Posté en tant qu’invité par l’Urbain:
Qui sait quelles étranges relations peuvent se nouer entre un homme et un tas de cailloux.
Prenez, par exemple, la dent d’Arpire.
Hein ?
Heu.
Prenez, par exemple, la Meije.
Ou, non, prenez plutôt la petite montagne du coin qui vous a vu débuter. La dent d’Apire.
Pour voir la dent d’Arpire, c’est simple. En arrivant d’Albertville par la route, dans la dernière ligne droite avant Beaufort, elle se découpe entre deux pans de montagnes. Un minuscule petit carré. Un ersatz de Pierra Menta. Placée en vigie, tout au bout de l’arête NE de l’aiguille du grand fond, elle n’aurais sans doute pas attiré mon attention, si Terray et d’autres n’y avaient pas tracé 3 voies. Mais voilà, Terray et d’autres y avaient tracé 3 voies. Là, sur la face qui vous fait de grands clins d’oeil, quand vous arrivez sur Beaufort, dans la dernière ligne droite.
Avec la dent d’Arpire, on s’est d’abord jetés des regards furtifs d’amoureux non déclarés. N’étant pas en âge d’être dépucelé, je me contentais de laisser mon imagination s’envoler le long de ses lignes délicates. Je relisais, dans le bouquin de Chapoutot, les commentaires élogieux. Le « meilleur conglomérat du massif ». Bien sûr, à peine 100m, c’est un peu modeste pour un caillou. Pour ne pas dire petit. Mais j’avais l’esprit chevaleresque : je n’allais pas m’enticher d’une princesse tout de suite ! Commençons par la soubrette. D’autant qu’elle n’était pas si docile, puisque deux des trois voies côtent TD.
Les saisons sont passées. Les allers-retours sur Beaufort se sont accumulés. Les fruits étaient mûrs.
Me voilà donc partis, par une fraîche matinée estivale, pour ma première ascension sans-guide. Pour toute expérience, un stage de deux semaines, ou j’ai passé le plus clair de mon temps à me lamenter (fatigue, froid, peur) et à me faire traiter de con (manip’s de corde, léthargie). J’en ai retiré un outil d’une valeur inestimable : un compagnon de cordée.
Je suis également pourvu de tout le matériel d’un alpiniste débutant. C’est à dire tout le matériel de falaisiste (corde à simple 40m environ, dégaines à foison), plus un casque, trois coinceurs (la classe) et des ambitions démesurées. Dans mon cerveau embryonnaire, de grandes idées se télescopent. Terray. TD. En tête. Je ne monte plus vers la dent d’Arpire, j’érige la première pierre de mon oeuvre, car après cette ascension en viendront d’autres, plus difficiles, plus audacieuses, quel grand destin que le mien.
Ce comportement irrite quelque peu la dent, qui en a vu d’autres.
Dès le premier relais, première frousse. C’est qu’ils ne sont pas très engageants, ces vieux pitons et cette vieille sangle. Je me console en me disant que c’est mon compagnon qui devra grimper en tête au dessus. Il me rejoint. N’a pas l’air emballé par le relais. Regarde la suite.
« Ils sont où les pitons ? »
« Je ne sais pas. Faut monter. »
« Monter où ? »
« Je ne sais pas. Faut monter pour savoir. »
« Et bin monte, tu me diras. »
« Moi ? Je viens de faire la première longueur. »
« Y’avait un piton tous les 2 mètres. »
« Et alors ? »
« Et alors là y’en a pas. »
« Et alors ? C’est tout de même pas de ma faute si c’est ton tour. »
« C’est pas non plus de la mienne ! »
« Tu n’avais qu’à faire la première longueur ! »
« Mais j’aurais bien voulu, moi, c’est toi qui n’a pas voulu ! »
« La deuxième longueur est moins dure, tu pourrais me remercier, je te laisse le plus facile. »
« Non. Merci. »
En montagne, il faut se méfier des longueurs faciles.
Qu’il est douloureux, le momet où plus personne ne veut monter.
Il est temps de réaliser que la longueur de corde n’est pas forcément suffisante pour faire un rappel sur ce relais douteux. Le moral chute. De grands rêves s’effondrent. La dent se marre.
Un relais exigü, ça n’est pas forcément le meilleur endroit pour papoter ou prendre des décisions mûrement réfléchies. Je pars donc, la mort dans l’âme. Je rampe plus que je ne grimpe. C’est long. On a bien le temps d’imaginer ce qui se passerait si on venait à se casser la gueule. Le premier piton est à 10m. Le plus beau piton du monde.
L’équipement est homogène, puisque sur la belle vire qui suit, je ne trouve pas de relais (il est au dessus, ha ha ha). Je dois bricoler avec les coinceurs. Après tout, j’ai engagé, y’a pas de raison que mon second n’engage pas.
Nous voici donc au pied de la dernière longueur, qui, sur le papier, est la plus difficile. Vu d’ici, ça ressemble plutôt à des gradins, surmontés d’un drôle de tout petit dièdre, dans lequel on voit pendre une sangle. Rien d’effrayant. La gloire pour pas cher.
Le compagnon, qui en a marre de se faire assurer sur des relais foireux, s’enhardit.
« Ca à l’air dur. Bon, j’y vais. »
« Tu es sûr ? »
« Oui, je le sens bien »
" Parce que sinon, je veux bien y aller".
« Non, c’est bon. C’est mon tour. »
« Ton tour, c’était la longueur d’avant ».
« Cette fois c’est mon tour. »
Il part.
Evidemment, le dièdre est redoutable, et la sangle s’avère être un vieux ficelou passé dans un coin de bois moisis.
Après ça, la dent d’Arpire et moi, on ne s’est plus regardé de la même façon. Quand on se croisait, au détour d’une randonnée, j’avais l’impression qu’elle me jugeait, et je m’arrangeais toujours pour ne pas la regarder dans les yeux. Je sentais bien que je l’avais déçue. Par ailleurs, mon compagnon d’alors étant usé (je n’étai pas très soigneux de mon matériel, à l’époque), il me fallait avant toute chose m’en procurer un neuf. Je n’avais pas encore compris tout le soin qu’il faut apporter à la sélection d’un bon compagnon de cordée, aussi me contenté-je de séduire mon meilleur ami. Je lui promettais monts et merveilles : de fabuleux levers/couchers de soleil, d’incroyables paysages, des états de transe et d’extase quand, après des heures d’effort, l’alpiniste victorieux savoure une bonne raclette agrémentée d’un blanc de Savoie… Je me gardais bien de lui parler du poid du sac et de la trouille au relais.
Après deux sorties en falaise, un peu de résine et quelques bonnes lectures, le compagnon est enfin prêt. Il piaffe d’impatience. Par quelle course allons nous commencer ? Après avoir fait semblant d’hésiter (Contamine-Vaucher au peigne ? Drus ? Eperon Walker ? Bof, c’est trop courrus tout ça, on risque d’être ralentis par des cordées moins expérimentées), je suggère la dent d’Arpire, qui me semble présenter de nombreux avantages : proximité (les parents accepteront sans doute de nous y conduire), quiétude, brieveté. Sans compter que, maintenant, « je connais ».
La rosée de cette belle matinée ne s’est pas encore évaporée. Nous marchons d’un bon pas, le pas du gars qui vient de partir. Tous les 100m, mon ami s’arrête pour contempler notre objectif. C’est tout de même plus impressionnant que sur photo.
Au pied de la voie, je suis perplexe. De cette première longueur, je n’ai gardé aucun souvenir. J’en ai logiquement déduis qu’elle ne présentais pas de difficultés. Or, ce que je vois ne correspond pas vraiment à quelque chose de facile. Il y a bien des pitons, mais c’est un peu trop vertical à mon goût. Mon compagnon semble partager mes apréhensions.
Je pars vite, avant que l’angoisse ne s’installe trop. Ouf, c’est physique ! Juste avant le premier point, je lache sur mon ami une belle pierre. Maintenant, c’est sûr, il est dans l’ambiance. J’arrive au relais passablement entamé. Le fameux relais miteux. Bêtement, je crie à mon compagnon que ça serait pas mal qu’il ne tombe pas, ce qui manque de l’achever. Tout en bas, un parapentiste étale sa voile.
L’ami pars. Il grimpe péniblement, ne faisant confiance ni au rocher, ni au relais. A mi-longueur, à l’agonie , il me hurle entre deux hoquets « Prends-moi ! Prends-moi ! ». Curieusement, le relais tient le coup. Mon second en déduit qu’il peut tomber tant qu’il veut, et c’est donc par saccades qu’il progresse, chutant tous les 3-4m.
Quand il arrive au relais, il est cuit. Ses avant-bras ressemblent à de gros jambons. Il veut redescendre. Evidemment, avec ma corde à simple, le rappel n’est pas possible. Discussion animée : faut-il tenter la desescalade ? Plaintes et gémissements. En bas, le parapentiste fait de jolis petits ronds.
Puisque nous n’avons guère de choix, nous continuons. La deuxième longueur, toujours aussi vierge d’équipement, ne me pose pas de problème. De plus, fait suffisament rare pour être noté, je trouve le relais. Comme les souvenirs sont trompeurs ! Cette longueur, je l’avais décrite à mon compagnon comme une véritable horreur, le passage le plus dur de la voie. Et voilà qu’elle s’avère être bien plus tranquille que la première…
Nous arrivons au sommet en même temps que le parapentiste. Nous ayant repéré de loin (peut-être grâce aux miaulements plaintifs de mon ami, plus sûrement à cause de mes meuglements de chef de cordée autoritaire), il s’en vient tailler une bavette, traçant de grands cercles qui nous filent le vertige.
« Salut ! »
« Salut. »
« Je vous ai vu grimper. Ca c’est bien passé ? »
« Ouais, super » (je coupe la parole à mon ami. Vraissemblablement, nos avis divergent sur la question).
« Vraiment ? »
Moi, j’aime bien les parapentistes, mais faut avouer qu’ils posent souvent des questions gênantes. Un peu de respect pour ceux qui sont montés à pieds, ça ne lui ferait pas de mal à celui là.
Epilogue :
Le lendemain, sur la Pierra Menta, devant mon compagnon médusé, je me ferais (enfin !) remettre à l’heure par des sauveteurs, attérés par mon équipement et mon attitude (à l’époque, pour que je me vache au relais, fallait vraiment qu’il y ait du gaz).
Je me souviens encore de leur remarque sans appel : « des gars comme toi, on en ramasse tous les jours. En pièces détachées, aux pieds des falaises ».
J’apprendrais au passage quelques termes techniques plutôt utiles (corde à double, prussik).
Et la dent d’Arpire ?
Elle est toujours là. N’a pas pris une ride.
Mais, chose étrange, quand je la regarde, dans la ligne droite avant Beaufort, elle ne me fait plus de clin d’oeil.
Elle aurait plutôt tendance à se foutre de ma gueule.