Cima Grande: voyage au bout de soi-même

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

Pour se changer les idées, dans l’attente du retour de l’hiver et des bonheurs qu’il nous propose.

Face nord de la Cima Grande di Lavaredo, 2999 m, Dolomites. Voie directe, extrêmement difficile.
(Première ascension par : L. Brandler, D. Hasse, J. Lehne et S. Löw, en cinq jours, du 6 au 10 juillet 1958)

Intimidé, le geste lent, respectueux envers l’œuvre première que constitua l’ouverture de cette voie monumentale, haute de plus de cinq cents mètres, par des hommes audacieux à l’exceptionnelle habileté, précautionneusement, gagnant centimètre par centimètre au prix de grands efforts, je m’élève le long de l’abrupte paroi.
Alors que le corps s’échauffe, s’assouplit, l’esprit se libère, se met en harmonie avec l’immensité de ce surplombement.
Et les longueurs de corde s’enchaînent.
Tout se passe bien.
Plus bas, sur le sentier presque à pic, et meilleur pour les caprins que pour les créatures humaines, des grimpeurs inconnus lancent un joyeux appel.
Le cheminement monte à main gauche, et s’incurve sous la saillie de surplombs qui se succèdent à l’infini. Quarante mètres en dessous de moi, mon compagnon semble perdu dans la concavité du rocher. Les obstacles succèdent aux obstacles. Progressant avec régularité, nous prenons de la hauteur. La majeure partie de l’itinéraire se gravit en escalade libre. La vigueur physique diminue, alors que la soif naît, puis grandit. Parvenus à la moitié de la voie, nous faisons une courte halte sur un petit balcon tapi sous des renflements monstrueux. Peu après, nous reprenons notre chemin qui sillonne le plafond de roches jaunes ou grises nous dominant de toute sa masse. Passant d’une prise à une autre, d’un piton tordu à un piton à demi enfoncé, continuellement rejetés au-delà de la verticale, nous nous élevons de près de quatre-vingts mètres encore. Nous sommes maintenant à une distance de trois cents mètres du pied de la paroi dans l’axe vertical, et de quarante mètres dans l’axe horizontal. Voilà un long moment que tombe une pluie battante entraînant quelques pierres avec elle. Nous souffrons de la soif depuis des heures. Cette eau qui descend des cieux est inaccessible, elle passe à plusieurs mètres de là, dans notre dos. Le mur en surplomb qui nous domine nous protège des pierres et de la pluie tout en nous interdisant l’accès à ce fluide vital qui ruisselle dans l’ombre. Nos gourdes sont vides. La nuit est proche. Après un bref temps de repos sur une étroite banquette, nous poursuivons cette route qui nous enlève à la Terre. Nous nous hissons de fissures en cheminées, de dévers en murets. La nuit est tombée, et nous grimpons toujours, et nous grimpons encore, jusqu’à ce que le faisceau lumineux de nos lampes frontales nous révèle qu’il n’y plus rien au-dessus de nous. Nous avons atteint le sommet, protubérance déserte d’une aridité et d’une désolation dont rien ne peut donner l’idée. Muette est notre joie qu’estompent les ténèbres s’épaississant autour de nous. La pluie a cessé depuis longtemps. Il est minuit passé. Plongeant dans l’aveugle obscurité, nous entreprenons sans plus attendre la désescalade du versant sud de la montagne qu’en d’autres temps j’ai déjà parcouru. Varappe à l’envers, courts rappels, petits murs, vires, couloirs. Par cette sombre nuit sans lune, nos faibles loupiottes aux pâles lueurs constituent les seules sources de lumière. Harassés de fatigue, minés par le manque de liquide, enveloppés de noir nous poursuivons le voyage au bout de nous-mêmes. Soudainement perceptible, le faible chant d’un filet d’eau nous galvanise.
« De l’eau ! » En moi jaillit ce cri silencieux. De l’eau dans le minéral macrocosme qui depuis plus de dix-huit heures est notre réalité.
Nous poursuivons la descente. Quelques mètres encore. Là, au pied d’une ultime cheminée, une cavité dans le rocher. A l’intérieur, sur une pyramide de pierres, se dresse une bouteille. Une concrétion s’est formée à la voûte de la grotte. Des gouttes d’eau en tombent d’aplomb dans le récipient. Prodige issu de l’union de la nature bienveillante, de l’intelligence et de la solidarité entre les alpinistes, la bouteille déborde d’une eau fraîche et limpide. Reconnaissants, nous partageons le breuvage qui en s’écoulant chante un hymne à la joie, à l’amitié, à la vie.
La lune, soudain, perce les nuages.
La bouteille vide est replacée avec grand soin à la verticale de la stalactite.
Goutte après goutte le récipient se remplit.
Et notre descente, notre retour vers le monde des hommes reprend.
L’astre des nuits inonde la montagne.
Près du grand pierrier, un abri de toile nous attend, et la délivrance.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Nussgipfel:

Voyage… en solitaire sur le forum.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Mid:

Et bien! Je l’avais manquée celle-là! Merci de l’avoir faite ressurgir, c’eût été un péché de passer à côté!

Merci encore pour ces beaux récits, qui en plus de la réalité purement factuelle de la montagne, expriment toujours quelque chose en plus, que cela soit de l’humour, de l’émotion, un message, …

Posté en tant qu’invité par unCplus à vue de nez:

c’est cool d’avoir fait remonter le message ; l’histoire est magnifique

Posté en tant qu’invité par pastriste:

ouah ça vous plonge vraiment dedans , en plus ça eveille le souvenir d’une soif similaire à la sortie tardive d’une grande voie en été à la dent d’Orlu en pleine sécheresse , nos bouteille d’eau étaient vide depuis trois heures ou plus , et a notre descente pas un ruisselet tout étaient sec…
ruisseau aprés ruisseau que des lits asséché…puis miracle un petit filet goutte à goutte coulait sous un buisson …cette eau timide on l’a dégusté comme le meilleur champagne du monde…

Posté en tant qu’invité par pachaBE:

Ahhhhhhhhhhhhh !!! Merçi à toi Marcel !!

Ce récit typique des Dolomittes me replonge dans mes souvenirs de la FN de l’Agner, dans le début des années huitantes ! Par un été torride, même là bas! Nous nous élançons dans ce magnifique wall, petit frère de l’Eiger ! Roberto en tête, mois second et le fragin Angello au ravitaillement et instal des bivouacs via jumaring sur cordes statiques et halages ( en plus d’assurer, il fallait tout ammener aux grand relais à la force des bras !). Roberto & Angello deux frères guides vénitiens ! Quel trio nous faisions !

Eh oui ce n’était pas encore le style Alpin de nos jours !!

Quelques centaines de mètres de cordes, hamacs, conserves de poisson , … et …Corned Beef !!! ;-))

Après ce magnifique bivouac installé par Angello, nous dégustons notre magnifique dinner , nous buvons 2/3 thés salvateurs et A (Angello) nous signalle que nos resources d’eau sont épuisées !!! 15litres !!

J2:

06h00 R & moi (Roberto & Pacha, votre serviteur) démarrons après avoir raclés les fond de gourdes !

08h00 je vois « A » à 100m du bivouac, et 10 min plus tard je hisse 2 litres d’eau salvatrice !

à 12h00 nous sortions tous les trois de cette face, avec 4 litres de flotte en réserve.

Mon plus beau souvenir est de voir « A » se ballader sur ces vires foireuses en solo et de nous trouver cette eau si précieuse à notre humble exploit !

4 jours plus tard à la sortie de la FN de l’Eiger avec R, je lui dis simplement :

La voie normalle de la FN de l’Agner, en mon coeur est la « voie Angello » !

A+ et tout de bon !

Pacha

Posté en tant qu’invité par AlbanK:

Bravo !!

Du grand Marcel et du grand Pacha !!!

Tout de bon !!!

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

« Si loin que nous portent nos pas, ils nous ramènent toujours à nous-mêmes. »

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

Superbe.
Merci.

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

AlbanK a écrit:

Bravo !!

Du grand Marcel et du grand Pacha !!!

Tout de bon !!!

Merci.
Bien à toi.

Posté en tant qu’invité par Flo73:

Je l’avais loupé celui-là.
Merci Marcel pour ce très beau texte.

Posté en tant qu’invité par pachaBE:

Marcel Demont a écrit:

« Si loin que nous portent nos pas, ils nous ramènent toujours à
nous-mêmes. »

Désolé Marcel,
mais vus l’évolution du monde il faudrait peut-être dire:

Si loin que nous portent nos pas, ils nous ramènenet toujours QU’ à nous-mêmes ! :wink:

Tout de bon !

Pacha

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

pachaBE a écrit:

Marcel Demont a écrit:

« Si loin que nous portent nos pas, ils nous ramènent toujours
à
nous-mêmes. »

Désolé Marcel,
mais vus l’évolution du monde il faudrait peut-être dire:

Si loin que nous portent nos pas, ils nous ramènenet toujours
QU’ à nous-mêmes ! :wink:

Tout de bon !

Pacha

Bien vu camarade. Hélas. Mais… gardons le moral. Les hommes sont capables d’évoluer de manière positive, de grandir.
Amitiés.
Marcel

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Kat:

Un littéraire reconnu, édité, primé qui donne. Rare. Merci

Posté en tant qu’invité par Kat:

Exceptionnel.

Posté en tant qu’invité par Tita des Dol:

[quote=Nussgipfel]Voyage… en solitaire sur le forum.

[%sig%][/quote]
Les ascensions en solo sont les plus belles :slight_smile:

Posté en tant qu’invité par Tita des Dol:

[quote=Mid]Et bien! Je l’avais manquée celle-là! Merci de l’avoir faite ressurgir, c’eût été un péché de passer à côté!

Merci encore pour ces beaux récits, qui en plus de la réalité purement factuelle de la montagne, expriment toujours quelque chose en plus, que cela soit de l’humour, de l’émotion, un message, …[/quote]
Du vécu, par quelqu’un qui a affronté les plus grandes parois des Alpes. Il écrit en toute connaissance de cause. Authentique. Vrai. Poignant.

Posté en tant qu’invité par Tati des Lod:

[quote=Tita des Dol][quote=Mid]Et bien! Je l’avais manquée celle-là! Merci de l’avoir faite ressurgir, c’eût été un péché de passer à côté!

Merci encore pour ces beaux récits, qui en plus de la réalité purement factuelle de la montagne, expriment toujours quelque chose en plus, que cela soit de l’humour, de l’émotion, un message, …[/quote]
Du vécu, par quelqu’un qui a affronté les plus grandes parois des Alpes. Il écrit en toute connaissance de cause. Authentique. Vrai. Poignant.[/quote]
:lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol:
Et surtout écrit par quelqu’un d’une modestie hors du commun!!! :rolleyes:

Posté en tant qu’invité par Les aspis de ton Ecole:

Ils savaient grimper, ces anciens.
Encore bravo pour votre récente nomination de guides vétérans à toi et à Daniel.
Les aspis, sur l’ordi du bureau (pardon chef, mais, nous aussi on aime c2c).

Posté en tant qu’invité par Tita des Dol:

[quote=Tati des Lod][quote=Tita des Dol][quote=Mid]Et bien! Je l’avais manquée celle-là! Merci de l’avoir faite ressurgir, c’eût été un péché de passer à côté!

Merci encore pour ces beaux récits, qui en plus de la réalité purement factuelle de la montagne, expriment toujours quelque chose en plus, que cela soit de l’humour, de l’émotion, un message, …[/quote]
Du vécu, par quelqu’un qui a affronté les plus grandes parois des Alpes. Il écrit en toute connaissance de cause. Authentique. Vrai. Poignant.[/quote]
:lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol::lol:
Et surtout écrit par quelqu’un d’une modestie hors du commun!!! :rolleyes:[/quote]
Il est clair que, vu à travers le regard jaloux du mesquin et sans doute alpinistiquement inexistant Tati des Lod, un tel récit ne peut être ressenti que comme un rappel de son inexistence.