I - Grenoble - La couveuse
Grenoble est un lieu idéal pour les alpinistes. On y vit comme à 4000 mètres d’altitude toute l’année, ce qui donne un avantage certain à ses habitants lorsqu’ils veulent affronter les cimes les plus élevées de notre planète, là où l’oxygène est rare. Pas besoin d’acclimatation pour les grenoblois, l’oxygène rare c’est leur quotidien. Au fond de leur cuvette saturée de gaz d’échappements, ils forgent très tôt leurs poumons à brasser le plus d’air possible dans l’espoir d’y pêcher quelques molécules salvatrices. Aussi les voit-on souvent sur les montagnes entourant la ville; ils vont chercher de l’air pur, enfin, un peu plus pur. Un peu plus seulement car lorsqu’ils montent sur les hauteurs de la ville, ils aperçoivent, avec la joie de celui qui s’en échappe, une couche orange marron qui enveloppe la ville entière. Ils se disent alors: " qu’est ce qu’on est bien ici, hors de cette crasse ". Ils se sentent ragaillardis et ils montent sur la hauteur suivante… D’où ils s’aperçoivent que là où ils se trouvaient il y a peu, là où ils ont prononcé cette phrase joyeuse, la crasse orange marron est aussi présente! Ils continuent alors à monter, avec cette inquiétude en tête: " mais où s’arrête donc cette couche de pollution? " Et ce n’est qu’aux alentours de 2000 mètres d’altitude qu’ils trouvent la réponse. Ce n’est que là que l’air est plus pur et que leur cerveau, soudain dopé à l’oxygène, se met à fonctionner à plein régime. Pourquoi croyez vous que les écrivains grenoblois disent trouver l’inspiration dans leurs montagnes?
Du coup leur métabolisme doit s’habituer à une gestion fine de cette maigre ressource, et évidemment, tout le monde ne survit pas à ces conditions. Lorsque, comme beaucoup de futurs grenoblois, on arrive dans cette ville à dix-huit ans pour y faire ses études, l’acclimatation n’est pas aisée. On peut parler de choc. Moi qui suis allé vivre à La Paz, en Bolivie, à presque 4000 mètres d’altitude, je peux vous dire que le choc initial est presque identique. Il faut ainsi plusieurs mois pour s’acclimater à Grenoble, comme à 4000 mètres. La différence d’avec l’altitude, c’est que l’acclimatation à Grenoble ne vous donne pas un avantage immédiat ailleurs en basse altitude. Car lorsque vous décidez un jour d’aller vous installer dans un air saturé d’oxygène, votre corps va réagir. Forcément il ne comprend pas! Vous exposer à cette surabondance d’oxygène va vous rendre malade, c’est un fait avéré. Pendant deux semaines vous allez avoir mal à la gorge, tousser, cracher, vous moucher. C’est qu’il faut désintoxiquer vos cellules. Ce n’est qu’après ce processus de nettoyage que votre corps va enfin bénéficier de tout cet entraînement invisible.
J’ai moi aussi connu ce phénomène en débarquant de ma campagne natale à 18 ans. Je me souviens encore de ces mois d’acclimatation où le nez coule, la gorge irrite et où on ne revît que lorsqu’on vient rendre visite à la famille, au pays de l’oxygène, pendant les vacances. Je me souviens aussi de l’achèvement du processus d’acclimatation, lorsque enfin on peut retrouver des muqueuses fonctionnelles. On pense alors avoir fait le plus difficile. Pourtant, lors de ces mêmes vacances à la campagne qu’on attendait avec impatience auparavant, quelques jours suffisent pour que le nez se mette de nouveau à couler, la gorge à irriter, les yeux à rougir. On ne comprend pas tout de suite, on pense que c’est la fatigue des études; c’est vrai que les soirées sont longues lorsqu’on étudie, surtout les jeudis soirs à Grenoble. On se couche tard, on se lève … quand ça va mieux. On se fatigue dans tous ces examens, à tenir ses anti-sèches sur ses genoux, à apprendre par cœur les sujets des années précédentes qui reviennent cycliquement. Mais aussi à suivre ces fous du ski qui vous empêchent d’aller rejoindre les confortables bancs des amphithéâtres sur lesquels vous aimez vous reposer, en vous attendant très tôt le matin, vers 9 heures, pour aller rejoindre une des stations de ski jouxtant la ville. Et pourtant non, ce n’est pas là la raison de votre mal être. Un jour vous le comprenez, ce ne sont pas vos rares sorties en classe qui vous fatiguent, ce n’est pas votre activité sexuelle erratique qui vous surmène, même si vous aimeriez bien, non. Vous êtes intoxiqué à la pollution, voilà le problème. Alors quand vous exposez vos nouveaux poumons de fumeur à leur environnement natal, pur et doux, ils deviennent malades. Je me souviens ainsi de ces retours au bercail, durant lesquels mes parents s’étonnaient de voir mes yeux rougis, mon nez coulant, ma gorge bruyante. La campagne, l’air pur, vous rendent malades! C’est pourquoi, très rapidement, vous espacez vos visites à la famille: pour votre santé tout simplement. Et puis vous découvrez aussi que votre environnement idéal, maintenant que votre corps a muté, c’est au dessus de 2000 mètres d’altitude. Là où la pollution se fait plus discrète mais où l’oxygène est limitée pour ne pas abîmer vos poumons. Alors vos visites en terre natale s’espacent encore plus, car il faut bien que vous preniez soin de votre santé et que vous alliez faire des cures d’oxygénation régulières, très régulières. Trop régulières au goût de votre famille et encore plus pour la personne qui partage votre vie. Vous finissez inévitablement par entendre un jour: " Bon y’en a marre, t’es jamais là! Tu choisis maintenant. La montagne ou moi! ". Alors bien évidemment, tout le monde sait que le plus important dans la vie c’est la santé, hein? On comprend donc pourquoi les alpinistes grenoblois ont du mal à tenir en couple. C’est pas leur faute, c’est celle du climat, de la ville, des gaz d’échappement. Mais il en va de leur santé, de leur vie, d’ailleurs vous pouvez le constatez facilement: ceux qui, face à l’injonction de leur moitié ont choisi la deuxième option, deviennent malades au fil des ans. Ils s’aigrissent, s’affaiblissent.
J’ai eu la chance moi aussi de connaître le salut des cimes pour m’aider à rester en bonne santé dans cette ville, et mon premier couple a connu la première option, je voulais survivre. Et puis il y a eu cette perche tendue par des natifs, ils avaient des gros poumons de grenoblois. Je venais de connaître ma première expérience sexuelle, celle qui allait m’ouvrir la porte des adultes, et qui elle aussi avait de gros poumons. Mais pour les raisons de santé évoquées précédemment, je m’en suis éloigné au fil des ans. À cette époque je commençais à grimpouiller avec le club d’escalade de la fac, et je sentais bien que c’était sur les plus hautes faces du monde que je pourrais le mieux survivre. Je n’étais encore jamais allé en montagne sauf pour randonner avec les parents, tranquillement. Un lac par ci, un pique-nique par là, une sortie annuelle (LA sortie) sur glacier, pour se hisser un peu au dessus du lot. Celle où on se prenait pour des alpinistes hors-pair, en short sur les glaciers parce qu’il faisait chaud l’été, un baudrier fabriqué avec une simple élingue de chantier que mon père récupérait à l’usine, le mousqueton à vis, pièce unique dans la famille, une richesse, et la corde apportée par un ancien, le plus riche et le plus expérimenté, celui qui dans sa jeunesse avait fait les Drus! Avec la sus-dite corde d’ailleurs… Bref, l’icône du groupe; Ah! que de souvenirs de gamin! Mais ça c’était du pipi de chat, la vraie montagne, celle des récits chevaleresques de mon enfance, je n’y avais jamais mis les pieds.