n’y a donc pas grand monde sur la route pour contempler nos arabesques, et c’est tant mieux puisqu’à ce moment là nous sommes sur la voie de gauche. On reprend la route, un peu moins insouciants, et on arrive à La Morte (oui le nom fait toujours bizarre la première fois, surtout la nuit, en plein hiver, quand on part dans un truc dur avec un jurassien fonceur). Les routes sont tellement mauvaises que nous posons là notre carrosse. Autant dire que l’approche va être longue, partir de 1000 mètres pour sortir à 3000 mètres, en hiver, par un itinéraire technique et en faisant la trace tout le long, c’est une expédition. Mais on a la foi à vingt-cinq ans, alors on y va. On arrive même au pied de la voie, une première longueur en glace assez raide mais pas verticale. Malgré l’heure et la fatigue on se lance dedans pour voir, on sait déjà qu’on ne pourra pas sortir dans la journée, et on n’a pas pris la superbe suite canadienne dans nos sacs pour bivouaquer. Oui, nous n’avions que la tente canadienne de six kilos pour nos sorties en montagne. On repère donc, car la semaine prochaine on revient. On en profite aussi pour essayer les nouveautés de Ben. L’une matérielle, l’autre technique. L’idée directrice de ces nouveautés c’est de trouver un moyen, en cas de retraite en cascade, de ne pas laisser en place une broche pour faire un rappel . On ne connaît pas encore les Abalakovs et au prix que coûte une broche, ça fait prendre des mauvaises décisions ou inventer des astuces dangereuses, comme les nôtres. La première innovation matérielle de Ben ce sont des pieux à glace, en alu, censés remplacer les broches pour faire les rappels. Ben étant ingénieur en mécanique, il bosse dans une boîte qui construit des téléphériques, et là bas, il y a de quoi travailler les métaux. Il en a donc profité pour usiner des cornières en alu et les appointer. Comme c’est moi qui suis en tête, c’est à moi de faire le pilote d’essai. Avec le froid de cet hiver, la glace est très dure, imaginer y planter un pieu de soixante centimètres au piolet marteau, on va dire que c’est la jeunesse pour être gentil. Qui plus est un pieu en alu. Je bourrine tant que je peux, je plante l’innovation de dix centimètres avant de voir la surface de réception de mes coups se transformer en chou-fleur. Tant pis, dix centimètres ça suffit pour supporter mon poids, quand à récupérer l’engin, je n’y crois pas, mais ce sera à Ben de s’y coller, après tout c’est lui l’inventeur. Le rappel tient et Ben monte à son tour pour récupérer son bébé. Évidemment, même après un bon quart d’heure de martelage jurassien, le pieu n’a pas bougé d’un centimètre. Par contre il a quelque peu vrillé. À regret, Ben abandonne sa création (si quelqu’un a trouvé un jour dans le massif du Taillefer un pieu en alu émoussé et tordu au pied d’une voie, il aura une réponse à une question qu’il n’aura pas manqué de se poser: " qu’est ce que c’est que ce truc là? " et surtout " qu’est ce que ça fout là? ") et il en profite pour tester sa deuxième trouvaille. Disons plutôt que c’est une technique qui vient de sortir et qu’il a lue dans un magazine: le rappel éjectable (rien que le nom…). La manœuvre consiste à poser un rappel sur une simple broche, en violation de toutes les règles de salon, et d’enrouler autour de cette broche une ficelle au fur et à mesure du vissage. La magie du système c’est qu’une fois en bas, il suffit de tirer sur cette ficelle, attachée à un brin de la corde, pour espérer la voir dévisser la broche. Ben réalise la manip et descend en rappel, non sans avoir testé plusieurs fois le système, vaché à une autre broche. Je m’attends à voir tout le bazar se défaire et mon inventeur voler, mais non, tout se passe bien; ça sert d’être ingénieur. Une fois en bas, un petit sourire de soulagement dissimulé sur le visage, il essaye de tirer sur le brin de corde relié à la ficelle. Hum, ça résiste. Ça doit être au démarrage, il faut vaincre les premiers frottements. On s’y met donc à deux, et on tire. Rien ne bouge. Là, c’est pas les frottements, c’est le froid. Tout le bazar a du geler avec les -10°C. On se pend donc comme des malheureux sur la corde mais ça ne suffit pas. Là, au cinéma comique, on passerait en plan éloigné pour que le spectateur comprenne ce qu’il va arriver aux deux benêts. Car le pied des cascades c’est souvent raide. Et effectivement, la pente sur laquelle on est est raide, et la neige est dure. Mais à aucun moment cela ne nous saute aux yeux. Sinon nous n’aurions pas couru droit dans la pente comme des idiots en espérant que notre masse et notre vitesse décoinceraient le système et que tout serait fini. Non, évidemment. Là où on ne s’est pas trompé, c’est que sous le choc de notre course, attachés à la corde rebelle, le système se décoince d’un coup et la broche se dévisse en un quart de seconde. Mais dans l’autre quart de seconde, nous tombons tête la première dans la pente, et la glissade commence. Évidemment, les piolets sont restés au pied de la cascade, nous n’avons donc rien pour nous arrêter. Le cerveau n’étant pas complètement vide nous avons quand même la présence d’esprit de ne pas essayer de freiner avec les crampons, ce qui nous assurerait de partir en saut périlleux arrière (ça sert de lire des livres sur la sécurité en montagne). Bref, seuls les coudes et les genoux peuvent nous servir et j’arrive à m’arrêter le premier. Je regarde Ben, un peu au dessus de moi; son inertie jurassienne est toujours en mouvement. Comme dans un sketch, je vois arriver la suite de l’histoire quand mon cerveau me rappelle que nous sommes encordés. Ben me dépasse, je me prépare au choc, mais cela ne suffit pas, me voilà reparti vers le bas. Je dépasse Ben qui cette fois s’est arrêté. Et heureusement le sketch s’arrête là, l’inertie d’un jurassien est difficilement mise en défaut par un poids plume comme moi. On remonte penauds mais quand même heureux d’avoir validé la technique du rappel éjectable, et aussi, forts d’un savoir en plus pour la prochaine fois: ne pas faire les mulets en courant dans une pente sans être attachés quelque part. La semaine suivante on y retourne, avec ma voiture cette fois. Ma brave coursière avec ses quatre pneus hiver ne se laissera pas arrêter par un peu de neige et de glace. Nous montons ainsi jusqu’à la Morte, hameau célèbre pour sa joie de vivre en hiver, et montons plus haut que la semaine précédente. Nous attaquons alors la montée qui donne accès au col menant au départ de notre course. La route est vraiment glacée. Une couche translucide la recouvre de quelques centimètres. Qu’à cela ne tienne, avec pas mal d’élan on devrait pouvoir passer la côte, et après on a gagné, ça descend. Je lance donc ma coursière à vive allure dans la montée. Et ça fonctionne, on monte. De moins en moins vite, mais on monte toujours. Puis à trente mètres du sommet, l’élan n’est plus et la vitesse devient nulle. Je pose mon pied sur le frein, confiant. Mais ça ne se passe pas comme espéré. La vitesse, de nulle, devient négative. Même avec le pied sur le frein, on commence à reculer. Eh oui, on avait bien vu que c’était de la glace vive sur la route, ce n’est pas maintenant qu’il faut s’étonner. Je me retourne pour essayer de guider comme je peux, c’est à dire rien, ma voiture qui redescend en gagnant de la vitesse. Heureusement, la route est droite et la voiture reste en ligne. Retour au pied de la côte. On a bien chaud cet hiver! Ça doit être le changement climatique…

  • " Bon, on rentre à la maison? "

  • " Ah non, on n’est pas venu pour rien quand même! "

Compte tenu de ce que j’ai dit plus haut je vous laisse deviner qui a prononcé quoi dans le dialogue précédent. Je l’ai dit, Ben a toujours eu du mal à se déplacer pour rien. On a bien compris que la route est vraiment gelée, alors autant changer d’objectif d’autant que la route restante est bien pire, on la connaît. Nous nous rabattons donc sur une jolie ligne, " Symphonie d’automne " à l’Alpe d’Huez. L’avantage des stations de ski, c’est que les routes sont bonnes. Pour rester dans les sketchs je me rappelle de cette course comme celui de Coluche au ping-pong. Dès la première longueur, je prends un bloc de glace dans la pommette droite, qui s’ouvre, et un autre dans l’œil gauche. Je finirai les vingt derniers mètres de cette longueur, aveugle, guidé par la voie de Ben qui me dit que ce n’est rien, et qu’on ne va pas renoncer pour si peu. On ira en haut malgré tout, et Ben avec son caractère impassible ne me proposera même pas de faire la longueur suivante en tête . C’est mon tour, peu importe la pommette ouverte qui saigne et l’œil gauche qui voit encore trouble. Quelques semaines plus tard, nous n’avons toujours pas renoncé à l’objectif initial. Retour donc à la Morte, peu de temps après, pour le troisième round. Cette fois tout va bien, seulement la route est bien enneigée et évidemment nous n’avons pas de chaînes. Mais enfin, la super 5 passe, et à partir du col, il n’y a que de la descente, environ quatre kilomètres, pour aller au départ de notre course. On sait bien que c’est n’importe quoi, puisque ça va remonter au retour, mais on croit souvent aux miracles dans notre milieu. Qui sait, d’ici demain ça aura peut-être fondu, un chasse-neige sera passé, il y aura un super grip pour les pneus, etc. Du coup on continue jusqu’au bout de la route. On charge nos sacs de mules (forcément, cette fois nous avons la tente canadienne) et on monte en traçant, de la neige jusqu’aux genoux. On se cale au pied du couloir et on installe la tente. Le lendemain, on finit l’approche, de la neige jusqu’aux hanches dans les passages raides. Mais on est jeune et malgré les -10°C et une toute petite polaire par dessus le sous-vêtement thermique, on est bien. Au niveau habits nous étions tous les 2 sponsorisés par le même couturier: la misère. Nous terminons donc enfin cette course au troisième essai, et dans le brouillard qui venait d’arriver nous avons fait la traditionnelle photo grimacée au sommet du Taillefer. Puis nous redescendons en raquettes le glacier supposé débonnaire. C’était encore une super idée de mon compagnon, qui pour compenser le poids de la tente avait milité pour qu’on ne prenne pas des skis mais des raquettes premier prix. Le top de l’accroche dans des pentes qui se révélèrent pas si débonnaires, avec une neige dure et quelques passages qui avoisinaient les quarante degrés. Mais bon, on est des pros non? On serre les dents et plusieurs fois les lanières des raquettes se barrent des chaussures, mais nous rejoignons notre belle tente marron délavé. Plus que la descente à la voiture à terminer. C’est donc à ce moment là que nous revient en mémoire la route descendue la veille avec notre super 2x4. Mais on est bien cuits alors on n’y pense pas trop et nous nous en remettons au futur miracle auquel on croit plus fermement à chaque fragment d’énergie perdue. Cela s’appelle le manque de lucidité et est une source importante d’erreur et de mort en montagne. Heureusement, dans notre cas on ne peut qu’en être quitte pour un nouveau bivouac, ou une marche épuisante jusqu’au village, un retour en stop avec récupération de la super 5 cet été, ou revenir avec des chaînes. Il n’y a pas de problème pour les montagnards, que des solutions plus ou moins longues et compliquées. Le temps de retourner tous les scénarios dans nos têtes et nous apercevons la voiture, la seule à des kilomètres à la ronde. On charge les sacs, elle démarre, c’est déjà ça. On galère un peu pour lui faire faire demi-tour et on la lance dans la montée. Évidemment, ça ne fonctionne pas. Je sors pour pousser mais ça patine trop. On change alors de tactique, on refait faire demi-tour à la voiture pour essayer en marche arrière. Je me remets à la poussée et miracle, ça fonctionne. Ça patine toujours pas mal mais la voiture monte. Par contre impossible de prendre un peu de vitesse, dès que j’arrête de pousser, la voiture ne bouge plus. Quatre kilomètres à pousser plus de neuf cents kilos en montée, vu ce qu’il me reste comme énergie, ça m’apparaît comme une bonne galère à venir, tout comme la nuit qui ne va pas tarder. Mais bon on n’a pas le choix, alors je pousse. Je pousse et je fatigue. Mais des années après je remercie les voitures de ces années là, la mienne comme celle de Ben, qui ne pesaient que huit cents kilos à vide. Aujourd’hui, avec des voitures d’une tonne deux cents, l’histoire serait différente. Je pousse et je sue comme un percheron. On a toujours aussi chaud cet hiver… Au bout d’un kilomètre je suis cuit. Relais! Ben sort de la voiture pour pousser et je prends le volant pas très enjoué car je sais que mes qualités de pilote en marche arrière sont médiocres. D’ailleurs on ne fait pas cent mètres que je mets la voiture dans le caniveau. La roue avant droite est dans le trou, plus rien ne bouge hormis sa voisine qui tourne inutilement dans l’air. Ben reprend le volant, je reprends le rôle hippique. Mais là, j’ai atteint ma limite, la voiture reste plantée. Le jurassien s’énerve, il sort de la voiture, empoigne l’aile droite et soulève l’avant droit de la voiture qu’il repose sur la route! J’en reste sans voix. J’essayerai des années plus tard pour voir, mais jamais je ne réussirai à soulever une voiture comme ça. Pour remettre un peu d’humain dans cette épisode, je précise qu’il aura quand même mal au dos pendant quelques temps après cette histoire, mais sur le coup, il a fait ça sans se rendre vraiment compte du tour de force. Après ce coup là je ne rechigne pas pour me remettre à la poussée et lui laisser le volant. C’est peu après que la chance nous sourit. Deux gars, avec des sacs deux fois plus gros que les nôtres nous rattrapent. On n’hésite pas: " V ous êtes super chargés les gars! Allez, on vous charge les sacs dans la voiture et vous nous aider à pousser? " Quelques secondes s’écoulent, ils sentent le piège, ils hésitent, puis finissent par accepter. Trois à pousser, ça devient tranquille et nous rejoignons le col peu après la tombée de la nuit. Nous encapons ainsi la descente, posons nos amis d’une nuit à leur voiture sagement garée à La Morte, et rentrons chez nous. Quand on vous dit ensuite que les lundis à l’université sont calmes ou que ceux au boulot sont faits pour se reposer, vous comprenez?

Les retours de nuit pour les alpinistes, c’est une rengaine bien connue. Voici quelques anecdotes personnelles, mais elles sont des faits communs pour tous les montagnards. Communes parce que comme on vise toujours un peu haut, on se programme inévitablement des sorties qui passent tout juste dans la journée. Et évidement, le moindre grain de sable vous met hors délai, et donc la nuit vous prend dans la descente. Que ce soit une cordée qui vous bouchonne, un corde qui se coince ou une descente en moins bonnes conditions qu’espérées et vous voilà pris par l’obscurité. La nuit est suffisamment stressante pour que vous mettiez les bouchées doubles pour sortir des pièges avant qu’elle ne tombe, quand vous pensez que vous pouvez encore y arriver. Mais il est étonnant de constater qu’une fois qu’elle est là, vous vous faites une raison et tout devient plus calme dans votre tête. Comme si une fois que la nuit était tombée, le retard n’était plus un problème. Il fait nuit il fait nuit, ça ne pourra pas être pire pour trouver l’itinéraire et éviter les dangers. Et puis ceux qui vous attendent en bas ont maintenant bien compris que vous avez eu un problème. Alors autant se calmer, on a perdu la course de vitesse, maintenant c’est terminé, on va rentrer tranquille. Je tiens d’ailleurs à saluer ces personnes d’en bas, à une époque où nous n’avions pas de téléphone portable, pour avoir supporté maintes fois ce genre de situations. J’en viens à remercier mes périodes de célibat pour la tranquillité qu’elles ont apportée à une partie de la société. Dans ces retours très tardifs je me souviens du retour de la directe de la face sud de la Meije avec une copine. On a mis du temps dans la voie parce qu’on s’est un peu trompé dans le bas de l’itinéraire, et aussi parce que j’avais été en hypoglycémie toute la journée. Erreur de ma part, j’avais donné mon sang la veille de la course (oui, pour être alpiniste il ne faut pas se faire trop de souci ni écouter les médecins, c’est ainsi qu’on ouvre les possibles). Le lendemain de ce don de sang tout va bien, et nous mettons le turbo pour monter au Promontoire: trois heures depuis la Bérarde avec nos sacs de quinze kilos, cela veut dire qu’on n’a pas traîné. Et encore, j’ai mis plus d’une demi-heure pour remonter les câbles sous le refuge. J’ai bien senti l’erreur à ce moment là, même si elle est venue brutalement. Les deux heures trente précédentes j’étais en pleine forme et là d’un coup ça tourne et les jambes pèsent des tonnes. Arrivé au refuge je me jette sur une canette de coca. Je ne la sens même pas humidifier ma gorge, c’est comme si j’avais bu de l’air. Je me jette donc sur la soupe de la gardienne et m’envoie deux grosses assiettes en un rien de temps. Ça commence à aller mieux. J’enquille les pâtes qui suivent, arrive à me faire servir trois parts de tarte au citron et nous allons nous coucher. Le lendemain, à 4 heures, je ne suis pas très frais, mais on avance bien dans la face. Je surmonte les difficultés sans trop de soucis, même au dessus des vires du glacier carré où le 4+ promis est devenu un bon 6a athlétique. En grosses depuis le départ, c’est chaud, et je n’arrive quasiment rien à mettre en protection. Mais ça passe, c’est l’essentiel. Par contre, à partir de là, comme la veille, je m’effondre d’un coup. Ma coéquipière prend le relais et nous finissons à corde tendue. Le temps d’un petit coucou au nain à barbe du sommet et nous redescendons, il est déjà dix sept heures. Heureusement, nous sommes en juillet, les jours sont longs. Malgré cela, si la copine assure dans le suivi de l’itinéraire, moi je rame pour suivre le rythme. La nuit nous rattrape donc en haut du couloir Duhamel. Précisons que ni l’un ni l’autre n’a déjà parcouru l’itinéraire de descente, qui est quand même la voie normale de la Meije, et que le topo que nous avons appris par cœur perd de sa pertinence quand on n’y voit pas à cinq mètres. Nous nous débrouillons quand même pour atteindre " le crapaud " et là, coup de chance, les copains qui nous attendaient au refuge sont montés avec les frontales pour nous indiquer la suite. Nous arrivons au Promontoire à 23 heures. Demain ils vont dans " les vaches qui rippent " et nous leur filons le matos, c’était le plan prévu. Je finis en short car non seulement on leur donne la quincaillerie mais aussi quelques habits. Le copain, un des pros du Couturier d’il y a dix ans, (ma compagne de cordée est devenue sa copine) n’a pas de pantalon pour grimper. Il est donc monté en short par " les Enfetchores " puis le glacier sachant qu’il récupérerait mon pantalon pour le lendemain (quand je vous dis qu’il n’y a pas que nous, les autres aussi sont limites). Heureusement, sans essai préalable, il est heureux de voir qu’il rentre dedans. De justesse car plus fin que moi c’est le modèle enfant, mais ça passe. Avec Dana nous continuons donc la descente à la voiture, deux heures plus bas. À minuit et demie, un peu en dessous du Chatelleret, elle s’arrête:

  • "Je suis cramée et il faut encore ramener la voiture jusqu’à la maison. On se pose là, je mets le réveil, on dort une heure, qu’est ce t’en dis? "

  • " Ok ".

On se couche direct dans l’herbe et trente secondes plus tard on dort. À une heure trente le réveil sonne et on repart en mode zombie. On rejoint sa voiture, je lutte pour ne pas m’endormir sur la route mais je tombe rapidement. Quand je me réveille on est à la maison, il est trois heures du matin passées. Encore un lundi à dormir au bureau.

Un autre retour de nuit qui m’a marqué c’est dans Belledonne, la goulotte " Blanche " avec Ben. La journée s’est bien passée mais la longue sortie en terrain facile nous a pas mal retardé. Il y a beaucoup de neige et c’est plaqué . Du coup on tire des longueurs au lieu de filer à corde tendue et nous arrivons au sommet à la fin du jour. Nous sommes en plein mois de janvier, les jours sont courts. Là encore, nous ne connaissons pas la descente alors on enquille le plus rapidement possible, sans même faire notre traditionnelle photo grimace, tant qu’on y voit encore un peu. On court mais la nuit nous prend au dessus du torrent, partiellement gelé. On sait que ça doit passer quelque part par là, mais on ne trouve pas. Du coup on installe un rappel en haut d’une cascade gelée. On entend mugir le torrent quelques centimètres en dessous de la glace, grosse ambiance, on serre les fesses. Ben, qui a eu l’idée de ce rappel se lance en premier. On ne voit rien, on ne sait pas si on est sorti d’affaire en un rappel, si il va falloir en enquiller plusieurs ou si celui-ci nous amènera dans un piège. J’imagine Ben pendu en bout de corde au dessus d’une partie non gelée de la cascade, nous condamnant à attendre que le jour se lève pour comprendre comment sortir du piège. Il fait nuit noire, pendu à mon relais je suis assourdi par le bruit du torrent. Je sais donc que je n’entendrai pas Ben crier " libre! ", alors je surveille la tension de la corde pour savoir quand descendre à mon tour. Dix minutes passent, un quart d’heure, une demi-heure. Je hurle tant que je peux pour essayer de me faire entendre et attends à chaque fois une réponse. Mais rien de rien. Seul le torrent occupe l’espace sonore. Je tire sur la corde telle une mule mais elle est tendue comme un string d’obèse. J’attends encore un quart d’heure, le temps de remarquer que si elle est tendue, elle ne vibre pourtant pas d’un millimètre depuis un moment. Or quand quelqu’un descend en rappel on sent des différences de tensions et des vibrations dans la corde. J’en déduis que soit il est arrivé en bas et quelque chose d’inconnu bloque la corde, soit il est pendu quelque part sur la corde, inconscient, ou à tout le moins bloqué. Je me décide donc à y aller. J’ai un mal de chien à passer la corde dans mon tube mais grâce au célèbre dicton du bourrin j’y parviens. Encore un hiver où il fait chaud. Le dicton du bourrin c’est un dialogue:

  • " Ça passe pas! "

  • « Bourrine! »

  • « Ça passe toujours pas! »

  • « Bourrine plus! »

Tout en finesse.

Je récupère ensuite les broches du relais, l’eau sort des trous de notre Abalakov , je suis trempé, la corde aussi. Quelques mètres plus bas le bruit du torrent est encore pire et je découvre la raison du blocage. La corde mouillée, en touchant une bosse de glace a gelé sur plusieurs centimètres en se collant à la glace. Voilà pourquoi ça ne venait pas. Je décoince tout ça et rejoint Ben, légèrement fumant:

  • " T1 mais qu’est ce tu fous? Ça fait une demi-heure que je t’attends! ". Heureusement pour nous, avec ce rappel nous avons retrouvé un terrain plus plat et nous retrouverons le chemin à l’entrée de la forêt. Retour à la voiture à vingt-trois heures, plus de minuit à la maison. Après dix neuf heures de course, vivement lundi qu’on se repose.

Au fil de toutes ces aventures on a tout appris sur le tas, en direct. Jamais on n’a voulu se mettre dans un club, dans notre conception des choses c’était bon pour les nazes, pas pour des vrais de vrais qui ne faisaient que s’entraîner en vu de la face nord de l’Everest pendant la mousson. Heureusement on lisait beaucoup les magazines et les revues techniques, ce qui nous a permis d’apprendre pas mal de choses tout de même, mais l’essentiel venait du terrain. Il faut donc bien reconnaître aujourd’hui qu’on a eu beaucoup de chance. On a parfois fait des erreurs qui auraient pu nous coûter la vie dans d’autres circonstances, ou nous assurer les secours et la honte éternelle: des longueurs en corde tendue dans des endroits exposés, des relais branli-branlots qui n’auraient pas résisté à une chute, du matériel inadapté qui ne nous a pas lâché au mauvais moment par chance, le mauvais temps qui n’est pas venu nous cueillir les fois où nos tenues étaient bien trop légères, etc. Je me souviens d’une anecdote qui me fait encore souvent sourire mais qui aurait pu nous coûter cher si elle ne s’était pas passée en falaise école mais en montagne, loin des foules. C’était notre première voie de deux longueurs avec Steve, notre première année d’escalade. On se lance à Saint-Egreve, une falaise école très fréquentée, en tous cas à cette période, avant les effondrements, dans une voie en 5+ ou 6a de deux longueurs. Tout se passe bien, on est fier de nous, on innove sur les manipulations car personne ne nous a montré ce qu’il fallait faire aux relais, puis on entame la descente. Par chance on a une corde à simple de soixante mètres, ce qui permet de faire les deux rappels d’une trentaine de mètres. Je descends en premier, innovant là encore sur la technique du rappel que personne ne nous avait enseignée. Inutile de dire que nous n’avions ni casque ni cordelette pour faire un auto-bloquant, la base du rappel aujourd’hui. J’ai d’ailleurs failli mourir deux fois dans cette falaise à cause de ça. La première parce qu’un joli caillou venu de bien haut est tombé à moins d’un mètre de moi alors que j’étais au pied de la falaise, la seconde parce qu’une cordée a lâché un huit (un élément d’assurance en métal) trente mètres au dessus et qu’il aurait du me tomber dessus. Heureusement, le huit a légèrement touché la paroi dans sa chute, ce qui l’a fait tinter, ce qui m’a fait lever la tête et fait faire un pas de côté en voyant l’objet m’arriver dessus. Aujourd’hui beaucoup de gens portent un casque au pied des voies, mais au début des années quatre-vingt-dix, on n’en voyait pour ainsi dire jamais. Malgré cela notre descente en rappel se passe bien. J’arrive au premier relais après ce premier rappel et Steve ne tarde pas à me rejoindre. Il nous ne reste plus qu’à ravaler la corde pour l’installer à ce relais et engager le second rappel. Je tire la corde, qui se libère du relais supérieur et chute… jusqu’au sol.

  • " Mais!? Tu ne tenais pas la corde? "

  • " Ben non! Toi non plus? "

Nous avons effectivement bêtement regardé notre corde tomber, sans que ni l’un ni l’autre ne pense à la tenir. Elle est donc tombée, et la voilà au pied de la falaise. Quant à nous, nous sommes à presque trente mètres du sol, sans corde. Par chance la falaise est bondée cet après-midi là, et nous en serons quittes pour attendre qu’une cordée bienveillante nous remonte notre corde pour finir la descente. Mais ce genre d’expérience est très formatrice. Plus jamais je n’ai oublié de tenir la corde et je crois qu’à chaque fois, sur les centaines de rappels que j’ai pu faire ensuite, j’ai toujours vérifié que mon compagnon tenait la corde quand je la tirais, et même après cette vérification, je ne lâchais pas pour autant la corde. Cette expérience est devenue constitutive de ma personne. Pas un rappel sans que ce souvenir se ravive de manière inconsciente.

Abalakov : C’est russe forcément au vu du nom. Il s’agit d’une lunule qu’on creuse dans la glace avec une broche. On y fait ensuite passer une cordelette pour servir de point d’ancrage.

Broche : Souvent confondu avec le spit, la broche est aussi un point fixé à demeure par l’équipeur ou l’équipeuse, qu’on insère avec de la colle ciment dans la roche. Comme le spit, c’est béton, ça tient au moins 2200 kilos, sauf certaines broches dites bis, dont certains modèles, non identifiables de l’extérieur, ont pété à moins de 100 kilos. Les broches bis brillent et semblent neuves, les autres sont ternes et souvent granuleuses en général. Très courantes en falaise-école.

Broche à glace : Broches à frapper chez les anciens ou chez les russes, broches à visser pour tout le monde aujourd’hui. Un gros tube fileté qu’on visse dans la glace pour s’y assurer. Pour les broches à frapper il faut pouvoir se libérer les deux mains (très pratique dans du vertical), une qui tient la broche, l’autre qui tient le piolet marteau. Ensuite il faut taper comme un sourd. Pour les broches à visser, en général une main suffit. On appuie fort sur la broche et on tourne pour la faire pénétrer. Aujourd’hui ces broches sont équipées de manivelles, ce qui rend la manipulation encore plus aisé. Mais n’allez pas croire pour autant qu’on ne jure pas régulièrement sur ces p*XT$*1 de broches qui ne veulent pas rentrer et j’ai les bras qui daubent!

Encaper : Là on entre dans l’argot savoyard, je vous renvoie sur les livres qui traitent spécialement du sujet même si je sais bien que seuls les savoyards les achètent pour rigoler entre eux uniquement et se féliciter de voir à quel point ils sont couillons. Encaper ça veut dire… heu comment on dit ça en français? Vas-y fonce! Ça doit être la meilleur traduction.

En tête : Celui qui passe en premier, le leader dans d’autres langues. Celui qui va engager la viande , placer les points , chercher l’itinéraire, faire le relais et voler parfois.

Plaqué : Si vous entendez votre guide dire "C 'est plaqué ", c’est le moment d’avoir un peu peur. Surtout si il ajoute "B on tant pis on va voir quand même. ", ce qui ne devrait pas arriver avec un vrai pro. Plaqué cela veut dire qu’il y a des plaques à vent (des plaques de neige). Le mieux c’est de contourner, de renoncer ou d’avoir une très bonne étoile et une très bonne technique, car quand on n’a pas le choix, ça arrive, quelques techniques permettent de limiter les risques dans ce type de passages.

Plaque à vent et plaque friable : Ce sont des plaques de neige formées par le vent, qui pour des raisons physiques n’adhèrent pas à la couche de neige inférieure. Elles peuvent casser par surcharge, par propagation de fissure, ou quand le capitaine Haddock éternue. Car oui, elles peuvent aussi être déclenchées à distance, ce qui les rend particulièrement redoutables. Les plus grosses se forment au Canada ou en Alaska, certaines atteignant trois mètres d’épaisseurs. Elles peuvent faire plusieurs centaines de mètres de large et dans ce cas c’est toute la face qui se met en mouvement. La plaque se brisant, l’avalanche qui s’en suit est constituée de blocs de neige qui peuvent vous broyer. La seule chance de s’en sortir c’est d’être sur une plaque pas trop grosse, de se trouver en haut de la plaque quand elle se déclenche et de se battre. On estime que plus de quatre-vingts pour cent des décès en avalanches sont dus aux plaques. C’est la bête noire des skieurs en montagne.

Rappel : Technique inventée par des suisses pour descendre les parois raides en étant encordé. Aujourd’hui on voit surtout le GIGN descendre des hélicos ou des toits d’immeuble ainsi à la télé.

Relais : Lieu de villégiature pour les premiers . Quand le grimpeur qui vient de faire une longueur en tête arrive au relais, il libère dans son organisme des hormones du plaisir, se relâche, enlève ses foutus chaussons et se roule une clope. Accessoirement aussi il assure son second d’une main en lui lâchant des conseils bien sentis:

  • " Non mais c’est rando ce passage. "

  • " Ouais y’a une bonne prise plus haut… non mais plus haut encore, tu y es pas là… "

  • " Mais oui je te prends sec . ", ou si ça grimpe en réversible

  • " T1 la longueur suivante elle semble abo tu vas voir, ça fait peur! "

Si le relais n’est pas équipé, c’est au leader de trouver un bon coin, et d’installer les points correctement. La solidité du relais laisse parfois à désirer, dans ce cas le leader dit au second des trucs du genre:

  • " Tu fais gaffe hein! " ou

  • " Évite de tomber! ", mon conseil préféré.

(Se) vacher : L’origine de ce verbe vient du nœud de vache, appelé aussi queue de vache, rapport à sa forme. Ce nœud très simple est utilisé pour s’encorder rapidement, et par extension, le verbe désigne le fait qu’on est assuré, et que l’assureur peut tout lâcher si il veut. Utilisé aussi par les boute-en-trains, qui lorsqu’ils attrapent un gros bac dans une voie crient " V aché! ". Peut-être dangereux si l’assureur n’a aucun sens de la boutade et du second degré. " Ah ok, j’enlève l’assurance alors. "

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V - La maturité - lève (un peu) le pied mon gars

En fait, des histoires comme ça on les a collectionnées avec Ben pendant cinq ou six ans. Les copains s’étonnaient toujours des galères dans lesquelles on se retrouvait. Et moi, quand je sortais avec d’autres, j’étais étonné que tout se déroule toujours parfaitement. N’allez pas croire que nous n’avons eu que des galères, mais on a bien donné. La faute en général au trop grand optimisme de Ben, à ma méconnaissance complète des voies qu’il programmait pour nous et à ma très grande confiance en autrui. Il faut dire que j’avais ouvert le bal joliment. Dans mon trop grand empressement à rentrer dans l’élite je n’avais pas hésité à me vendre plus cher que je ne valais, à un gars déjà expérimenté qui cherchait un compagnon de cordée pour préparer sa liste de courses pour passer l’aspi , Ben. Lorsque nous nous étions croisés en falaise, je n’avais jamais mis les pieds en montagne, sauf au Couturier, et je n’avais fait qu’une seule voie d’escalade de plus d’une longueur. Pour faire connaissance il m’a proposé d’aller dans " la Madier " à la Dibona. J’ai dit oui, lui ai dit que l’idée était très bonne, alors que je n’avais jamais entendu parlé de la Dibona. Je pensais que c’était une falaise un peu plus grande que les autres. Le lièvre a été levé lorsque j’ai aperçu la montagne pendant la marche d’approche. Il faut dire que la Dibona est une montagne impressionnante. Imaginez une épine de rose de quatre cents mètres de haut. Une vraie lame, un vrai sommet pointu. Cela m’a pas mal refroidi et j’ai du lâcher une remarque qui m’a trahi.

  • " Attends, tu n’as jamais été en montagne? T’as jamais fait des voies de plusieurs longueurs? "

  • « Non. »

  • " T’aurais du le dire, on serait allé à Presles ou à Omblèze! ".

Mais bon, maintenant qu’on était là. Nous sommes donc montés jusqu’au refuge, les yeux rivés sur la dent de tyrannosaure, et j’ai essayé de m’habituer au vertige. La nuit fut longue, liquéfiant mes intestins au fil du stress qui grandissait en moi. Mais dès la course suivante c’est lui qui nous mis dans une situation difficile par sa méconnaissance du terrain. Nous allâmes aux Bans par le pilier NE. N’ayant pas de carte pour visualiser l’itinéraire, ni de chaussures de montagne, j’avais fait confiance à Ben:

  • " Il y a un bout de glacier, mais d’après ma carte c’est tout petit. Avec les baskets ça ira ".

Il s’avérera que le petit glacier est un des plus grands de l’Oisans, mais il avait raison, en basket ça passait… Une autre de ses bourdes dont je me souviendrais à vie c’est au Pic Sans Nom dans l’Oisans. À sa décharge Météo France à cette époque avait du changer de modèle pour ses prévisions (je n’ai pas trouvé d’autre explication) parce que deux fois sur trois il ne faisait absolument pas le temps prévu, même d’un jour sur l’autre. Les années précédentes c’était très correct, cette année là c’était n’importe quoi. Mais dans le cas précis, la météo n’était qu’un détail par rapport à l’erreur d’appréciation de l’itinéraire. Nous partîmes donc sous quelques flocons en direction du glacier noir et du pied d’une voie Cambon que Ben avait repérée sur un topo.

  • "Ça fait 500 mètres, tout en rocher, maxi 6a, TD+ je crois " disait-il… Arrivés au pied du monument, j’ai franchement mis en doute les capacités de lecture de topo de mon compagnon. La face nord du Pic Sans Nom, déjà c’est une face nord, ensuite ça fait 1000 mètres de haut, et enfin, ce n’est pas que du rocher, surtout avec cette météo! Ben avait visé ni plus ni moins que la directe Cambon-Francou. Les connaisseurs apprécieront, et comprendront pourquoi avec nos chaussons dans le sac Ben n’a pas insisté cette fois, devant ce mur vertical de 1000 mètres, en neige, glace et rocher, coté ED-. Nous nous sommes rabattus sur une soi disant voie historique en face au Pic Coolidge, que l’on n’a jamais trouvée, mais dans laquelle on a perdu les friends faits maison de Ben et où nous avons passé tellement de temps en mode ouverture que j’ai bien cru que nous allions appeler l’hélico. Bref, rien n’a jamais été simple avec Ben et honnêtement, on aurait du mourir plusieurs fois si nous n’avions pas eu une bonne étoile. En cascade notamment, l’activité la plus dangereuse qu’on puisse trouver en montagne. Car en plus des dangers habituels: météo, froid, chute de blocs divers, chute des bonhommes, il faut ajouter celui des avalanches, car bien souvent, une belle ligne en cascade/goulotte, c’est le déversoir de toute la neige qui s’accumule au dessus. Ma première expérience de la chose ce fut dans le vallon du diable qui doit son nom au fait qu’on l’y croise souvent, sous une forme blanche et puissante, qu’on appelle aussi avalanche. Nous étions partis pour faire une classique, " le vol du bourdon ", mais vues les mauvaises conditions de glace, nous sommes allés en face dans une cascade dont j’ai perdu le nom. Au vu de la neige tombée les jours précédents, nous étions régulièrement refroidis par ce qu’on appelle des spin drifts; de petites coulées de neige qui sont plus désagréables que dangereuses, surtout quand elles s’infiltrent jusque dans votre nuque et votre dos. Puis un peu plus haut, alors que j’étais en tête, j’entends Ben qui me crie " coulée! " À ce moment ça défile vite dans la tête: " grosse ou petite? ", " spin drift ou vraie avalanche? " Je n’ai pas le temps d’en imaginer plus puisque je prends une grosse douche de neige à ce stade là. Bon, c’est pas mal, je tiens toujours, ça ne m’a pas éjecté des piolets. Par contre ça dure, et respirer dans une coulée de neige, c’est un peu comme le supplice du sac mouillé à Guantanamo, enfin je suppose. On a l’impression de s’asphyxier et on attend que ça se termine. Seulement, là, ça fait plusieurs secondes et la pression ne diminue pas. Au contraire, la neige s’est accumulée sur mon torse, entre la glace et moi, et ça pousse méchamment vers l’arrière, je vais bientôt être éjecté de la paroi. Heureusement, un éclair de lucidité me fait reculer les fesses, ce qui a pour effet de libérer la neige sur mon torse, qui fuit vers le bas. Enfin, ça s’arrête, je suis tout blanc et pas mal vert.

  • " Bon, on redescend? "

On commence en effet à comprendre qu’on n’est pas au bon endroit au bon moment. Un œil sur les quantités de neige qui nous surplombent sur quelques centaines de mètres nous renseigne sur les possibilités de mort violente qui nous attendent si on reste trop longtemps ici. Ce genre d’épisode, presque tous les glaciéristes l’ont connu, cela fait partie de l’activité. Tant que les coulées sont légères, c’est vivable. Mais parfois, la coulée est une véritable avalanche, violente car les cascades sont proches de la verticales. Pour s’imaginer cette puissance voici une histoire tragique. Il y a quelques années, un guide a pris ce type d’avalanche en cascade avec ses clients. Tout le système d’assurance a été arraché, la corde a cassé. Sachez que tous ces éléments tiennent plusieurs tonnes de tractions. Les clients sont morts, le guide est resté seul, par miracle, attaché au relais. Sa sangle a tenu alors que tout le reste a été arraché. Il a été secouru par l’hélico. C’est ce qui aurait pu nous arriver quelques années plus tard à la Grave dans une cascade du Grand Clos baptisée " Une étrange affaire ". Nous aussi nous avons eu une chance énorme. Ce jour là tout est parfait. Les cascades sont bien formées, il fait en dessous de moins dix degrés au pied, quelques cordées sont présentes mais chacune dans un itinéraire différent. Par contre, il a pas mal neigé ces derniers temps, et les zones moins raides de la face sont assez chargées. De plus nous sommes en face sud, et vers midi, le soleil chauffe fort les dites zones qui nous dominent. Toute la partie basse se déroule sans souci et le soleil nous rattrape dans une zone facile; Une longueur en neige, sans que je réussisse à toucher la couche de glace en dessous. Je pars en tête, impossible de placer une seule protection. En bout de corde, soit cinquante mètres depuis le relais, je n’ai toujours pas rejoint une zone rocheuse qui jouxte une longueur de glace verticale au dessus de moi, et où je devrais trouver du dur pour relayer. Ben se libère donc du relais et nous continuons corde tendue, sans aucun point d’assurance entre nous. Cette précision prendra toute son importance vingt minutes plus tard, quand la nature va nous montrer sa puissance. Mais grâce à notre bonne étoile je rejoins le rocher qui forme comme une grotte, au pied de la longueur verticale qui suit. Cette grotte va aussi avoir toute son importance d’ici quinze minutes. Avec l’expérience accumulée ces dernières années au fil des coups reçus dans les épaules, les doigts ou la poitrine par les blocs de glace qu’on prend régulièrement en cascade, je souris à l’idée de pouvoir installer mon relais dans une grotte. Ben pourra bien faire tomber tous les blocs qu’il veut dans la longueur suivante, je suis dans un abri king size. Pendant que Ben remonte jusqu’à moi, j’ai le temps de faire le point sur la suite. Il y a deux longueurs, alors que le soleil commençait à chauffer les parties hautes, nous avions très bien entendu le torrent qui se remettait à couler fort sous la glace. C’était agréable puisque ainsi nous bénéficions d’un sorbet au poil, même si en contre-partie nous avions les gants trempés. Et là, la longueur suivante est une véritable douche. Ça ruisselle sur toute la largeur de la cascade. Pour moi c’est clair, il ne faut pas aller plus loin. Il est trop tard, il vaut mieux redescendre au plus vite et sortir de ce piège. Seulement, Ben qui arrive quand je finis mes conclusions, est enchanté par la beauté de la longueur au dessus de nous. Partie verticale et lisse, glace sorbet, c’est vrai que c’est tentant. Mais rien que l’idée d’être sous la douche sur plusieurs dizaines de mètres me refroidit. On discute, on échange nos points de vue divergents et on trouve un moyen terme.

  • " Ok on arrête là, mais je fais quand même la longueur et en haut je te dis si ça vaut le coup de monter " me dit-il.

  • " Tu sais, je ne monterais pas, mais vas-y si tu veux ".

Il part tout content dans la longueur, je suis tout content de rester dans ma grotte. Intérieurement je rigole en me disant qu’il va vite refroidir au vu des quantités d’eau qui coulent. Et comme prévu, après dix minutes de douche et quelques mètres gagnés, il renonce, désescalade et me rejoint dans la grotte. Cela ne fait pas deux minutes qu’il est à l’abri avec moi qu’on entend un énorme grondement. On ne comprend pas trop et on ne localise rien dans cette grotte. Puis soudain, comme dans le temple du soleil lorsque Haddock passe derrière la cascade, nous voyons passer devant nous des tonnes de neige. On sent de très près la gigantesque furie de l’avalanche, nous sommes à deux mètres à peine derrière elle, elle passe devant notre grotte et emplit tout notre champ de vision. Il est difficile de décrire la puissance du phénomène, entraînant rochers et mètres cubes de neige. Si on tendait la main, on toucherait l’avalanche. Elle passe devant nos yeux et l’on revoit notre progression corde tendue d’il y a vingt minutes. L’avalanche est en train de balayer, de pulvériser la longueur. On l’aurait pris en pleine figure, elle nous aurait emmenés cent cinquante mètres plus bas et nous aurait ensevelis sous des tonnes de béton. Lorsque nous aurons rejoint le pied de la voie un peu plus tard, nous constaterons que l’image du béton n’est pas surfaite. Avec la hauteur de chute, la vitesse de l’avalanche et la consistance de la neige humidifiée par le soleil, il est impossible de creuser la zone de dépôt. C’est dur comme du béton. Des espagnols qui avaient posé leurs sacs ici pensant partir dans la voie juste après (comme quoi il y a toujours plus tarés que soi) ne retrouveront jamais leurs affaires. Moi non plus d’ailleurs, qui en bon chacal suis retourné à la fonte des neiges sur le site en espérant récupérer des piolets; un autre chacal m’avait certainement devancé.

Cet épisode a mis fin pendant des années à mon envie de faire de la cascade. Ben a bien réussi à m’y traîner par moment parce que c’était plus de la goulotte ou du mixte que de la cascade, et que j’ai toujours trouvé ça plus facile et moins dangereux d’être en goulotte qu’en cascade. Mais à chaque fois cela a conforté mon impression. Dans la " Modica-Noury " au Mont-Blanc du Tacul par exemple, un copain plus haut ayant décroché un bloc de glace qui m’a atteint en pleine poitrine, j’ai la sensation que sous le choc je suis descendu, alors que j’étais pendu, bien tendu au relais. L’explication me fait un peu froid dans le dos. Je regarde le relais et constate qu’un des pitons s’est fait la malle et pendouille sous moi, attaché à la sangle du relais. Dans " Envers Barbare " ensuite, où tout se passe à merveille, mais une fois en haut des difficultés, on aperçoit au dessus de nous une énorme corniche, type épée de Damoclès, qui pend juste à l’aplomb de notre ligne. On fera tous les rappels en serrant les fesses et je me conforte un peu plus dans l’idée que c’est une activité trop dangereuse pour y survivre longtemps.

Je me rabats donc sur le ski pour de nombreuses années, d’autant que je viens de rencontrer un compagnon de ski de première classe. Je le trouve bien plus jeune que moi à l’époque mais c’est une vraie fusée. Il enchaîne sortie sur sortie, passant parfois la barre des cent mille mètres de dénivelé cumulés sur la saison d’hiver. Ensemble on forme un super duo, efficace, rapide. Et surtout, c’est le contraire de Ben. Avec lui on a toujours des conditions au top, une météo au beau fixe, jamais de plan galère. Il a un flair incroyable. Même quand les conditions sont pourries, il a l’idée géniale qui nous fait trouver le seul coin du moment en bonne condition, l’endroit du massif qui sera ensoleillé au milieu d’une dépression. On sort la semaine, le week-end, la nuit. C’est une époque où j’arrive à enchaîner une sortie de ski le matin avant le boulot, une à midi et une le soir en sortant du taf. Nous montons le compteur à dénivelé de trois à cinq mille mètres chaque semaine. Cela nous donne une caisse nous permettant de tout imaginer. Des traversées de massif en un jour, des pentes raides, des soirées bières, fondue, danse en refuge suivis d’une grosse sortie ski le matin avant d’aller bosser. À cette époque je ne compte plus mes arrivées tardives au bureau. Je n’arrive pas à bosser plus de six heures par jour puisque j’y cale plusieurs heures de ski, avant, pendant ou après. Une seule fausse note durant toute ces années, en Suisse. Nous étions partis pour quatre jours sur le glacier d’Aletch pour découvrir ce superbe massif, entourés de faces énormes et raides. Le premier jour nous montons sur le glacier, installons notre tente et nous explorons les alentours. Le deuxième jour on teste un sommet à ski, mais la neige est lourde et nous savons ainsi que les prochains jours il faudra viser des faces à l’ombre. Ce que nous faisons dès le lendemain avec la face Est du Grünegghorn . L’ambiance est fabuleuse. La montée efficace nous conduit sur l’arête qui mène à la face Est. Skis sur le dos sur une arête effilée, c’est comme dans les livres. Une fois au sommet on mange un bout, impatients de se plonger dans cette pente raide et vierge qui nous tend les bras. Le soleil lèche la face qui commence tout juste à décailler. Le grip est bon mais on ne lâche pas encore les chevaux car c’est raide et long. JoDi me dépasse sur une partie qui avoisine les 45 degrés et se pose quelques dizaines de mètres plus bas avec l’appareil photo. Rassuré par le grip et confiant je vise une zone légèrement plus raide, 50 degrés peut-être, pour continuer la descente et permettre à JoDi de faire des photos de profil. Si lui entend et comprend tout de suite ce qu’il se passe, pour ma part il me faut quelques dixièmes de secondes pour sentir que mes skis font leur vie tout seuls et que je ne dirige plus rien. Une fissure vient de zébrer toute la face que nous venons de skier. Nous étions sur une plaque et nous n’avons rien vu. L’avalanche m’emporte, je ne vois pas JoDi. Je me concentre sur une chose, m’enfoncer le plus possible dans la face. Alors que je suis de face, je vois la barre rocheuse en dessous de moi et la rimaye tout en bas, je me retourne donc sur le ventre et enfonce mes poings et mes genoux le plus possible dans la montagne pour me freiner et attendre que toute la plaque me dépasse. Je ne vois pas défiler ma vie comme on le prétend mais le temps s’étire et mon cerveau fonctionne dans un autre espace temps. Je vois la fille que je convoite en ce moment, me promet que si je m’en sors j’arrête de me cacher et lui fais une déclaration franche, je me dis aussi que ce n’est pas le moment de mourir, que j’ai encore trop de choses à faire. Et pendant ce temps mon freinage fonctionne, je m’immobilise deux cents mètres en dessous de la cassure et cinquante mètres au dessus de la barre rocheuse. J’appelle aussitôt JoDi car je ne le vois pas. Il est juste au dessus de moi. Nous sommes vivants.

Mais hormis cette expérience, on a surtout beaucoup rigolé et profité de notre condition. Nous avions tellement la forme et tellement de temps que nous n’avions plus beaucoup de limites. On nous appelait les psychopathes, la seule chose qui comptait pour nous étant de skier, boire des bières et draguer les filles, même si il faut bien avouer qu’avec nos plans ours et soirées cabanes en montagne, nous ne pêchions pas grand-chose de féminin. Même les mecs étaient rares à nous suivre. Cependant nous arrivions régulièrement à aller boire des bières et aller dormir en montagne plutôt que dans nos lits en semaine et parfois, avec un bon groupe électrogène, nous violions un peu le silence des immensités blanches, et les filles suffisamment folles pour nous accompagner alors nous comblaient. Il y avait du punk dans ces années là, nous croquions à pleines dents cet univers hors du monde réel qui nous étouffait, la mort ne nous effleurait même pas l’esprit. Et il faut avouer que pour ceux qui n’étaient pas dans le même trip que nous, nous accompagner devenait vite un bizutage. Sophie en est un bon exemple. Cette fille, pompier professionnelle que JoDi venait de rencontrer, a voulu venir deux fois en ski de randonnée avec nous. La première, elle nous a suivi un petit moment, puis ayant brûlé ses réserves au bout de deux heures, elle nous a laissé partir consumer notre trop plein d’énergie sur les sommets environnants, nous attendant au bord d’un lac recouvert de neige. Ce jour là, la neige était si bonne, nos corps fonctionnaient si bien, que nous n’avons pas regardé l’heure tourner. Il faisait si chaud aussi, qu’à un moment j’ai proposé de skier à poil. L’idée a fait l’unanimité et c’est hilares que nous avons refait une descente dans une combe cachée, prenant quelques photos pour illuminer nos vieux jours. Le clin d’œil étant de n’être vêtu que de nos arva . Pendant ce temps, évidemment, Sophie qui nous attendait n’était pas dans le même état d’esprit. Pompier de carrière, elle était habituée aux drames, elle nous pensa donc recouverts sous une avalanche. Elle redescendit à la voiture pour capter un réseau et appela le PGHM pour les informer de notre disparition. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que nous l’avons retrouvée à la voiture, très inquiète. Je ne dis pas que nous nous fâchâmes presque qu’elle ait déclenché les secours, nous savions que c’était sa première fois et qu’elle ne pouvait pas savoir que ce jour là, le risque d’avalanche était quasi nul. Nous rigolâmes même en imaginant l’hélico du PGHM, filmant un secours pour découvrir des skieurs à poil dans une combe isolée. Nous imaginions bien les images au journal de 20h, quelle rigolade. Nous appelâmes donc le PGHM de nouveau, qui nous rassura, l’hélico n’avait pas encore décollé… Sa deuxième expérience l’a définitivement décidée à arrêter de sortir avec nous. C’était au Thabor; encore une fois l’idée était une soirée bière cahouètes dans la chapelle sise au sommet. Départ dans l’après-midi sous un ciel peu engageant. Et effectivement, peu de temps après, ce fut la tempête. Impossible d’y voir à dix mètres, impossible de trouver la chapelle. Au bout de quelques échecs la décision fut prise de creuser un trou à neige pour passer la nuit. Une nuit froide mais avec des bières, c’est quand même bon l’aventure; sauf que cette fois, on ne l’y reprendrait plus. Il faut dire qu’il n’y a pas grand monde pour trouver du piment à affronter les éléments, il faut bien reconnaître que ce n’est plus dans nos compétences et que nous ne sommes de surcroît pas bien équipés pour affronter les éléments déchaînés en montagne. Mais pour nous c’était un plus recherché parfois. Je me souviens par exemple d’une soirée tempête à Chamrousse. La météo ayant fait des progrès, elle arrivait parfois à prédire le futur même si elle nous a aussi souvent fait prendre des buts mauvais temps inattendus. Mais cette fois là elle avait vu juste. Une tempête devait arriver dans la soirée et la nuit, avec des vents à cent vingt kilomètres par heure. Décision fut prise d’aller skier à Chamrousse cette nuit là. Ce secteur de Belledonne a la particularité d’être un bout du massif, aussi les dépressions viennent s’y briser avec toute leur vigueur. Après le boulot nous nous équipâmes donc et partîmes pour la station. Arrivés là haut, en début de nuit, nous chaussâmes les peaux de phoques et commençâmes à remonter les pistes. Évidemment, nous ne croisâmes personne, même si pour le moment, en bas de la station, le vent n’était pas encore très fort. Mais en approchant de la crête qui descend de la croix de Chamrousse, nous le sentions forcir de plus en plus. Nous fîmes un stop au début de cette crête pour échanger quelques mots, en hurlant pour nous entendre, puis ce fut le chacun pour soi vers le sommet. Les rafales nous couchaient par terre et l’une d’elle m’a même traîné sur plusieurs mètres, en montée, alors que j’avais mis mes skis en travers pour me freiner. C’était impressionnant. Le pliage des peaux au sommet fut joliment négocié et nous affrontâmes alors la descente avec un peu d’appréhension. Nous serrâmes les dents pendant quelques minutes, le temps de rejoindre des zones mieux protégées. Le lendemain nous regardâmes les relevés de la station automatique de la croix de Chamrousse et nous étions assez fiers de voir qu’effectivement, ça avait soufflé. Cent vingt kilomètres par heure en moyenne et des rafales à cent quarante (de celles qui m’avaient traîné me dis-je alors). Dans la même veine, j’ai un souvenir très intense d’une sortie en solitaire, le lendemain d’une très grosse chute de neige, au Grand Colon, le cimetière des grenoblois. Le risque d’avalanche était de 5 sur 5, le maximum, et la montagne était himalayenne tellement c’était plâtré de neige de partout. J’étais surtout très heureux de créer un cheminement le moins risqué possible pour rejoindre le sommet. Je calculais, visais, remontais avec les skis sur le dos pour ne pas créer trop de ruptures dans le manteau neigeux. J’étais absolument sûr de moi. Quiconque m’aurait traité d’inconscient m’aurait laissé de marbre, intérieurement je savais, je sentais l’intelligence de mon itinéraire, bien différent de l’itinéraire normal. Aux Cassandres j’aurai répliqué qu’elles n’y étaient pas, et qu’elles ne pouvaient donc pas juger, ni même comprendre la montagne ce jour là. L’arrivée au sommet fut une de mes plus belles joies, j’en garde une photo himalayenne magnifique. L’air chargé de paillettes de neige brillait, la blancheur des sommets sans plus aucune trace de rocher, le soleil, la solitude absolue dans tout le massif qui m’entourait, tout cela avait une unicité qui me donnait un sentiment de privilège unique: aujourd’hui, c’était moi.

Comme quoi on peut être trouillard comme moi et faire parfois des conneries monumentales. En tout cas c’est ainsi que je jugerais aujourd’hui celui qui ferait comme moi. On passe vite de jeune inconscient à vieux con, il faut se surveiller un peu, c’est certainement pour ça que les vieux montagnards, si ils ont atteint cette sagesse, ont la parole rare. Être seul en montagne c’est déjà une sensation de satisfaction assez forte, mais être seul et faire des choses engagées, c’est mieux qu’un trip sous héroïne, c’est toute une psychothérapie aussi, c’est unique, intense, addictif. On plane, on vole, on touche le jardin d’Éden, on tutoie Dieu, on est son enfant chéri, on aime, on est plus qu’une âme au paradis. Comme disait un ethnologue: " si j’avais un langage pour fixer ces sensations… "

Ces moments là on les trouve par exemple dans le solo intégral. Escalader une grande voie sans aucune assurance, c’est le summum des expériences mystiques et corporelles que j’aie pu connaître. Je me souviens notamment d’une voie à la tête nord du Replat, pas difficile du tout elle est cotée AD+ . Le granit brillant des Écrins, mes pieds nus pour augmenter l’expérience, la liberté des mouvements qui ne sont plus gênés par la corde, la légèreté de ne pas avoir de matériel, cette gestuelle hyper esthétique de la grimpe en souplesse sans interruption. C’est à ce moment là que j’ai commencé à comprendre la danse-escalade.

Oui on aurait pu, on aurait du mourir cent fois, mais c’est le prix de la liberté et de la vie en pleine nature. Évidemment, maintenant vieux con, je transpirerais beaucoup si mes enfants me copiaient un jour, mais légèrement sage, je ne les en empêcherais jamais. Nous faisons partie de ces montagnards qui n’ont pas eu de mentor, pas de formateur et qui n’apprenions qu’entre nous ou dans quelques rares livres, et souvent par l’expérience. Mais nous avons presque tous survécus. Aujourd’hui quand je revois quelques vieilles photos, je souris en regardant ces jeunes hommes, et évidemment pour moi le pire de tous, moi, en tenue de clochards, avec du matériel inadapté, mais sans souci, avec des sourires francs parfois, des grimaces de fatigue au sommet aussi car nous n’étions pas toujours à la hauteur des défis que nous nous lancions. On sent le vrai dans tout cela, à l’exact opposé de la société dans laquelle nous ne tenions que des rôles. Je me souviens que j’ai parcouru à ski le Mayer-Dibona au Dôme des Écrins, une référence du ski de pente raide à l’époque, montant sans crampons ni piolet dans une neige béton, descendant avec des bâtons dont les rondelles avaient été découpées dans le panneau en plastique de pub de l’agence immobilière qui me louait mon appartement. Des rondelles qui évidemment ne résistaient pas aux appuis. C’est surtout un monde où on ne se prend pas au sérieux, on est content d’être vivant, vibrant. Après avoir survécu à cette avalanche en Suisse, je voyais le monde réel avec encore plus de légèreté et de détachement. Ça m’avait désencrassé le cerveau et je relativisais encore plus la vie d’en bas, je la voyais de moins en moins sérieuse. Peut-être est-ce à partir de là qu’on avance dans la vie avec confiance et sans peur du lendemain, puisqu’on sait que demain, tout peut s’arrêter, on l’a vécu dans sa tête, en conditions réelles. J’ai eu la chance de revivre cette expérience une deuxième fois, en escalade. La copine de JoDi d’alors, qui venait de devenir son épouse, grimpait un petit peu mais n’avait jamais fait de grande voie. Et comme j’adorais le calcaire savoyard, je lui proposai avec joie d’aller faire son baptême de grande voie au Roc des Bœufs dans les Bauges, juste au dessus de chez eux. Nous partîmes donc au soleil d’été sur un superbe calcaire. N’ayant pas de topo je ne trouvai pas le départ de " la directe des bœufs ". N’ayant trouvé qu’une seule ligne équipée nous fîmes semblant de croire que ça devait être par là. Gros dévers, spits dorés tout neufs, ça sentait le combat d’en bas, mais en même temps ça pouvait correspondre au nom de la voie. La cotation par contre ça ne collait pas du tout, on était au moins dans du 6c en étant gentil et nous ne devions normalement croiser que du 5. Pas de souci, on passera ça en tire-clou , ça fera les bras et une expérience enrichissante pour Diane. Ce fut certainement enrichissant, mais elle finit complètement cuite avant la fin de la longueur, et mes bras chauffèrent passablement lorsqu’il fallut la tirer intégralement sur les dix derniers mètres. Mais comme prévu, la suite n’était que dalle douce et accueillante, à peine du 4+ dans un calcaire granuleux et cannelé comme je l’ai toujours adoré. Nous fîmes ainsi pas mal de longueurs avant de finir sous une dernière face plus raide, d’environ cinq longueurs à vue de nez, ensuite c’était le sommet. Ça devait tourner aux alentours du 5+, ce qui m’allait bien car le promène couillon comme on l’appelle, ça finit par lasser, quelques longueurs plus soutenues étaient donc les bienvenues. Là encore nous retrouvâmes des spits tout neufs, ce qui m’expliquera le pourquoi de la suite d’ici peu. Je grimpai ainsi une vingtaine de mètres avant de me tromper en suivant ces spits dorés. La voie qu’on visait tirait certainement à gauche mais ces spits m’emmenaient vers la droite. Je savais que c’était louche mais suivre un assurage béton plutôt que des spits aérés c’est toujours le même piège. Dans cette traversée ascendante à droite je contournai un bloc d’une vingtaine de kilos qui me semblait simplement en adhérence sur la paroi, j’évitai donc d’y toucher ce qui d’ici quelques minutes me renforcera dans l’idée que j’ai du flair pour ces pièges là. Je tâtonne un peu juste au dessus car ça devient plus difficile et je n’arrive pas à comprendre l’itinéraire ensuite. Il me semble même qu’au dessus ce n’est plus équipé. Je comprends qu’en fait, la voie que je suis en train de suivre est en cours d’ouverture, ce qui expliquera aussi pourquoi le bloc dont je viens de parler n’avait pas été nettoyé. Je désescalade donc pour rejoindre la ligne de spit aérés plus à gauche. En repassant au niveau du bloc foireux, allez savoir pourquoi, je l’empoigne cette fois à pleines mains. C’est une fois en l’air, quelques fractions de secondes plus tard, que je réalise l’idiotie de cette idée. Je tombe, la tête en bas. Le bloc est léger dans mes mains, il tombe en même temps que moi, le temps s’étire à nouveau. Je flotte dans les airs, la sensation est douce et belle, le temps change de vitesse. Je pense à ce bien-être, je pense au dernier spit que j’ai clippé, à la corde, au bloc qui reste devant mes yeux, tombant à la même vitesse que moi et donc immobile dans ma réalité, mais qui va peut-être écraser Diane. Aussi je regarde dans sa direction, je ne la vois pas car elle est protégée par un surplomb, je sais maintenant qu’elle ne risque rien. Je lui crie " bloque ". Mais que va-t-elle comprendre? Bloque ou bloc ? Je me dis que peu importe, les deux informations sont bonnes, mais la première m’arrangerait car Diane saurait qu’il faut qu’elle tienne fort la corde, alors que la deuxième risque de lui faire peur, elle va se coller contre la paroi et avec son manque d’expérience elle risque de ne pas bien tenir la corde. Tout cela doit durer à peine deux secondes, mais le cerveau en fait des choses pendant ce temps lorsqu’on tombe. Un choc, mon bras tape en coup de fouet contre le rocher, j’ai du faire six mètres, une chute ridicule. J’ai deux doigts cassés mais je ne le sais pas encore. Diane a arrêté la chute, je lui crie que tout va bien, lui demande si ça va pour elle. Je regarde au dessus de moi et m’aperçois que ma corde a été amochée par un bloc qui est tombé en plein dessus (c’est fréquent), la gaine est explosée, on voit l’âme. Celle-ci à l’air bonne, tout va bien, la corde n’a rien perdu de sa résistance, c’est juste la protection qui est partie. Je remonte jusqu’au spit puis sur une vague vire au dessus. Je fais une pause pour regarder si je n’ai rien. Du sang sur la main droite, ça s’arrange avec un mouchoir noué autour. Par contre j’ai un doigt qui a l’air bien tordu. Féru de livres de survivors de la montagne je repense à ce type qui s’était pété la jambe dans une face difficile et que ses potes ont attaché à la paroi avant de descendre aller chercher des secours. Il s’en était bien sorti parce qu’il avait eu l’idée (et le courage) de se remettre tout seul la jambe dans l’axe, ce qui s’appelle réduire une fracture en médecine. Eh ben tiens! Si je faisais pareil? En plus je suis sûr que ce n’est pas une fracture, le doigt s’est seulement déboîté. Je tire sur mon doigt et le remets dans l’axe. Bof, ça reste quand même bien tordu mais la douleur n’est pas assez forte pour une fracture (je changerai radicalement de diagnostic dans la nuit qui suivra car la douleur cette fois sera assez intense et la grosseur de la main assez impressionnante). Je laisse donc tomber mon travail pratique de médecine, il faut sortir de là. Diane n’a jamais fait de rappel et de toutes façons ici il n’y a rien d’équipé pour ça. Je décide donc de sortir la longueur pour voir. C’est du 5+, ça passe sans souci même si ça me picote dans deux doigts de la main droite et que le majeur ne répond pas bien aux commandes. Mais bingo! Au sommet de la longueur je trouve de quoi faire un rappel. J’appelle Diane et une fois à mes côtés, je lui explique comment descendre en rappel. Je passe en premier et je lui laisse un machard en place pour augmenter sa sécurité. Nous tirons ainsi huit rappels et nous voilà sortis d’affaire. La nuit sera agitée car mes deux doigts fracturés, maintenant qu’ils ne sont plus dans le feu de l’action, me lancent fortement. J’en serai quitte pour trois vis et une remarque du chirurgien me disant que la prochaine fois, il vaudrait mieux éviter de se réduire les fractures tout seul. J’en garderai à vie un manque total de force dans les deux derniers doigts de la main droite par temps froid, très pratique en cascade. Mais l’expérience pour moi ce n’était pas celle ci, c’était la chute. Pendant plusieurs mois, je rêvais de recommencer, mais malheureusement je ne pouvais pas grimper avec mon plâtre, et une fois rétabli, la trouille de la chute avait repris l’avantage…

En montagne il y a aussi les rois des buts et des plans foireux. Ceux à qui il arrive toujours une aventure extravagante. Mais si on y regarde de plus près, ce type de gens n’est pas forcément malchanceux, c’est plutôt qu’ils ont tendance à pousser le destin dans le mauvais sens. Les " on verra bien ", " bah ça va bien se passer ", " j’ai pas le topo, je connais pas la voie, mais y’aura bien des traces ", " mon matos n’est pas adapté mais je me débrouillerai " ou alors " ça passera sans matos, avec notre expérience ". On peut y rajouter les " t1 ça fait longtemps qu’on n’est pas sorti! C e coup ci on y va, même si les conditions sont limites ", bref les sans-soucis en général. Je connais bien, j’en fais partie, et en plus j’en connais des pires que moi. Deux d’entre eux par exemple, des vrais compères de virées, des énormes poumons l’un comme l’autre, un quintal chacun, des paluches de gorilles, qui s’étaient fixé comme objectif de répéter toutes les voies Fourastier des Écrins. Fourastier était un alpiniste de génie pour son temps, comprenez un gars qui n’avait pas peur et ouvrait des itinéraires qui font trembler quatre-vingts pour cent des alpinistes actuels, ceux qui tiennent à leur peau. En fait, quand on y regarde bien on peut admirer ses voies, mais plutôt parce qu’il fallait être taré pour se mettre dans ces faces géantes en rocher pourri. D’ailleurs on dit de ses voies qu’elles sont " austère s " et les parois qu’il visait étaient qualifiées de " sauvage s " (oui, n’oubliez pas de comprendre les topos que vous lisez, il faut traduire certains mots…). Mais tout cela motivait nos compères, l’appel du grand large en quelque sorte, des mecs survoltés et qui étaient sûrs de ne pas être dérangés par la foule. Leur dernière tentative les a d’ailleurs tellement traumatisés qu’ils ont finalement trouvé plus sage, à la quarantaine, pères de famille, de ne plus remettre les pieds dans ces guêpiers. Il faut dire que la paroi n’était pas qualifiable de rocheuse mais plutôt de friable, c’était le genre sucre parsemé d’armoires normandes en équilibre. Mais leurs aventures nous ont beaucoup fait rire. Ils étaient capables dans une voie déjà répétée, de coincer la corde à la descente au même endroit, la deuxième comme la première fois. Se faire avoir une fois c’est ballot, deux c’est couillon. Une autre fois c’est Harvey qui en eut les bras qui tombent. Tranquillement installé dans son salon, devant la télé pour le film du soir, son téléphone sonne. " Allo Harvey, c’est Miguel. Tu connais un peu la descente de l’Olan? ". Les compères étaient partis faire l’austère Olan. Ils en sortent un peu tard et arrivés au sommet, n’ayant pas lu le topo, ils ne savent pas par ou descendre. Il faut dire que cette descente n’est pas simple du tout et qu’il y a des rappels à tirer. Si possible au bon endroit si on ne veut pas se retrouver pendu en bout de corde au milieu d’une paroi verticale ou déversante. Un ami s’était fait avoir des années auparavant, celles d’avant le téléphone portable; pendu en bout de corde à cinquante mètres du sol dans une partie déversante, à cours de matériel. Il n’a du son salut qu’à la découverte fortuite d’un piton simplement posé dans une fissure horizontale. Cette dernière était trop large pour que le piton tienne par frottement, mais une fois en charge, le bras de levier permettait au piton de ne plus bouger. Quand il n’y a plus que ça avec les deux autres alternatives que sont le grand saut et la mort par épuisement au bout d’une corde, on ne fait pas le difficile, à l’époque le téléphone portable n’existait pas. Nos deux compères n’étant pas assez fous tout de même pour répéter l’aventure, ils décidèrent donc au sommet d’appeler un copain guide qui devait connaître le cheminement. Eux avaient un portable, l’époque avait changée. Heureusement, Harvey (celui du Couturier), devenu guide, connaissait la descente de l’Olan, et c’est téléguidés par lui que les compères ont pu permettre à leurs grosses carcasses de se poser en douceur au pied de la paroi. Une autre fois, lors d’une semaine vacances copains dans les Écrins, les voilà partis sur mes conseils pour les cinq cents mètres de la tête d’Aval, dans une superbe voie, " la mémoire de l’eau ". Seulement, une semaine de vacances avec les copains ça veut surtout dire soirées à rallonge et arrosées. Le lendemain Miguel ne se trouve pas en grande forme mais se force quand même à monter sa carcasse au pied de la voie puis sur quelques longueurs. C’est là qu’il trouve une vire et décide de s’y allonger pour faire la sieste. Les copains l’ont laissé là et l’ont récupéré à la descente.

Vous voyez, nos histoires, ce n’est pas sérieux.

ARVA : Acronyme pour Appareil de Recherche de Victime d’Avalanches. C’est comme une balise radio, émettrice et réceptrice. Sa démocratisation ne fait plus trop de débat entre les pratiquants, même si ceux qui choisissent de ne pas en prendre sont souvent montrés du doigt et hués. Cet appareil sert à localiser les victimes enfouies, c’est donc un plus pour les familles qui au moins, retrouvent le corps…

L’aspi : On dit aussi le proba . Aspi pour aspirant guide, proba pour examen probatoire d’aspirant guide. L’aspi désigne aussi bien l’examen que l’aspirant guide lui même. Mais par extension, passer l’aspi c’est passer le poba. En clair tenter sa chance à l’examen (non j’ai pas dit concours je reste politiquement correct) qui permet d’être sélectionné pour entrer dans la formation d’aspirant guide de haute montagne. Dans les épreuves de sélection on trouve la célèbre liste de courses. Il faut prouver au jury que vous avez suffisamment d’expérience en montagne, et cela se fait en présentant une liste de 55 courses d’un niveau D ou TD minimum, dans tous les styles (rocher, glace, mixte ). Le jury vous pose normalement toute une batterie de questions fines pour vérifier si vous avez effectivement fait toutes ses courses. Je ne m’étendrai pas sur le normalement, mais je salut deux Philippe au passage.

À noter qu’en Bolivie on demande un grand nombre de course au dessus de 4500 mètres d’altitude sur cette liste, donc vous pouvez ranger vos sorties dans les Alpes.

Faire du social : Un passage souvent obligé pour l’alpiniste non célibataire ou dont l’entourage ne comprend pas son attirance pour l’inhospitalier. Quand on fait du social, on ne va pas en montagne, on calme le jeu pour essayer de ne pas se retrouver rapidement célibataire ou mis au ban de sa famille et donc de la société. On achète ainsi quelques points pour ne pas être en négatif, et pouvoir repartir le plus vite possible là-haut. Avec Ben, le social c’était un week-end sur trois. On essayait le plus possible de faire coïncider social et mauvais temps, ou plutôt on évitait de faire du social les week-ends où les conditions étaient au top en montagne. Malgré notre discrétion cela a fini par se voir, et il s’est retrouvé divorcé.

Faire le saucisson : Ne pas conclure trop vite que le saucisson est le couillon qu’on promène. On fait parfois le saucisson quand on est cuit, blessé, ou que la voie est trop difficile et que l’autre est en pleine mutation. En clair, c’est celui qui pendouille en bout de corde, comme un saucisson en cave.

Machard : Un nœud parmi la grande collection de ceux qu’on utilise en montagne. Celui-ci, souvent confondu avec le Prussik, sert à s’auto-assurer lorsqu’on descend en rappel. C’est donc un nœud auto-bloquant. La prudence veut qu’on en utilise un à chaque fois mais dans la pratique c’est autre chose. Par contre, pour initier un débutant au rappel, cela est devenu obligatoire aujourd’hui. Si votre guide ne vous en met pas un, ou un équivalent dans la famille des auto-bloquants, c’est qu’il n’est pas guide.

Prendre un but: Rien à voir avec le foot même si l’expression en est certainement issue. On prend un but quand on échoue dans une voie ou un itinéraire. Il y a toute sorte de buts, plus ou moins avouables, mais cela est toujours une source de grosses rigolades dans le milieu. À tel point qu’à une époque fut créé un site internet, avec concours, l’Observatoire Régional des Buts Majeurs, où on trouve les plus beaux buts grenoblois d’une époque révolue, mais les buts eux, seront toujours d’actualité. On y trouve les buts météo, les buts matériel, les buts dispute, les buts voiture, etc.

Promène couillon : À ne pas confondre avec faire du social ou faire le saucisson . On fait du promène couillon quand on emmène en montagne quelqu’un qui n’y connaît rien, qui n’avance pas. En général soit le premier est un vrai de vrai et il se fait chier comme un rat mort, soit c’est un altruiste. Il est des cas particuliers ou faire du promène couillon est le passage obligé et très rentable pour aller un peu plus loin avec une personne qu’on voudrait bien mettre dans son lit. Et oui, il faut savoir donner de soi parfois.

Sorbet : Par image avec la glace aux fruits délicieuse qu’on déguste en terrasse l’été, le sorbet en cascade c’est une glace proche du point de fusion. Elle est donc tendre ce qui facilite grandement le planté de piolet. N’étant pas froide la glace ne casse pas non plus et donc la grimpe y est moins douloureuse. Bref, c’est un summum pour le glaciériste. Seul inconvénient, cette glace fondant plus ou moins, on y est vite mouillé, mais comme il ne fait pas très froid quand ces conditions règnent, ce n’est pas trop un problème.

Tire-clou : Technique consistant à tirer sur tous les points en place pour se hisser petit à petit. On est dans de l’artif A0 en gros. Clou fait référence aux anciens pitons qu’on appelle parfois clous (clavo en espagnol par exemple).

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Pour illustrer un peu le texte, une photo que j’aime bien.


Le couloir Mayer-Dibona à la Barre des Écrins. Boivin, TR9 et 404 aux pieds, pas de piolet ni de crampons, pas de casque, les rondelles en plastique alvéolé découpées dans une affiche publicitaire pour les bâtons, il y avait une bonne étoile. Nous sommes dans une zone de neige souple pour la photo, tout le bas est en neige dure, glacée en surface, je ne ferais que deux virages entre cette position et le bas du couloir, tout le reste en dérapage légèrement contrôlé.

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Comme tant d’autres je rigole bien en lisant ta prose. Continue comme ça !
Petite question : est-ce que tu écris les épisodes d’une fois sur l’autre ? Ou bien tu as un stock dans lequel tu puises.

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En fait j’ai écrit ce bouquin il y a des années déjà mais je ne le faisais lire qu’à la famille. Et puis je me suis dit que ça pourrait plaire à d’autres d’où l’arrivée sur camptocamp.
Quant à l’éditer pour de vrai, c’est certainement trop d’énergie pour le résultat. Peut-être une édition hyper limitée pour mes enfants :sweat_smile:

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Ben en tout cas c’est super de le partager sur C2C.
Bon j’ai un ou deux épisodes de retard…
Pas mal l’idée du glossaire à chaque fois. :slight_smile: