Posté en tant qu’invité par Whitebear:
LE MONDE | 14.04.06 | 15h55 • Mis à jour le 14.04.06 | 15h55
[i]Rien à faire, elle ne parle que de lui. Katia et Jean-Christophe Lafaille constituaient un duo fusionnel. Au risque d’intriguer ou d’irriter. Le célèbre alpiniste, âgé de 40 ans, a disparu le 27 janvier sur les flancs du Makalu (8 463 m, Népal) dans le cadre d’un défi osé. Il tentait de vaincre en hiver, sans oxygène et par des voies inédites, les quatorze sommets culminant à plus de 8 000 mètres que compte le globe. Le Makalu aurait été son douzième.
Ce projet ambitieux était aussi celui de Katia, son épouse, âgée de 36 ans. En 2000, ils avaient créé ensemble Lafaille Communication, une structure consacrée à la promotion de cette quête commune. Elle s’était autoproclamée « manager sportif » de Jean-Christophe, se moquant bien de la tradition tacite selon laquelle une compagne d’alpiniste ne se met pas en scène, à moins d’être elle-même alpiniste. « Nous étions un couple, dit simplement Katia Lafaille, mais aussi les associés d’une aventure dont l’aboutissement imposait du professionnalisme. »
Elle proscrivait, entre autres, tout contact de son mari avec la presse depuis les camps de base de ses différentes expéditions : « Trop déstabilisant lorsqu’on est seul et qu’on risque sa peau. D’ailleurs, on ne dérange jamais un footballeur en plein match. » Plusieurs médias, qui avaient été agacés de ne plus avoir accès à l’as de la grimpe, n’ont pas hésité à la rendre responsable de la disparition de son mari.
Le couple s’était formé en janvier 1998, à Chamonix (Haute-Savoie). Katia la Suissesse y avait débarqué de Genève à l’âge de 19 ans, rêvant de devenir guide de haute montagne. « Je me cherchais et j’ai trouvé avec la montagne quelque chose qui me remplissait », raconte-t-elle. Au début, tout allait bien, les jeunes loups de l’alpinisme local s’encordaient volontiers avec cette jolie citadine indépendante - « J’étais candide, je trouvais tout le monde sympa. »
Puis vient le temps des premières déceptions, lorsqu’elle découvre que ses « amis » spéculent en riant sur son espérance de vie. Elle se fait souvent peur mais s’accroche, pour « bluffer tous ces machos ». Le 17 juin 1996, elle comprend pourtant que la montagne « n’est pas pour (elle) », lorsqu’elle passe deux heures dans une crevasse du Mont-Blanc avec son compagnon d’alors, Eric Escoffier - un autre himalayiste disparu en juillet 1998 au Broad Peak (8 047 m), au Pakistan.
Aux remontées mécaniques, où elle travaille, elle croise régulièrement Jean-Christophe Lafaille, qui lui a été présenté par des amis communs. Lorsque leur relation amoureuse se noue, en 1998, elle vient de signer un contrat avec une équipe professionnelle de VTT, son autre passion. Père d’une petite Marie, l’alpiniste est alors en instance de divorce. De son côté, elle a un fils, Jérémi.
Leur tandem fait jaser la vallée de Chamonix - « Katia, la belle plante de 1,75 m, et le petit « JC », d’à peine 1,60 m ? Ça ne marchera jamais ! Elle va lui faire arrêter la montagne, c’est sûr… » C’est finalement elle qui descend de vélo. Son métier de guide de haute montagne, les cours qu’il dispense chaque été à l’Ecole nationale de ski et d’alpinisme (ENSA) ne suffisent plus à Jean-Christophe. Puisqu’il a amorcé l’aventure des 8 000 mètres en réussissant le Cho Oyu (8 201 m) dès 1993, elle décide que le défi peut aussi devenir leur gagne-pain. « Avant sa rencontre avec Katia, il grimpait quand et comme il le sentait, raconte Benoît Heimermann, journaliste à L’Equipe Magazine et coauteur de Prisonnier de l’Annapurna (Editions de la loupe, 2004), avec Jean-Christophe Lafaille. C’était relativement dangereux et ça n’avait pas de fin en soi. »
Pour « réduire le risque d’une activité pour laquelle il n’existe pas d’assurance », Katia apprend sur le tas. Elle démarche les partenaires, signe une exclusivité avec Paris Match, gère les factures, le site Internet, les relations avec la presse, la maison et les enfants… Pour le père de son deuxième fils, Tom, aujourd’hui âgé de 4 ans et demi, elle veut ce qu’il y a de mieux. « Je ne suis pas du genre à dire « je t’aime » quarante fois par jour, avoue-t-elle, mais ma façon de lui prouver mon amour était de lui assurer le plus grand confort possible dans cette quête extrême. »
Surnommée « la Mante religieuse », Katia Lafaille fait l’objet de dures critiques, dans la vallée de Chamonix, depuis son témoignage dans « Tout le monde en parle », l’émission de Thierry Ardisson, son mari à peine disparu. Après trois jours d’une folle douleur, elle jure s’être simplement résolue à affronter ce que son mari avait anticipé. « Il me disait souvent : « Si je disparais, tout le monde te tombera dessus, et des gens qui ne savent pas forcément de quoi ils parlent seront sollicités pour donner leur avis ». »
Jean-Christophe avait raison : le détachement apparent de Katia, ses yeux secs restent suspects au pied des montagnes. « Je veux rester digne pour lui, plaide-t-elle. Même si je suis intérieurement cassée et que j’aie peur, cela m’appartient. » Dans l’émission, les passages où elle craque ont été coupés.
Si elle avoue traverser « différentes phases », Katia Lafaille ne se sent pas coupable. « Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir tué Jean-Christophe. Je l’ai peut-être même gardé en vie plus longtemps en lui donnant une sécurité que les autres alpinistes n’ont pas. » « Jean-Christophe n’était pas téléguidé, estime Yann Giezendanner, le « routeur » météo de l’himalayiste, Katia lui trouvait de vrais moyens pour faire deux mois d’« expé » par an et s’entraîner le reste du temps. Dans un milieu où tout se fait « à l’arrache », les Lafaille ont fait changer la montagne d’époque. Jean-Christophe n’est pas mort de ce mode de fonctionnement, il a mis le pied dans un trou, et ce n’est la faute de personne. »
Frédéric, le frère du disparu, ne cache pas que les rapports de sa famille avec Katia sont distants, mais il coupe court à toute polémique. « Si Jean-Christophe était allé au bout de sa quête, les réactions auraient été différentes, rappelle-t-il. Dire qu’il était sous l’emprise de sa femme, c’est lui enlever sa dignité et sa responsabilité d’alpiniste. Quand mon frère partait à l’assaut d’un sommet, il en prenait seul la décision et les risques. »
Aujourd’hui, Katia Lafaille prépare un livre. Une nécessité financière et une thérapie. Mais elle ne vivra pas en paix tant que la montagne gardera le corps de son époux. Fin avril, elle emmènera ses deux enfants au camp de base du Makalu, « pour y installer un mémorial et aider les petits à faire leur deuil ». Elle y rejoindra une expédition, dans l’espoir de retrouver la dépouille mortelle de l’alpiniste.
Patricia Jolly[/i]
Article paru dans l’édition du 15.04.06
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