Risques et alpinisme : l’homo alpinus philosophicus ou bien l’homo discretus ? A propos du livre Risque et alpinisme d'Alain Ghersen

Vous vous posez des questions sur le risque en alpinisme, ceux que vous prenez pour vous ou ceux que prennent vos proches ? Comment accepter un risque ? Quand augmente t-on le risque ? Comment faire pour le réduire ? Le risque a t-il un lien particulier avec la mort et donc avec la vie ? Est il nécessaire et humain de prendre des risques ? Le risque ou la perception du risque sont-ils naturels ou culturels ? La société et la socialisation construisent elles leurs mythes autour des risques ? La prise de risque constitue t-elle un rite de passage ? Les individus ont ils une liberté de choix par rapport aux risques qu’ils prennent ?

Si vous vous posez ces questions, le livre d’Alain Ghersen(1) ne vous aidera pas. Penchez vous plutôt sur le livre de Christian Morel « les décisions absurdes, comment les éviter »(2) ou sur celui d’Emmanuel Ratouis (« Pourquoi j’aurais du mourir en montagne »)(3). Votre pratique de la montagne et la perception de votre motivation à aller en montagne en ressortiront davantage changées.

Par contre, peut-être cherchez-vous à structurer votre réflexion par rapport à l’essence du risque en alpinisme ? Cherchez vous le risque comme une pratique élitiste ? Cherchez-vous à comprendre pourquoi il faut parler du risque et de la mort dans l’alpinisme comme lien ultime au monde des hommes ? Voulez-vous comprendre la force morbide qui vous attire dans l’Alpe ? Cherchez vous à comprendre cette pratique alpine éclairée par un groupe restreint de pratiquants qui seraient les pures lumières de l’innovation ? Aimez vous faire des distinctions entre nature et culture, pensées transcendantales et existentialistes ? Vous interrogez vous sur la naissance de la pratique alpine ? Sur le moment et le pourquoi de la naissance du nom d’alpinisme, sur les fondements de son élitisme, sur la pratique de l’alpinisme comme subjectivité agissante, sur les justifications de la compétition dans l’alpinisme ? Et bien lisez le livre de Ghersen.

Ce livre est une anthologie de livres de philosophie ou de littérature de montagne, arrangés ensemble pour légitimer un alpinisme d’élite. Cet alpinisme pionnier serait le phare des hommes grimpant, structurant le champ de l’alpinisme, éclairant de sa pratique la foule des anonymes ou des grimpeurs qui s’ignorent ou se sont ignorés. Dans ce livre, Ghersen a évacué tout lien à des histoires de prises de risques réelles ou fortuites du groupe qu’il fréquente à l’école nationale de ski et alpinisme où il est professeur. Il ne nous explique pas pourquoi il participe à la sélection impitoyable des impétrants au concours pour devenir aspirant guide, ni pourquoi il y enseigne ni ce qu’il y enseigne. Tout rapport avec des histoires récentes existantes ou ayant existé en est absent, tout travail d’auto-analyse est pudiquement effacé. Aucune donnée statistique ou chiffrée n’est fournie, on comprend qu’on a affaire à une réflexion sur l’homo alpinus sans réflexion sur le groupe social auquel cet homo appartiendrait.

Parler du risque dans l’alpinisme sans nous en faire toucher l’expérience quotidienne, est donc la prétention de Ghersen. Ce livre entre dans la collection des récits du moi, sans la profondeur des récits de l’expérience du moi. Si le vœu principal de l’auteur était d’intégrer un nouveau champ de compétence (celui de la philosophie) en donnant des gages à la métaphysique mais en évitant tout rapport aux sens de l’expérience pratique, physique et psychique de l’être dans ses rapports à la montagne, il semble avoir réussi.
Les ambivalences de l’alpinisme entre l’attirance et la répulsion, la souffrance et l’extase, l’action et la contemplation ne sont pas traités. Comme si expérience et philosophie étaient incompatibles, comme si psyché et transcendance ne pouvaient pas communiquer.

Alors que toute la société fait un effort considérable pour développer des stratégies de prévention des risques (environnementaux, écologiques, nucléaires, sanitaires, démographiques, routiers, industriels, sociétaux,…), c’est une surprise d’avoir un livre parlant du risque en alpinisme sans en aborder les différentes dimensions pratiques. C’est la signature d’un point de vue sur l’alpinisme comme praxis (dans une définition très restreinte et très discutable de « l’action qui ne produit pas d’objet extérieur à elle » - p205), sur la philosophie comme surplombante le social. Il s’agit d’un livre renforçant le nihilisme qui envahit notre société capitaliste. Cette société s’arrange parfaitement de la compétition entre les hommes, de la construction d’une élite, d’un rapport descendant d’une autorité sur une foule et de l’absence de justification des pratiques. Cet alpinisme se fonde sur l’éloquence : la réalisation de grandes voies doit être construite pour et finalisée par une publicité autour de ces réalisations. Cet alpinisme n’existe que par le récit qu’il en fait. Et cet alpinisme peut tout à fait mourir.

Pourtant, à coté de cet alpinisme là, il continue d’exister un alpinisme sans récit, où les lettres de l’histoire personnelle s’écrivent dans l’intimité du vécu. Un alpinisme où la souffrance physique, les doutes psychiques, les inquiétudes et anxiétés, se mélangent dans un universel humain où l’homme face aux éléments cherche le sens du pourquoi, le sens du temps, qui s’émerveille de la beauté et de la complexité du monde. Derrière l’alpinisme, que trouve t-on ? Derrière l’alpiniste, qui trouve t-on ?
Cherchez bien, Ghersen l’a bien caché ! En tout cas, il ne nous dit rien de qui il est et de pourquoi il fait ce qu’il fait en prenant ou ayant pris beaucoup de risques.

Bibliographie

  1. Ghersen A. Risque et alpinisme. Réflexion philosophique sur l’Homo alpinus. Ed Glénat 2016
  2. Morel C. Les décisions absurdes (T2). Ed Folio Gallimard 2014
  3. Ratouis E. Pourquoi j’aurais dû mourir en montagne. Ed Tupilak 2007
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J’avoue avoir eu un peu de mal avec la densité du livre de Ghersen. Alors, merci pour ce commentaire critique du positionnement original de l’auteur dans son rapport au risque.
Je partage ton point de vue sur la sentence finale : "Et cet alpinisme peut tout à fait mourir ".
Mais bon pour le passage qui précède, je ne vois pas comment on peut remettre en cause l’enracinement de l’alpinisme dans la culture élitiste qui est celle de sa naissance avec celle du monde capitaliste qui lui forge ses lettres de noblesse et par la même le justifie ?

Je ne sais pas justement si le positionnement de l’auteur par rapport au risque est très original… Mais il a écrit un volume intitulé risque et alpinisme qui n’a pas été clairement critiqué.

Pour répondre à tes questionnements : penses tu que l’alpinisme ne peut qu’exister par élitisme ? Qu’il a été forgé uniquement par les élites ? Au moment où tu grimpes, le fais-tu pas élitisme ? Est-ce uniquement l’élite qui grimpe en toi quand tu es à ton niveau maxi et que tu t’inquiètes pour les quelques instants qui vont suivre le moment où tu vas lacher le contact avec la verticale et changer d’espace temps ? Quand tu enterres un copain, ami, frère, est ce l’élite qui pleure en toi ?

Ce regard élitiste stérilise les innombrables possibilités du vivre ensemble.
Il vit dans le discours, pas dans les actes continus de la vie. Certes, il les oriente, on dit qu’il est performatif.

Tu retrouves cela dans le capitalisme, qui est une posture, un discours rationel et performatif : il change la réalité du monde (réchauffement climatique, colonisation, guerre, inégalités sociales…) mais il peut s’épuiser. J’ai écrit qu’il peut mourir… D’ailleurs, les gens continuent d’éprouver des affects qui sont irrationels et qui les font vivre en premier lieu bien plus que le capitalisme.

Si tu veux je développe les analyses sociologiques sur capitalisme et élitisme mais tu auras tout dans Bourdieu (La Distinction, la Noblesse d’état, etc…)

J’espère donc que le discours élitiste un jour aura moins le vent en poupe. Comme le capitalisme !

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