Récit d'une mésaventure

Dans un autre sujet, un forumeur a écrit ceci :

[quote=« fredi de Feydières, id: 814847, post:36, topic:81799 »]Pour moi, le terrain archi connu, l’habitude et même l’expérience peuvent « être piégeux », en montagne.

Belledonne ou les autres massifs « Grenoblois » ne sont ni des stades, ni des pistes de ski de fond, ni des tableaux de dénivelé, c’est la montagne dans toute sa beauté et toute sa complexité. […] Est ce parce que ce sont des massifs proches, familiers, que nous prenons moins de précautions que si nous partions faire des choses plus engagés ? A plus haute altitude ?
Je pense qu’il y a autant de risques en Belledonne que dans les Ecrins, ou du moins, que les minimiser en Belledonne rend la pratique plus dangereuse qu’à plus haute altitude où nous aurons tendance à plus faire gaffe.

Ne pas avoir conscience de prendre des risques n’est ce pas beaucoup plus dangereux
que d’en prendre en faisant le maximum pour les « maitriser » ?.[/quote]
Ça m’a remémoré ce récit que j’avais fait il y a quelques temps parmi d’autres posts d’un autre sujet. J’ai eu envie ressortir cette aventure stupide qui m’est arrivé il y a presque 4 ans. J’ai corrigé quelques passages.

[i]Janvier 2005. J’habite dans le Jura et rêve de descendre à ski le Suchet (au-dessus d’Orbe où j’avais habité 2 ans, dans le canton de Vaud, en Suisse). Les conditions semblent bonnes ce week-end là, il a pas mal neigé, ça « devrait le faire ».

Je quitte Lons-le-Saunier le samedi matin pas super tôt, mes skis et chaussures (entre autres) dans le coffre. Du MATERIEL de SKI de PISTE (je ne fais pas de ski de rando à cette époque). 1h45 de route, la douane de « Vallorbe » passée, j’arrive à Lignerolle, 780 m. Je me gare, je m’habille, j’enfile mes chaussures de marche, je mets les chaussures de ski dans le sac et les skis de piste sur le sac (il parait que les skis de rando sont plus légers, c’est vrai?). Je commence à monter. Putain! la neige est super épaisse - parfois jusqu’aux genoux. J’en bave avec le poids du sac et les skis qui tapent derrière les jambes. Mais je m’accroche, depuis le temps que je veux faire le Suchet de cette manière (je l’ai parcouru peid de jour, de nuit, j’y ai bivouaqué au Nouvel An dans la neige, je l’ai descendu en VTT - une autre aventure encore! - , mais jamais je ne l’ai skié).

Sommet sud-ouest (1550 m) juste à la tombée de la nuit, vers 17h30 probablement, on est en février et en Suisse. La bise s’est levée (35 km/h - je verrais ça plus tard sur le web - j’aurais dû savoir que lorsque des grosses branches bougent au vent, c’est pas bon). Je change de chaussures, en quelques secondes je me gèle. Les chaussures de ski sont difficiles à fermer. Je chausse mes skis. La neige est gelée, en plaques dures desquelles émergent des cailloux. Mes quadriceps sont durs comme du fer à cause des 800 mètres de montée dans la neige. Je n’arrive pas à tourner sur les plaques dures, je tombe plusieurs fois. Je déchausse et descends à pied. La buée se met sur mes lunettes. Je les nettoie, elles tombent et dévalent la pente dure. Il fait nuit, mais avec chance je les aperçois en contre-bas, arrêtées par une touffe d’herbe dépassant de la couche blanche. Je les récupère. Je continue la descente.

Me voilà à La Poyette, 1330 m. La neige est ici beaucoup moins dure, il y a moins de vent qu’au sommet dégarni. Je rechausse les skis, mais la pente est si faible que je ne descends plus, arrêté par la poudreuse. Je suis en fait très fatigué, il y a longtemps que je n’ai rien mangé, j’avais prévu d’aller beaucoup plus vite… Je tente d’avancer avec les skis, au lieu de simplement remettre mes chaussures de marche - je ne réaliserai l’erreur que le lendemain!
J’avance lentement. Epuisé, j’appelle des potes à Lons chez qui je devais passer la soirée ; qu’ils ne m’attendent pas, et qu’ils ne s’inquiètent pas trop non plus, je connais le Suchet comme ma poche.

Une ou deux heures plus tard, me voilà à La Bessonne, 1090m. J’ai pas beaucoup descendu, mais j’ai dû faire 2-3 kilomètres vers le SO. Je suis mort, épuisé. J’ai faim, jai froid. Pour redescendre à Lignerolle, je n’ai que la route couverte de neige tassée à empreinter. Facile. Mais je ne peux pas. J’en peux plus. Il y a des habitations à La Bessonne, un gros chalet qui l’été accueille des colonies. Aurai-je de la chance? Je déchausse, je m’approche, une fenêtre est éclairée, c’est une immense cuisine. Je frappe, on m’ouvre, je rentre, je demande à m’asseoir pour me reposer. Je dois avoir l’air au bout du rouleau, car on m’aide à me dévêtir, on m’apporte à manger et à boire. Quelques minutes plus tard arrive un médecin faisant partie du groupe - une « église » en l’occurence, comme on dit en Suisse - il m’examine, m’ausculte. Et m’interdit de repartir : je suis en hypoglycémie et en hypothermie. On me fait couler un bain chaud une fois mon repas fini. On me prépare un lit dans une chambre lambrissée non occupée à l’étage. Je me couche. Mes hôtes - une cinquantaine, peut-être plus - jouent de la musique et chantent dans la grande salle du bas. Je m’endore sans mal.

Le lendemain, je suis reposé, bien que mes jambes me fassent encore mal. Je ne sais plus si je suis redescendu à ski ou si l’on m’a déposé en voiture - je crois bien que j’ai skié quand même sur la route. Le dimanche après-midi, j’ai retrouvé mes copains jurassiens, super inquiets.
Plus tard je remercierai simplement les membres de cette église protestante par une carte accompagnée de quelques photos prises ce jour-là quand je le pouvais encore - avec je crois la croix en bois du sommet SO.

Voilà, j’étais parti motivé. Mais ni équipé ni préparé. Le vent et le froid, en montagne, ça rigole pas.
Je remercie encore des inconnus de m’avoir, gentiment et sans arrières pensées, requinqué cette nuit-là.[/i]

Depuis, je me suis mis au ski de rando ; à défaut de vraiment mieux connaître la montagne, j’ai de meilleurs outils pour la parcourir et moins m’y fatiguer.


Edit du 04/02/2014 : une partie de l’iti ici : /routes/49993/fr/le-suchet-depuis-ballaigues

Salut

Merci pour ce très beau témoignage.

Le ski de rando est parfois difficile.
Je me souviens dans mes débuts d’une sortie sur deux jours en Ariège où, ma femme étant trop fatiguée, nous n’avons pu atteindre le refuge prévu.
La neige était poudreuse et profonde. Nous nous sommes fatigués lors d’un cheminement chaotique en forêt (passage de trous de ruisseaux, pas mal de branches…).
Heureusement, il y avait une cabane intermédiaire vers laquelle nous sommes redescendus. Elle était petite, mais nous y avons trouvé tout le confort nécessaire à cette situation de repli.
A l’époque, nous n’étions pas aussi expérimentés qu’aujourd’hui pour évaluer les conditions de neige par rapport au parcours prévu, mais en contrepartie nous étions jeunes et en forme.
Bref, il faut toujours prévoir des marges de sécurité dans cette discipline (ou des cabanes intermédiaires :slight_smile: )

Posté en tant qu’invité par planet:

J’ai trouvé ton récit vraiment sympa et en toute simplicité. Je me demandais quand même si nous les filles on partirait dans des plans chelous comme ça dès le départ? Anticiper fait partie du vocabulaire alpin!T’as eu du bol, mais le bain chaud au pieds de la rando moi je suis pour! Je fais le rapprochement avec un article que je lisais sur la crise financière. Apparemment les entreprises dirigées par des femmes se seraient moins vautrées dans le négatif. Les hommes sont joueurs, un bon côté parfois.

C’est que jamais j’ai pensé que serait chelou! Le pire, c’est que plus j’allais vers le sommet, plus je me disais que j’étais con, mais plus je me rapprochais de l’objectif. L’erreur était de considérer que le sommet signifiait la fin des difficultés. En fait, c’était l’inverse.

Tiens, j’ai envie de faire un up sur cette histoire qui m’a profondément marqué.

Et bien tu as eu mille fois raison ; je ne l’avais pas lu et j’ai vraiment bien aimé ! :slight_smile:

D’ailleurs pour ma part l’expérience de la montagne hivernale n’est pas très ancienne et en faisant un bivouac l’année dernière sur les hauts plateaux du Vercors par -15°, je me suis rendu compte que l’hiver il fallait effectivement redoubler de précautions.
Je me suis dit que j’étais parti plus d’une fois pour des balades dans des coins paumés avec mon petit sac à la journée mais en cas de pépin, ça aurait vraiment été compliqué. A l’extrême ça me donnerait presque envie de prendre de quoi bivouaquer quand je pars à l’écart des zones fréquentées en hiver…

Oui c’est bien d’avoir ce type d’expérience, si on s’en sort bien sûr,
et on en ressort plus grand dans l’humilité.

Super ce récit, je l’avais loupé.
Merci Thomas de l’avoir fait remonter, c’est un beau témoignage :slight_smile:
Ben dis donc, tu as eu une fameuse étoile ce jour là !
ça m’est arrivé de me retrouver dans des plans galère (pas que en montagne),
… et tout d’un coup, arrive une personne qui se met en quatre pour me dépanner.
Bon, ça ne fonctionne pas à tous les coups, mais quand ça arrive, c’est génial.

Dans les montagnes, je trouve qu’il y a encore beaucoup de gens accueillants et attentifs.
Il y a quelques semaines, j’emmenais des randonneurs dont certains avaient fait des sorties avec un autre organisateur dont je sais qu’il n’est pas très bien organisé. Ils m’ont raconté qu’ils s’étaient perdus, et se sont retrouvés à la tombée de la nuit du mauvais côté de la montagne. Un chasseur les a vu passer à proximité de sa maison, il est sorti leur demander où ils allaient, et quand il a vu le chemin qu’il leur restait à parcourir, il leur a dit que ce n’était pas raisonnable, il a sorti son 4x4, et il les a emmenés par la route de l’autre côté de la montagne pour qu’ils y retrouvent leur voiture.
Moi-même, dimanche dernier, j’étais affairé avec une pelle pour déneiger notre voiture, après une sortie de ski de fond du côté de Vassieux en Vercors, abrégée en raison du mauvais temps (vent et congères à Vassieux, brouillard au col de Chironne…). Un taxi est passé à côté (j’étais sur la voie d’accès au camp de Nicolas Vanier, donc il y a du passage), et en me voyant pelleter, la conductrice s’est arrêtée pour demander si j’avais besoin d’aide. Je l’ai rassurée, j’avais tout le matériel et l’énergie nécessaires, mais j’ai trouvé sympa qu’elle s’arrête bien qu’elle soit en train de transporter des clients.

Bernard

Posté en tant qu’invité par DJ Népi du 7-4:

Bonne idée ce « up ».
Voilà un récit intemporel qui peut concerner n’importe lequel d’entre nous.Ce qu’on croit maîtriser peut rapidement tourner au vinaigre.

Quand on a connu ne serait-ce qu’une seule expérience similaire, on sent bien dans ce récit qu’il n’y a ni affabulation ni exagération.On le vit par procuration.C’est une excellente piqûre de rappel.

Une histoire simple que je n’ avais pas lue, bien écrite, pleine d’humilité (ça fait du bien pour changer) et qui donne à réfléchir, merci Thomas.

Je me souviens avoir bien apprécié la 1ère fois, mais c’est un vrai plaisir (enfin façon de parler, hein !) à relire, merci Thomas ! Dans le même style, je relaterai à l’occase une vieille (quasi) tragédie à la Meije qui a fêté récemment son 1/4 de siècle…

Ca me rappelle un histoire qu’il m’était arrivé (rien à voir avec la tienne), suite à laquelle je m’étais dit « Put… ils sont sympas ces Suisses ! ».

OK, ça ne rime à rien de généraliser, mais ce n’est pas ton histoire qui risque de changer cette impression : « Ils sont vachement sympas ces Suisses ! »
(sans jeu de mots)

Curieusement ton texte m’évoque d’autres galères hivernales, mais à moto …

Tu en as trop dit, ou plutôt pas assez ! Tu nous racontes ??? :slight_smile:

Entretemps je l’ai mise en ligne ici, pour les amateurs de frisson rétrospectif…

TerrrRRRRRRRible ton récit Bertrand !
Et le style du Grand Art. Merci !

merci pour ce récit à la Meije !

Posté en tant qu’invité par MattH:

Les photos sont pleines de saveur…