Rustique

Nanda Devi…

En 1934, Eric Shipton et Bill Tilman réussissent enfin à forcer les gorges de la Rishi Ganga. Depuis plusieurs dizaines d’années, ces gorges opposaient un obstacle redoutable et plusieurs expéditions avaient essayé, sans succès, de les franchir. En 1926, Ruthledge, Sommerwell et Wilson ; en 1928, Ruthledge et Tom Longstaff. Toujours Ruthledge en 1932, avec le guide Emile Rey. Puis, donc, en 1934, Shipton et Tilman parviennent enfin au « Sanctuaire », au pied du versant ouest de la Nanda Devi.
Deux ans plus tard, l’expédition anglo-américaine de T. Graham Brown est composée de Noël Odell (un vétéran de l’Everest et des expéditions Mallory), H. W. Tilman, Peter Lloyd, W. F. Lomis, Adams Carter, Charles Houston et Arthur Emmons. L’expédition reprend le chemin ouvert par Shipton et Tilman.

Odell et Tilman parviennent au sommet de la Nanda Devi. Ils sont anglais pure souche ; peu démonstratifs.
« Je crois que nous perdîmes le contrôle de nous-mêmes au point de nous serrer la main au sommet », dira plus tard Tilman.

La Nanda Devi était alors, avec 7817m, le plus haut sommet foulé par l’Homme… jusqu’à l’Annapurna en 1950 (mais pas la plus haute altitude, atteinte par Norton, seul et sans oxygène, en 1924, sur le versant tibétain de l’Everest, à 8572m !). Il était donc légitime que les deux britanniques se livrassent à ces exubérantes démonstrations de joie.

Bill Tilman… au Pays de Galle, en 1898, naît Harold William Tilman. La grande guerre, celle de 14-18. A 17 ans, il s’engage et passe trois ans dans le carnage. Blessé deux fois, à 19 ans, il obtient la Military Cross.
Il faut croire que Bill avait certaines dispositions pour la castagne, puisqu’il se porte volontaire lors de la seconde guerre mondiale, où il obtient d’autres décorations. C’est curieux, ce goût qu’on les hommes d’aller casser la gueule à leurs voisins… car enfin, en 1915, il était trop jeune pour partir combattre et en 1940, il était trop vieux pour être mobilisé !
« Il était impatient d’aller se battre ! » lit-on dans la littérature. Tu parles ! il n’avait qu’à jouer au rugby…
Enfin bref, toujours est-il qu’il vient à la montagne d’une drôle de façon. Lors d’une loterie organisée par les anciens combattants, il gagne… une ferme au Kenya ! Ca peut paraître loin de l’Angleterre, mais à l’époque, les anglais étaient à peu près partout chez eux.

Une ferme au Kenya où il cultive le café pendant 14 ans… Mais il occupe ses loisirs : par exemple, un raid en vélo de 56 jours à travers l’Afrique ; 3000 miles parcourus dans les conditions qu’on imagine. En Afrique, il rencontre Eric Shipton. Ils font copains et dans les années 30, ils sillonnent les sommets du Kenya et du Ruwenzori, effectuant des premières difficiles alors qu’ils sont à peu près débutants.

L’Afrique, c’est bien, mais la ferme, le café… tout ça commence à le brouter léger…

En 1933, il rentre en Angleterre où il s’installe chez sa sœur Patricia. A qui il dit un jour « Patricia, mon petit… tout ça commence à me brouter léger… » Et il prépare ses expéditions en Himalaya. Des grosses et des petites… des grosses, à la Nanda Devi, à l’Everest en 1935, comme membre et en 1938, comme chef d’expédition. Deux échecs dans les tentatives par le versant tibétain.
Mais il préfère les petites ; on dirait maintenant « la technique alpine » qui ne date donc pas d’aujourd’hui en Himalaya. Pas d’oxygène, pas de crampons ( !), pas de nourriture biscornue. On vit comme l’habitant, on se nourrit comme lui.
A cette époque, cette attitude passait pour ringarde et réac. Maintenant, on dirait qu’il avait 50 ans d’avance.
Une petite équipe légère, autonome « Une expédition qui ne peut s’organiser en usant d’une feuille ordinaire de papier à lettre ou, si tous ses membres sont passés maîtres dans l’art d’éviter tout gaspillage, en usant du dos d’une vieille enveloppe, doit inévitablement souffrir d’un excès d’organisation ».
Il est vrai que dans ces pays aussi, les anglais sont chez eux ; Pas besoin de paperasses, de visas, d’autorisations. Au contraire, on déroule le tapis. Honneur aux « sahibs ». On recrute sur place quelques porteurs, tous contents de se crever la paillasse sous des charges de mules pour quelques piécettes, et en avant la musique !

A partir de 1934, avec son copain Shipton, il fait d’immenses explorations en Asie centrale, les sommets du Xinjiang chinois, Mustagh Ata, Bogdo Ola, Chakar Aghie qu’ils sont souvent les premiers et les derniers à voir avant la fermeture de la chine. Des coins tellement paumés que, tel le Canigou, personne ne sait vraiment où ça perche…

Tilman, taciturne, ironique, acide et Shipton ouvert, bavard, sociable, expansif… drôle de couple ! mais redoutablement efficace.
De temps en temps, Tilman revient en Angleterre, écrit quelques bouquins (Quatorze en tout, mais un seul traduit en français et introuvable) afin de financer ses aventures au demeurant peu coûteuses. Car pour lui, légèreté n’est pas un vain mot : on raconte qu’un jour, il reproche à Shipton d’emporter deux chemises et non une seule ! Anecdote sans doute fausse, mais qui caractérise bien l’homme : austère et sans concession, d’un autre âge.

  1. Tilman a 52 ans. Toujours sur la brèche, avec Houston il repère le versant népalais de l’Everest et la Combe Ouest, par où monteront 3 ans plus tard Hillary et son expédition victorieuse.
    A l’Annapurna, il monte jusqu’à 7000. Mais il a du mal. Trop vieux pour la haute altitude.

Raccrocher ?

Pas question !

Il choisit donc ses montagnes au bord de la mer… ainsi donc, Timan est le père, l’initiateur, de ces expéditions mer-montagnes qui font fureur actuellement.
Pour cela, il achète en 1954, un navire de quinze mètre, un cotre fabriqué en 1906. Pas de winches, pas d’instruments de navigation sophistiqués. Austérité et rusticité, à l’image du propriétaire. Seules concessions : cordages en nylon et petit moteur diesel. Son navire s’appelle le « Mischief » ( sans blague!). Malgré son nom, ce bateau le conduit sans faillir sur toutes les mers et les océans du globe.
Au « Mischief » succède le « See Breeze », puis le « Baroque » ; toujours des bateaux du début du XXième, toujours du même modèle : des cotres de Bristol Chanel pilots.

Dix voyages au total : du Spitzberg à la Patagonie, du Groenland à la Nouvelle-Georgie, les îles Crozet, Heard, Kerguelen… des montagnes qui n’intéressent personne à l’époque : première traversée du Hiélo Continental, première de Big Ben (2759m) point culminant de l’île Heard (vous savez où c’est ? Moi pas. Alors j’ai cherché sur mon Atlas… pas trouvé. Je me suis rabattu sur le Petit Robert, dictionnaire universel des noms propres et j’ai trouvé ceci :
« Heard : île des Terres Australes, 52°S 73°E, 50km de long, 24km de large, point culminant : Big Ben 2729m. Climat antarctique, glaciation considérable. Faune et flore extrêmement rares. Découverte par le phoquier anglais Kemp en 1833, mais cette découverte est généralement attribuée au cap. Américain Heard en 1853. Cédée par la Grande Bretagne à l’Australie en 1947, elle sert de base à une station scientifique » Bref, le Paradis…

Pour tous ces voyages, il lui faut recruter un équipage. Souvent des amis, mais peu sont capables de voyager avec cette extrême rusticité. Il lance un jour cette réflexion à un homme d’équipage : « Bon Dieu, mon gars ! du lait et du sucre sur tes corn flakes ! »
Pourtant, il avertit les candidats de ce qui les attend. En 1959, partant pour l’île Crozet, il passe une annonce dans le Times :
« Homme d’équipage recherché pour long voyage dans petit bateau. Pas de paie, pas de perspectives d’avenir, et pas beaucoup de plaisir »
Il reçoit quand même une vingtaine de réponses.

En 1977, il a 80 ans et bien gagné le droit de se reposer.

Eh bien non !

Il compte fêter ses 80 ans sur le sommet de l’île Smith, dans les Shetlands du sud, autant dire en Antarctique, perdues quelque part dans les soixantièmes rugissants.
Il quitte Rio de Janeiro sur son cotre « En Avant » avec un skipper, Simon Richardson, et cinq équipiers. On est le 1 novembre 1977.

Depuis, nul n’a revu le cotre « En Avant » et son équipage. Le cap Horn et ses tempêtes en ont décidé ainsi.
Cet extraordinaire coureur de montagne a trouvé la mort dans l’océan, loin des sommets.

Et à part ça, vous allez bien?

on fait aller…
Merci en tous cas pour ce bref point d’histoire :wink:
quelles sont tes références pour ces « fresques histoniques » à par le petit Robert ?

Ben oui. Et toi aussi apparement … :slight_smile:

ça sent le vécu … Tu les aimes bien nos voisins.

Euh là … Comment dire … Je crois que t’as pas bien lu. J’ai pourtant bien expliqué … Dali dirait qu’il est pas loin du centre du monde.

Bonne bio, Mr Francois. Et bel usage de temps aujourd’hui inusités… La Nanda Devi c’est pas le « sommet des Allemands »? Ou je confonds avec le Naga Parbat? Ou encore avec un autre?

Le Nanga Parbat, c’est le sommet des allemands (Hermann Buhl etc…), mais pas seulement. On pourrait dire aussi que c’est le sommet de Mummery… ou de Messner.
Enfin, il appartient à tout le monde.

[quote=Francois]Le Nanga Parbat, c’est le sommet des allemands (Hermann Buhl etc…), mais pas seulement. On pourrait dire aussi que c’est le sommet de Mummery… ou de Messner.
Enfin, il appartient à tout le monde.[/quote]
Sauf à toi … :slight_smile:

Bon, la prochaine fois, je vous causerai du Yosemite, de John Salathé et de la Lost Arrow Spire. J’ai récupéré des trucs dont au sujet desquels ça cause de ça, mais faut me laisser le temps de tourner quelque chose de gramaticalement correct, quoi.

Et y’a du boulot en perspective! :smiley:

Une question … Tu travailles entre temps ???

Je dis ça parce que ça doit prendre un certain temps cette recherche du détail (ouais, sauf qu’il a même pas situé le Canigou le monsieur … Paumé qu’il a dit … Non mais je vous jure … On en a pendu pour moins que ça … :lol:) … et que les textes de monsieur François semblent très méticuleusement écrits …

Et donc … « como se fes » qu’on dit par chez moi? …

Parce que le travail c’est la santé …

[quote=Francois]Nanda Devi…

De temps en temps, Tilman revient en Angleterre, écrit quelques bouquins (Quatorze en tout, mais un seul traduit en français et introuvable) afin de financer ses aventures
…[/quote]
Intéressant et merci pour le résumé.
Du coup, je me suis rappelé qu’il y a environ 1 an ma femme a reçu une demi-douzaine de livres de montagne parus dans les années 50. J’ai ainsi remis la main sur Everest 1938 de H.W. Tilman ; éditions Arthaud 1952. Ensuite de quoi je me suis connecté sur Amazon.fr, et j’y ai découvert que Arthaud l’avait réédité en 2003 à l’occasion du 50e anniversaire de la conquête de l’Everest.

Un lecteur y a laissé le commentaire suivant " Ce livre, bien que très complet et intéressant, n’est pas à mettre entre toutes les mains… En effet, le style technique et souvent très (trop ?) précis de son auteur ne le rend pas très abordable.
Pour les passionnés de montagne et de récits « d’expés », ce livre aura un réel intérêt… "
, commentaire qui m’ a donné l’envie de lire ce bouquin.
Cependant son intérêt ne se limite pas à une vision technique de l’alpinisme. Le dernier chapitre (environ 30 pages sur les 200 du récit), Derniers jours et rélexions, aborde notamment la question de l’emploi de l’oxygéne, et des autres supports matériels qui peuvent être utilisé en très haute montagne. Tilman s’arrête sur les contradictions que leur utilisation ne manque pas de soulever, et penche ainsi que Francois l’a souligné vers la légèreté.

Posté en tant qu’invité par AT:

De l’info, de la vie, du rêve …

Merci Francois

Pour Noël; si tu pouvais me faire un truc sur L’Obiou du Paul Arthaud ou L’Olan de Gerva, tiens, ce serait chouette…

Tiens, un cinéphile !!

Deux montagnes et une rivière !! Moi je l’ai !! Moi je l’ai !! Lalalalèèère !

Génial d’ailleurs, avec ses déboires au violon en Afghanistan…