Psychothérapie

En débutant ce post, je lui avais donné pour titre : « Passage expo : s’encorder ou pas ? ». J’aurais alors ouvert un champ de bataille fertile en certitudes pour les ayatollahs du pour et du contre.
Non ! ce post est égoïste, tout simplement égoïste. J’ai donc changé de titre.
Que les modérateurs me pardonnent si je suis un peu long.

Il s’agit de la descente par la voie normale du Chardonnet (réalisée le 9 juillet compte rendu sur C2C : goulotte Escarra).
Pour ceux qui ne connaissent pas, en voilà une description sommaire. Pour ceux qui la connaissent : pardonnez mes approximations.
Du sommet, la descente se déroule essentiellement en face nord. Après une arête mixte parfois effilée, on arrive sur une pente neigeuse d’inclinaison uniforme de l’ordre de 50° (très similaire à celle de la FN de la Tour Ronde me semble t’il). Cette longue pente est interrompue par une barre rocheuse très verticale de plus d’une centaine de mètres. Au pied de cette barre, la neige reprend avec la même inclinaison pour aboutir, après une selle confortable, sur la rimaye ouvrant sur le glacier de l’épaule, bien bouché, mais particulièrement crevassé. Dans la première pente, le jeu consiste à rejoindre, après une centaine de mètres de descente, une ligne de rochers sur la gauche de la pente neigeuse, pour y trouver (assez bas) une ligne de rappels permettant de passer la barre.

Nous avons mangé au sommet où nous ont rejoint deux cordées de 6 Estoniens (1 femme et 5 hommes, la trentaine) venant semble t’il de l’arête Forbes. Arrivés à la pente de neige, une nouvelle cordée de 3 nous a rejoint (un américain et 2 italiens ?, la trentaine) manifestement très à l’aise. Ils se sont décordés avant d’attaquer la pente, imités immédiatement par les Estoniens. De notre côté, nous avons au contraire resserré notre encordement. Il ne devait pas être midi.
Nous avons tous attaqué la pente à peu près les uns derrière les autres. Nous ouvrions la marche : Guillaume, puis moi, puis Vincent. La neige était encore très dure et les crampons accrochaient particulièrement bien. Genoux fléchis, pieds bien écartés, chevilles souples, piolet ferme en main droite… mon cerveau était focalisé à l’extrême sur la répétition des pas, autant pour éviter la moindre erreur que pour colmater le plus efficacement possible ces petites brèches de la pensée où aurait pu s’engouffrer la peur.
Babillage polyglotte couvrant le crissement des multiples crampons au dessus de nous.
Nous avons atteint le haut de la bande de rochers, et, malgré l’aspect dérisoire de ces quelques cailloux affleurant, en voyant au dessous de moi quelques rochers plus conséquents, j’ai pensé : « presque sorti ! »
A cet instant précis, un cri est venu de l’arrière… Non ! pas un cri… plutôt une interjection… comme on dirait : … zut !..

C’est en fait le silence immédiat qui a suivi que j’ai encore dans les oreilles. Jusqu’à l’obsession.

Elle est passée à 10m de nous, pas très vite, sur le dos. Ses pieds en avant légèrement relevés donnaient l’impression d’une glissade d’enfant : d’un jeu. Ce n’est qu’en prenant de la vitesse qu’elle s’est mise à tournoyer. J’ai dit, tout haut je crois : « C’est foutu !» et j’ai baissé les yeux sur mes crampons… Je ne voulais pas la voir passer la barre.

Après, après ? Que dire ? Guillaume a appelé le PGHM. Après avoir longtemps stationné sous la barre, l’hélicoptère nous a survolés longuement, puis s’est brutalement évanoui au fond de la vallée.

Est-ce moi qui fabule ? Est-ce la vérité ? Je crois qu’à partir de là, tout s’est déréglé. Nous étions onze sur notre maigre bande de rochers et nombreux parmi nous (moi en tout cas) auraient souhaité être partout ailleurs sauf là.
Tous se sont ré-encordés et nous avons repris la descente à la recherche de la première tête de rappel. Lentement… très lentement, précautionneusement… très précautionneusement… mais, au combien maladroitement ! On entendait derrière nous des jurons, des conseils agacés, des grincements de crampons ripant sur les rochers.
L’un des Italiens a lancé le premier rappel. Vincent lui a passé nos deux brins pour qu’il installe le second et la longue attente des candidats au rappel a commencé. En atteignant le pied du premier rappel, on a constaté que l’Italien avait raté deux têtes du suivant. Il avait installé une sangle de fortune sur un béquet pour lancer le second alors que la tête du rappel se trouvait à moins de 3 mètres. Malgré son apparence de maîtrise et de sérénité, lui aussi devait gamberger ! Nous avons déséquipé puis ré-équipé. L’Estonien qui me suivait a lâché son descendeur en arrivant à notre hauteur. Heureusement, il y avait un nœud au bout du rappel. Le suivant ne parvenait pas à se vacher sans glisser et tomber… Vincent et Guillaume, ont alors décidé de prendre les choses en main. Ils ont fait passer tout le groupe avant de plier puis de descendre eux-mêmes.
Suivi des Estoniens qui tous m’ont imité, j’ai littéralement désescaladé la pente finale comme un débutant jusqu’à la selle : dos à la pente, en pointes avant et les deux piolets en main !

La descente, le passage de la rimaye, le franchissement des tâches de sang (le corps avait sauté la rimaye), la traversée du glacier crevassé : nous sommes arrivés au refuge vers 16h. Le temps de répondre aux questions du PGHM, il était trop tard pour espérer attraper la dernière benne du Charamillon. Nous sommes arrivés au Tour, 2 heures plus tard, passablement épuisés.

Le lendemain, avec ma femme, nous avons fait la ballade longtemps projetée au refuge du Lac Blanc. Comme un fait exprès, le Chardonnet nous a présenté tout au long de la ballade, sa face tragique dans tous ses détails : Arête, première pente, barre rocheuse, deuxième pente, selle, seule la rimaye n’était pas visible…
« - Tu vois ce sommet en face Marie ? C’est là que nous étions hier ! »
Mais non ! Ce n’est pas venu ! Je n’ai pas réussi à lui en parler !

C’est pourquoi j’ai changé le titre de ce post pour vous en parler à vous, alpinistes anonymes…

Je ne sais pas dire merci en Estonien mais merci à Vincent et Guillaume !

Pierre

Posté en tant qu’invité par boulet:

Pierre, je ne sais que te dire tu as deja franchi un pas en ecrivant ces mots sur ce forum mais je pense que tu devrais en parler à qq’un de proche, ta femme ou autre…
Si les cauchemars, souvenirs de cette journée persistent, parles-en à un professionnel (medecin generaliste, psy…) car ça peut virer à « la mauvaise obsession ».
En tout cas bon courage.

Et voila pour quoi je ne ferai jamais d’alpi.

Signé: Un trouillard (nico)

Posté en tant qu’invité par sisi:

salut,
suis tombée par hasard sur ton post.
suis montagnarde, motarde…et infirmière aux urgences dans une région montagneuse…
bref, tout ca pour dire que vous avez géré aux mieux de vos moyens cette situation horrible et que les choix de chacun concernant leur propre sécurité leur appartiennent. Chacun prend et assume jusqu à la mort malheureusement la consequence de ses choix.
Elle a devissé, peut etre que tout le groupe serait parti si ils avaient été encordé…
On se demande toujours ce qu on aurait pu faire…rien.
Je crois juste au fait que lorsque notre heure est venue de quitter cette terre on ne peut rien y faire.
J espère neanmoins que le temps permettra d attenuer cette vision cauchemardesque.
Mais en parler est dèjà un début…
bien à vous. sisi.

J’ai eu une expérience un peu similaire en 1983, avec une issue heureuse. J’avais 16 ans et nous grimpions en flêche, François (17 ans) et Patrick la trentaine. François était en tête, une trentaine de mêtres au dessus. Soudain cri: sec ! Chute pour François, déboutonnage de tous les pitons rouillés qui étaient installés dans la fissure et réception sur la vire à nos pieds. François est inconscient (mort, non il respire). Du haut de mes 16 ans, je me suis tappé la descente en rappels dans une face merdique, la course vers les secours dans la vallée, l’explication pour justifier un hélitreuillage (au début, ils voulaient y envoyer une cordée de secours) et l’attente du verdict. Au final: fracture multiple du bassin et des jambes, éclatement de la rate et traumatisme cranien léger. Je vous rassure il revit normalement !

J’ai encore grimpouillé quelques temps (jusque 19-20 ans), puis tout stoppé. J’ai repris tranquillou il y a 3 ans. Je ne fais plus que des trucs bien cool (D-D+ max, avec équipement béton) et je prends du plaisir. Cependant, quand les points deviennent espacés, je ne peux m’empêcher de penser à cette chute. Faut alors que je prenne sur moi pour continuer et parfois, je bute et rebrousse chemin. Bref, je ne suis pas « guéri ». Cependant ça s’améliore, mais il faudra encore du temps. Donc pour toi, je pense que c’est avec le temps que ça ira mieux. Mais il faut aussi penser (ça aide je t’assure) qu’une vie avec « 0 risque » ça n’existe pas. Tout ce que tu peux faire c’est de les limiter au maximum. Le fait que vous soyez resté encordés va dans ce sens. Continue ainsi.

Moi, à l’époque je n’avais pas vu de psy (on pensait en ce temps là que c’était pour les fous…). Un psy, j’en ai vu un pour une toute autre raison par la suite. Je jouais au rugby , venait de subir une opération de l’épaule et n’avais plus le mental pour m’engager au placage (je sais, ça parait débile en comparaison). Je me faisais descendre par la presse et l’entourage du club, j’en souffrais énormément et ça se ressentait dans ma vie familiale. Donc j’ai vu un psy. Le fait de parler et de mettre en pratique les méthodes qu’il te recommande aide énormément. Donc dans ton cas, si tu n’y arrive pas seul, n’hésite pas. Il n’y a pas de honte à ça.

Courage pour la suite.

Amicalement.

GBG