Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:
Es-tu la nouvelle star des Alpes ?
Tous ceux qui ont fréquenté la montagne dans les années mille neuf cent cinquante et au début des années mille neuf cent soixante ont, dans un coin de leur mémoire, le souvenir de ces alpinistes qui parcouraient les montagnes avec une guitare en bandoulière. Nous leur devons de nombreuses belles soirées de cabane, à l’époque où le chant faisait partie intégrante de la formation des ascensionnistes.
Je me remémore une soirée à Albert Heim Hütte. Je fonctionnais comme guide dans un cours alpin militaire regroupant des délégués venus d’Iran, de France, d’Italie, d’Autriche, d’Allemagne, de Suède, de Norvège, et de Suisse. Chaque délégation, composée d’une rangée de gradés, du sergent au colonel revêtus de l’uniforme du pays d’origine, avait entonné à son tour une chanson populaire caractéristique.
Foin d’angélisme, je confesse qu’il arrivait parfois, en fin de soirée, après que la chorale des alpinistes eut sacrifié de longues heures à réhydrater les organismes craquelés et racornis par la cruelle lutte journalière contre les lois de la gravité ennemie, qu’elle délaisse le répertoire sacré de l’abbé Bovet, et s’égare du côté des ‘Trois orfèvres’ et autres ‘Digue…’. Le niveau sonore et la hardiesse des paroles beuglées évoluaient alors en sens inverse de la baisse de niveau des liquides dans les bouteilles de ratafia, et ces vêpres païennes s’achevaient avec le démanchement de la guitare.
J’entamais la première longueur de corde du Piz Roseg, dans les Grisons, lorsque mon client (j’ai oublié son nom, mais je me rappelle qu’il s’agissait du fils du syndic de C…), qui avait encore les pieds sur le glacier, disparut d’un seul coup, gobé par le champ de glace éternelle. Ce compagnon de course était un chanteur distingué. Chaque soir, au refuge, il ravissait les hôtes en vocalisant de la plus plaisante manière. Lorsque sa tête émergea du trou dans lequel il avait chu, je fus illico frappé par la considérable métamorphose de sa physionomie :
« Est-ce que ça va ? » interrogeais-je.
« Ssshhha vassshhh, maissshhh ssshhha faitssshhh malssshhh ! » répondit-il.
Alors qu’il tombait, un pont de neige sur lequel il se tenait ayant cédé sous son poids, sa bouche avait porté sur la tête de son piolet planté dans la neige devant lui.
Il ne renonça pas pour autant à charmer les oreilles de son auditoire :
« Dessshhh ssshhha voixssshhh ssshhhlaireshhh, Ssshhhean l’Arssshhhmaillissshhh… »
Star :
Le grand René
alpiniste distingué
par une difficile ascension épuisé
plus qu’à moitié pété
aviné, enivré, blindé
s’est mis à chanter
lisse comme un caillou
son crâne en peau de genou
reflétait les torrents de lumière
rehaussant cette première
le deuxième couplet
qu’avec entrain il entonnait
resta inachevé
car, fatalité
le rossignol improvisé
perdit son dentier
Star :
Le petit Léon
un tout bon
complètement beurré
bourré, pinté, cuité
de sa guitare désaccordée
quelques sons discordants a tirés
pas tous partis en même temps
s’égosillant à contretemps
les montagnards à pleins poumons
ont bousillé la chanson
Et toi, es-tu la nouvelle star des Alpes ?
[%sig%]