Avez-vous déjà rêvé d’être un grand écrivain, un grand mathématicien, ou un grand marathonien ? D’être capable de susciter joie, tristesse, compassion et envie au fil de vos lignes, ou d’inventer les formules qui permettront de percer les mystères de demain, ou encore d’être le premier à passer sous les deux heures au marathon ? Moi j’ai déjà rêvé de tout cela, et de bien d’autres choses encore, comme d’être… un grand skieur de fond. Quelle élégance, quelle fluidité, quelle impression d’aisance et de rentabilité du geste se dégagent des skieurs de fond lors du mouvement de skating ! Gauche, droite, gauche, droite… Les skis glissent dans un incessant ballet alternatif dont l’angle s’ouvre au fur et à mesure que la pente s’intensifie ; les bras poussent, le corps s’incline, le souffle s’accélère. Des pieds au sommet de la tête, tout le corps participe au mouvement, transformant cette succession de déplacements en diagonale par un déplacement frontal du plus bel effet. Oui, j’ai rêvé à de nombreuses reprises d’être tout ceci.
Mais voilà : originaire du nord de la France, je n’ai jamais eu l’occasion de m’essayer au skating. Oh, il y eut bien quelques tentatives de ski de fond classique, près de chez mes parents, les rares hivers où la neige tombait en quantité suffisante pour que le « Foyer de ski de fond sedannais » ouvre ses portes et ses pistes. La belle affaire : le « Foyer de ski de fond sedannais » ! Ouvert en je ne sais plus quelle année à la suite d’un hiver particulièrement neigeux, il n’ouvre depuis que quelques jours par an – et encore. Bref, à trois ou quatre reprises, j’ai donc suivi ces deux rainures parallèles dans la neige, guère rassuré par l’équilibre instable de cette paire de planches posées sur une surface glissante. Sans compter que lesdites rainures provoquaient un sentiment d’enfermement : en cas de besoin, comment devais-je faire pour me sortir de ce double-rail ? J’appris rapidement que la chute était une solution tout à fait convenable.
Ces quelques essais ne furent guère productifs. Je sortais de mes séances couvert de bleus et de bosses, exténué, et avec le sentiment de ne pas avoir appris grand chose. Par contre, que dire de ces skieurs qui passaient à vive allure à côté de moi, en dehors de ces fichues rainures ? Admiration et envie.
Nous voici en 2008, vingt ans plus tard, à la toute fin de l’année ; ma compagne me propose une demi-journée de skating. Elle ne connait pas mon désir secret pour ce sport, mais elle sait que j’ai envie de goûter aux différentes pratiques de la montagne, elle qui y habite depuis sa plus tendre enfance. Soit : nous louons du matériel à Chamonix, et filons sur les pistes du Bois du Bouchet. L’envie est grande, mais la peur est sous-jacente : comment vais-je maîtriser ces engins, si longs, si fins ? Les premières minutes sont difficiles. Les suivantes, plus encore. Sandrine n’est pas une pro, mais elle glisse sur des skis depuis toute petite : l’équilibre ne lui fait pas défaut, les techniques de glisse, d’arrêt, de transfert de poids non plus. De mon côté, l’équilibre est pour le moins aléatoire, la glisse hasardeuse, le transfert de poids inexistant, et les arrêts se font en général à l’aide d’une chute non préméditée. Je persiste, mais au bout de deux heures je ne peux que m’avouer vaincu par ce dépucelage en skating. Je souffre en haut de la fesse droite, car inexplicablement c’est toujours à cet endroit précis que mon corps rencontre le sol lorsque je chute. Une rage intérieure m’envahit à ce moment : j’ai échoué, mais je réessaierai.
Trois ans ont passé, nous voici début 2012. Nous vivons depuis deux ans à la montagne, entre Grenoble et Chambéry, au pied du massif de la Chartreuse. La neige recouvre depuis quelques jours les montagnes. Je repense à cette journée de décembre 2008, à ce cuisant échec que me rappelle régulièrement cette espèce de kyste apparu précisément là où j’ai tant chuté ce jour maudit. L’heure est-elle venue d’essayer de nouveau ?
Et voilà : certes, je ne suis pas devenu en un mois ce skieur fluide, gracieux, puissant, économe, auquel je rêvais il y a une trentaine d’années. Certes, je vais encore chuter de nombreuses fois, je vais encore haleter longtemps en haut de chaque côte un peu sévère, je vais toujours freiner plus que de raison lors des descentes, et je ne serai jamais bien certain de m’arrêter exactement là où je le souhaite… Mais aujourd’hui je prends du plaisir à skier, et j’ai bon espoir de m’améliorer encore et encore, jusqu’à devenir, peut-être, un jour, celui que j’aurais aimé être.