Corse par son père, il était en retard par principe. Pour sa dernière sortie, il s’est débrouillé pour être en avance, de bien trop d’années.
Une dernière pirouette un premier avril, pour ce farceur impénitent.
« Saute-Cailloux », son pseudo ici-même, c’était bien trouvé : l’art et la manière de ciseler les formules comme ça, hop, sans trop y penser, comme il enchaînait les circuits à Bleau, comme ça, hop, tout en discutaillant, un cigarillo au coin du bec, avant de foncer au chalet Jobert en faisant hurler ses passagers et les pneus de sa bagnole dans les virages de la descente de Larchant, de faire rosir la serveuse et rigoler le patron, puis de se faire flasher au retour sur l’A6, là où il s’était fait flasher à l’aller. « Se faire sarkozyter », une habitude, un art de vivre.
Et un certain talent pour se mettre dedans, et s’en sortir avec élégance. Vitesse ( très) excessive, dépassement sans clignotant, défaut de permis, … Ce contrôle de gendarmerie juste avant Grenoble nous coûtait notre week-end . Alors, pour chercher un introuvable papelard, il a ouvert le coffre de la « black magic car » dans un grand déballage de cordes et de piolets. Dix minutes et trois cigarillos plus tard, on filait vers Belledonne, après avoir papoté montagne avec les pandores et encaissé une prune symbolique, pour sa collec’ : " T’as vu les lunettes de soleil de l’adjudant? J’étais sûr que c’était un alpiniste…". CQFD.
La moindre sortie à Bleau devenait une aventure, alors quand ça se corsait, ça tournait forcément à l’épopée : une face nord du Vignemale avec lui, aucun risque que ça se passe comme dans les Cent plus belles, collection qu’il révérait au demeurant. On se la vote à l’impromptu, il arrive dare-dare de Biarritz, avec pour tout viatique une paire de pompes de rando à peine bonne pour le GR 20 et le baudrier hors-d’âge qui faisait frémir les habitués de Murmur. On passe se faire prêter deux-trois bricoles chez un copain guide ; à Cauterets il faut tout son bagout pour convaincre le vendeur de rouvrir le magasin afin de trouver une paire de chaussons, choisis au pifométre et qui le lendemain se révéleront trois fois trop petits… 900 mètres avec ça aux pieds … Un peu crevés, on s’arrête dormir là où, j’en mets ma corde à couper, aucun prétendant à la grande cara norte ne s’est arrêté : à la cabane du Pinet, loin, très loin de la rimaye. Les chants angéliques des jeannettes ont bercé notre soirée, les ronflements de Griso ont bercé leur nuit. Moi, prudent, j’ai dormi dehors. On est arrivé aux Oulettes à l’heure des croissants : le moment idéal pour une petite demie douzaine de cafés en fumant qui ses clopes, qui ses infectados, et encore un dernier caoua pour la route, ce qui nous a mis le coeur au ventre et à la rimaye sur les coups de dix heures… Qui dit mieux ?
Pourtant, tout en cultivant une certaine originalité dans sa façon d’aborder la montagne, il y était d’une prudence de renard, qualité essentielle dans les itinéraires qui avaient sa préférence : sauvages, oubliés, loin des foules. L’arête ouest du Pébignaou, il fallait y penser… Il était un peu surpris, le gardien du refuge.
Dix ans de cordée, de bouffe, de bleausarderies, de discussions avec ce dunnaghju amoureux de la vie, de la politique, de la vitesse et de la sieste m’ont fourni suffisamment d’anecdotes pour ennuyer ferme trois ou quatre générations de descendants. Il était fou de bagnole, je ne roule qu’à vélo ; il cultivait le retard, je suis malade à l’idée de ne pas être ponctuel ; ses idées politiques à tel extrême, les miennes à tel autre… On était fait pour s’entendre. Tout en se liant en trois bons mots avec le premier venu, il excellait à excéder les pisse-froid, ceux qui gardent leur sérieux, ceux qui comptent leurs sous, leurs points, leurs coinceurs et leur temps. Il excédait un peu tout le monde, y compris moi, qui ne le voyais plus depuis un retard de trop, tout en me promettant de le rappeler demain.
Putain, toi, en avance !!! Merde !