Posté en tant qu’invité par L’Urbain:
Cher Hydra,
pour te faire plaisir, voici donc la dernière production des studios « l’Urbain & bande de nazes ». Je suis bien conscient que cela pourrait me valloir un procès.
Aux débutants qui voudraient suivre mes pas maladroits, je me dois de préciser deux choses :
- je suis capable de perdre 10 parties de suite au 421.
- si il m’était poussé une paire de corne à chaque cocufiage, je ressemblerais à un porc-épic.
Bref, la chance en montagne, ça se mérite.
C’est partis pour 15000 caractères…
« On est bientôt arrivé ? »
Yo, il commence à m’énerver. Déjà, ça fait bien 2 heures que je lui dit qu’on arrive dans une demi-heure. Alors il devrait le savoir, qu’on y est presque. De toute façon, si je lui dit qu’on arrive dans dix minutes, il ne me croira pas. Et puis d’abord, j’en sais rien moi, quand est-ce qu’on arrive, je ne sais même pas où on est, faut qu’il arrête avec ses questions stupides.
« On ferait pas une pause ? »
Le comble ! C’est de sa faute si on en est encore là. Si on avait pas fait des pauses tous les cent mètres, on y serait déjà, à ce foutu col.
La corde se tend désespérément.
Derrière, JC se met à siffler. C’est mauvais signe. Quand JC siffle, c’est qu’il n’en pense pas moins.
Entre JC et Yo, les deux Thom ont l’air de roupiller. Ne comprennent toujours pas ce qu’on est venu faire ici, ces deux là. Ils préfèrent la mer. Heureusement qu’une sympathique émulation typiquement masculine les retient de trop se plaindre.
« Alors, on s’arrête ? »
Cette fois c’est ThomM, de sa voie la plus douce, qui demande.
Bon. J’ai besoin d’être populaire encore quelques heures. Après tout, c’est leur premier glacier. Je m’arrête donc, immobilisant du même coup toute la joyeuse brochette. On s’assied en posant délicatement nos fesses sur les sacs à dos, d’où émergent piquets de tentes et duvets de mauvaise qualité. Chacun se roule sa petite cigarette - on a besoin de se sentir adulte, quand on a pas encore 18 ans.
C’est l’occasion de faire le point, sur ma superbe carte au 1/200 000, la n° 219, « Aoste-Zermatt-Milan ». Entre la Schönbiel Hutte et le village de Ferpécle, il y a de petits pointillés qui traversent une zone blanche, en passant par un col, noté « C. d’Hérens, 3462 ». De l’autre côté du col, la zone blanche est notée « Gl. de Ferpecle » et « Gl. du Mt. mine ». Les deux annotations se croisent, difficile de savoir quel glacier se trouve où. La veille au soir, s’enquérant de nos projets, le gardien du refuge nous a avertis que le col d’Hérens ne se faisais plus, et qu’il fallait donc passer par le col de Valpelline. Pas de chance, ce nom n’est pas porté sur la carte. En l’absence de courbes de niveaux, il m’est difficile de le situer. « Du côté de la tête Blanche », me dit le gardien. Ouf, celle là, elle est sur ma carte. Mais pas de pointillés. Il n’y avait pas, à l’époque, de quoi inquiéter un futur grand alpiniste tel que moi. Après tout, j’ai déjà fait du 6a, dans la petite salle de mon quartier. 6a, c’est la cotation maximale dans l’éperon Walker. Ce n’est donc pas un petit col de rien du tout qui va me faire peur. CQFD.
« Tiens, voilà des gens ». En effet, deux alpinistes viennent dans notre direction. Je pérore que nous sommes sans doute pile sur le bon itinéraire, qu’on ne me la fait pas, et qu’est-ce qu’ils feraient sans moi. « On irait en vacances au cap d’Agde », fait remarquer ThomP. Oui, bon, on ne va pas remettre ça sur le tapis, interrogeons plutôt ces braves gens. Ils arrivent, vous êtes prêts les gars ? Tous en cœur, un, deux, trois :
« Morgen morgen ! »
Pour ceux qui n’entravent pas le suisse, la salutation traditionnelle suisse de montagne ne se parle pas, elle se chante. si - si - fa - mi. Si on est fatigué, on peut éventuellement descendre d’un demi-ton, voire d’un ton, mais pas plus, les suisses ont l’oreille musicale.
« Morgen morgen ! » répondent les indigènes. La confiance est établie. C’est tout de même plus simple qu’avec ces maudits français, qui, à la simple vue de notre matériel, ne nous auraient même pas adressé la parole. Il faut dire que certains d’entre nous sont dotés d’un baudrier, d’autres de crampons, d’autres encore d’un vieux piolet. Moi, je possède baudrier, crampons et piolet. Mais je suis le chef. Dans une tribu indienne, le chef, c’est celui qui a le plus de plumes. Dans une cordée, c’est celui qui a le plus de matériel.
« Le col de Valpelline, c’est encore loin ? » demandé-je innocemment en français.
« Non, vous y serez dans 30mn », me répondent-ils en suisse.
Là, normalement, il faudrait que je demande « et, heu, c’est par où ? », mais, va savoir pourquoi, je préfère m’abstenir. Après tout, même un suisse est susceptible de se mettre en colère. Pour peu qu’il ait des origines françaises, on ne sait jamais. Et puis zut, un col, c’est facile à trouver. Il suffit de repérer deux sommets, entre les deux, normalement, il y a un col. Il est encore tôt, et je compte sur mon prodigieux sens de l’orientation (je ne me suis jamais trompé de plus de 180°) pour nous tirer d’affaire.
Nous repartons, et très vite nous arrivons en vue de… deux cols. Caramba, je n’avais pas pensé à ce cas de figure. JC se remet à siffler. Nous atteignons le premier col, et mes amis, décidant d’un commun accord que c’est là le fameux col de valpelline, se congratulent puis s’assoient. Ceci ne fait pas du tout mon affaire. Il ne m’échappe pas que, si nous descendons de l’autre côté, nous allons nous retrouver en Italie. A moins de remonter à droite sur la crête. Remonter… je jette un coup d’œil à la petite troupe. Certains semblent prostrés. L’altitude et la fatigue ont déjà bien commencé leur travail de sape. Il va falloir être persuasif. Commençons par les assurer que, malgré les apparences, nous ne sommes pas perdu.
« Regardez les gars. Là, c’est la dent d’hérens. Cette petite bosse, ici, c’est la tête blanche, et au fond là bas, la dent blanche. C’est donc évident : le col de valpelline, c’est celui qui est juste au dessus. »
S’ensuit une âpre discussion, les coups bas pleuvent et la mauvaise foi de certains éclate au grand jour. En fin de compte, j’emporte la décision grâce à l’arme de persuasion massive, celle qu’on ne sort qu’en cas d’extrême urgence : « faites comme vous voulez, mais moi, je monte par là ».
Nous reprenons la route dans une atmosphère plombée. Ce fourbe de Yo se laisse traîner, JC entame un requiem. Tout ça pour 30 malheureux mètres de dénivelé. Quand enfin nous atteignons la crête, à droite de ce que j’ai hâtivement nommé « tête blanche », c’est dans esprit d’apaisement et de réconciliation que j’annonce que, ça y est, la journée est finie, ne reste plus qu’à descendre, que dis-je, se laisser glisser, on finira bien par tomber sur une route goudronnée, un bistrot ou une station d’épuration, bref, festoyons et oublions nos rancœurs, mes frères, amen.
Le pique-nique se déroule dans la joie et la bonne humeur. Extrait :
« Pas trop fatigué, Yohann ? »
« Grumpf » (inaudible)
« Alors, ThomP, c’est quand même plus beau que la côte d’azur, hein ? »
« Ouaip. On dirait Les Menuires ».
Le soleil tape dur quand nous reprenons la route. Enfin, la route… ça manque de traces fraîches. Je sais bien que la carte ne nous sera d’aucun secours. Tout ce que je sais, c’est qu’on est quelque part entre la tête blanche et la dent blanche. Sur la carte, 3 cm à tout casser. Mais si on multiplie par 200 000, heu, enfin voilà quoi. Une grande étendue toute blanche.
Nous prenons pleine pente, d’abord sans nous poser de questions. Hélas, l’altitude fondant, de drôles de traces bleues commencent à apparaître de ci de là. Je deviens nerveux.
Procédons par élimination.
Le père de Yo a été tireur d’élite dans l’armée. Si son fils vient à disparaître, il va falloir que je m’exile au Guatemala.
Le père de JC est espagnol. Un viril au sang chaud. Bof.
Le père de ThomM est professeur de sport. Mmouais.
Le père de ThomP est un frêle ingénieur féru de musique classique. Ha.
ThomP, donne ton piolet à Yo s’il te plait.
Et nous voilà, zigzaguant entre les crevasses, moi tendu comme une corde de contrebasse, mes amis bavassant gaiement. Ce passage pue le pont de neige. Je m’arrête, puis, de ma voix la plus douce : « heu, marchez bien dans mes pas, là, et faites bien gaffe, je crois que c’est une crevasse ». Fin des discussions à haute portée philosophique. Début des « 4 saisons », Vivaldi. J’avance à pas de loup… crac ! Un pied perce le plancher. On va essayer plus loin. L’ambiance sereine est définitivement plombée. Un peu plus tard, c’est jusqu’aux hanches que je m’enfonce. A la demande générale, nous décidons de revoir la stratégie. Il doit être possible de passer par les bords.
Nous sortons donc de cette abomination, et suivons des vires loin de toute crevasse. Nous nous éloignons avec constance du glacier. A tel point que ça en deviens inquiétant. Nouvelle pause stratégique. L’avantage du glacier, c’est qu’il nous conduira à coup sûr dans la vallée. Alors que ces vires… va savoir où elle nous mèneront ? Donc, direction le glacier. Nous butons vite sur une petite barre rocheuse, qu’aucun des protagonistes n’envisage de désescalader. Le rappel s’impose, malgré mes protestations.
Comment faire descendre 5 personnes (dont 3 novices) en rappel, avec 2 baudriers et sans laisser de matériel en place, en 10 leçons ? Facile :
1 : installer un relais avec tout ce que vous avez sous la main.
2 : descendre en rappel
3 : dites à la personne expérimentée qu’elle peut descendre
4 : pendant qu’elle descend, remonter, sans oublier le baudrier
5 : donner le baudrier à un novice, lui expliquer le rappel en le rassurant, et le pousser dans le vide
6 : une fois en bas, lui demander d’accrocher le baudrier à la corde
7 : remonter le baudrier
8 : répéter les étapes 5, 6 et 7 tant qu’il reste des novices en haut de la falaise
9 : désinstaller le relais et jeter la corde en bas
10 : prouver à ses amis que le rappel était superflus
Finalement, il est sympa, ce glacier. La neige fait doucement place à la glace, piquée de quelques blocs de rocher. Ceux qui n’ont pas de crampons glissent un peu. Je taille quelques marches, ça fait pro, mais pas trop, c’est fatiguant. On arrive sur une zone pour le moins chaotique. Yo saute sur un bloc… erreur ! Le bloc, qui n’attendait que ça, se met en branle aussi sec, l’entraînant vers la crevasse la plus proche. Par chance, il a le réflexe de faire un bond de côté. Aujourd’hui encore, je me souviens de son teint livide, de sa lèvre inférieure tremblante, et de ses yeux implorants, dans lesquels on pouvait lire « mais j’ai rien fait… »
Ca coûte combien, un aller simple pour le Guatemala ?
Nous décidons de nous extraire à nouveau de ce satané glacier.
Et nous marchons, nous marchons. De temps en temps, je demande l’heure. La neige a fait place aux cailloux de toutes tailles. Quelques brins d’herbe apparaissent. Nous errons, de vires en vires, avec une seule idée en tête : perdre de l’altitude. Le désespoir semble devoir nous anéantir, et le soleil est sur le point de se casser la gueule, quand, enfin, sous nos yeux ébahis, s’offre à nous le plus beau des spectacles : la langue du glacier, la fin du calvaire, et notre salut.
Seul problème : pour l’atteindre, il va nous falloir traverser une moraine tout ce qu’il y a de plus raide et instable. N’écoutant que mon courage, ma faim et mon égoïsme primaire, je propose à mes amis de m’attendre pendant que je vérifie que ça passe. Si je meurs, vous n’avez qu’à vous démerder (après tout, je m’en fout, je suis mort).
Grand moment de solitude en haut du merdier. Si près du but, ça serait quand même dommage.
En effet, c’est raide.
Et instable.
Doit pas y avoir beaucoup de couillons qui se risquent dans le secteur.
Enfin, une fois engagé, ne reste plus qu’à rester debout, et attendre, pas longtemps, on est vite en bas.
Soulagement, béatitude et relâchement des intestins.
« Allez-y les gars, c’est rando ! »
Mes amis, impressionnés par ma descente, que dis-je, ma chute, n’ont pas l’air emballé. Qui va s’y risquer en premier ? ThomP s’approche. C’est un bon skieur. C’est pas une piste noire, même très foncée, qui va lui faire peur. L’affaire est vite réglée. Puis c’est le tour de ThomM. Moins bon style, mais efficace tout de même. A Yo.
Mais Yo ne veut pas. Yo sent qu’il va y laisser sa peau, ou, pire, une partie de son amour propre. Yo a eu sa dose pour la journée : fatigue à la montée, peur à la descente, puis à nouveau fatigue, et revoilà la peur… Yo en a sa claque. Veut sa maman. Se met à pleurnicher. Est en détresse.
Qu’auriez-vous fait à ma place ?
Contre toute attente, je me met à gueuler comme un putois. Un qui a du coffre.
« P… MAIS TU VAS DESCENDRE OUI !! »
C’est très efficace. Je vous le conseille. Avec modération, tout de même.
Yo finit par descendre, pourchassé par une meute de gros cailloux assoiffés de sang.
Puis JC nous rejoint, et nous pouvons enfin quitter cet endroit inhospitalier. Il est 21h30, la nuit tombe.
Juste sous le glacier, en rive droite, il y a de merveilleuses prairies. Dans ces prairies, nous repérons de vastes emplacements de bivouacs. Sur ces emplacements, nous dressons lentement nos tentes. Dans ces tentes, pendant la nuit, nous boirons un peu plus que de coutume…
Epilogue :
Ce voyage devait se terminer au Mont Blanc. Coup du destin ou sombres incantations nocturnes de mes camarades rancuniers, je me suis très vite fait une entorse. Ce qui, en fin de compte, nous a sans doute sauvé la vie.
Aucun des protagonistes de cette histoire n’est depuis retourné sur un glacier.
Deux sont tout de même restés des amis.
Si quelqu’un possède une carte détaillée de ce secteur, je suis preneur, car, encore aujourd’hui, j’ignore totalement par où nous sommes passé. Mais je ne prospose pas de cacahuète pour ce service, j’en doit déjà une à Loïc P, je ne voudrais pas me ruiner.