Posté en tant qu’invité par Thierry AVE:
Suite à une récente question sur les secours en montagne sur ce forum, voici un résumé de la situation à ce jour pour ceux qui ne la connaisse pas déjà.
Les frais publics occasionnés par les secours, en particulier les heures d’hélicoptères, sont à la charge de l’état. Mais fréquemment, les secours font appel à des moyens privés en complément des infrastructures publiques. Par exemple lorsque les hélicoptères des Gendarmes et CRS sont occupés ou en révision, des appareils de compagnies privées sont utilisés pour effectuer les recherches ou transporter les secouristes et les blessés.
Ces frais supplémentaires sont en principes assumés par les communes. C’est ce mode de financement qui est à l’origine de la grogne des élus municipaux qui ont lancé ces deux dernières années une campagne active pour faire porter aux victimes d’accident le coût des sauvetages, non pris en charge par l’Etat.
Cette campagne fut facilitée par les médias, ou l’on retrouve fréquemment le discours réducteurs mais très vendeur, sur les " irresponsables de la montagne " qui mettent la vie des sauveteurs en danger et coûtent trop cher à la collectivité.
Il faut reconnaître que la cause des amateurs montagne ne fut pas vraiment aidée par quelques incidents maladroits comme celui des « rescapés de la Vanoise » lors de l’hiver 99, dont le sauvetage avait mobilisé d’important moyen et qui n’avaient rien trouvé de mieux que de vendre à prix d’or le récit de leur aventure à Paris Match.
Le résultat de cette campagne fut la remise en cause de la gratuité des secours, par la du 27 février 2002, du code général des collectivités territoriales, dont l’article 54 stipule :
" … les communes peuvent exiger des intéressés ou de leurs ayants droit une participation aux frais qu’elles ont engagés à l’occasion d’opérations de secours consécutives à la pratique de toute activité sportive ou de loisir. Elles déterminent les conditions dans lesquelles s’effectue cette participation, qui peut porter sur tout ou partie des dépenses. "
La responsabilité d’appliquer ou non cette refacturation dépend des communes. La décision doit être adoptée en conseil municipal et la seule obligation faite aux communes est d’informer le public par voie d’affichage. A ce jour 160 maires, pour la plupart de la Savoie et des Hautes-Alpes, ont choisi d’adopter l’article 54.
Les sommes, potentiellement réclamées aux particuliers peuvent être conséquentes. A titre d’exemple on peut citer un ordre de grandeur de 34€ la minute pour les frais d’hélicoptères, soit environ 4000 euros pour un sauvetage nécessitant deux heures de vol.
Depuis février 2002, deux mairies ont eu effectivement recours à cette procédure pour des secours survenus sur leur domaine communale. En 2003, quatre randonneurs a raquettes recherches avec l’aide d’hélicoptères privés se sont vus réclamer 6 536 euros de dédommagement par la mairie L’hiver dernier c’est un guide victime d’une chute qui a reçu une facture de 3 139 euros par la commune. Plaidant que, s’il avait été forestier, il aurait été rapatrié gratuitement, il n’a pas acquitté la note. L’affaire est désormais devant les tribunaux.
Fondamentalement pourquoi cette situation est-elle inquiétante ?
En premier lieu, cette loi est inacceptable car elle remet en cause un principe fondamental de solidarité nationale et laisse la porte ouverte aux inégalités. Elle est également contraire à l’étique du monde de la Haute Montagne, ou l’alpiniste est, pour reprendre la très belle expression de Patrick Berhault « encordé mais libre ».
Cette loi dangereuse dépasse largement le simple cadre de l’Alpinisme et représente un danger pour l’ensemble des citoyens.
L’ENSA (Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme) de Chamonix publie tous les ans les résultats d’une étude sur les interventions des services de secours en montagne, dont je vous donne quelques extraits à titre d’information. Sur l’été 2003 (du 1er juin au 30 septembre) il y a eu 2303 interventions des secours en montagne. 55% de ces interventions concernaient des randonneurs, 20% des alpinistes, et 25% d’autres types d’activité (VTT par exemple). Autre chiffre significatif : en randonnée, la moitié des personnes décédées ont plus de 50 ans.
Il est donc faux de croire que les secours en montagne ne concernent qu’une minorité de jeunes pratiquant des sports dits " extrêmes ". Concrètement n’importe quel personne victime d’un accident lors d’une simple promenade à pied ou en vélo, peut désormais se voir réclamer des sommes pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros.
Le second argument qui plaide contre les secours payants est qu’ils constituent une remise en cause de la démocratisation des loisirs.
Au dix-neuvième siècle les clubs alpins étaient en grande majorité composés de membres de l’élite sociale, qui étaient les seuls à avoir le temps libre et les moyens financiers nécessaires. Depuis l’apparition des congés payés en 1936, les loisirs se sont progressivement démocratisés et ce qui était réservé à une élite du temps de nos grands pères relève aujourd’hui du tourisme de masse. La montagne s’est démocratisée, à l’image de la plupart des sports a quelques exception prêts: polo, golf, … qui restent peu accessibles.
Cette démocratisation des loisirs est aujourd’hui régulièrement remise en cause. Lors du débat sur la sécurité sociale, le premier ministre Jean Pierre Raffarin, avait même évoqué la possibilité de ne pas faire porter par la sécurité sociale les frais hospitaliers occasionnés par les accidents de sports d’hivers.
La troisième raison de refuser les secours payant est le risque de dérapage du service public en service rentable. La tentation est grande pour les élus locaux, de substituer progressivement au secours publics de l’Etat des secours privés. Ne voit-on pas de plus en plus de communes opter pour une police municipale, alors qu’il existe déjà une Police Nationale ? On risque donc de voir les moyens privés remplacer progressivement les moyens publics. La différence ? Ces secours seront payants, tout simplement.
Un effet pervers de cette démarche est alors de modifier juridiquement la nature du rapport entre le secouriste et le secouru. En effet, tant que le secours en montagne est un service public gratuit, le responsable de ce service est l’Etat, qui se dote de moyen pour assurer le devoir de solidarité envers un citoyen.
Si demain ce service devient privé et payant, le secouru passe du statut de citoyen bénéficiant d’un service public à celui de client pouvant exiger un engagement de résultat. En d’autres termes si demain je fais appel à un secours payant, et que je suis insatisfait du service rendu je peux être amené à faire un procès aux secouristes.
Cette transformation des engagements de moyens en engagements de résultats, est grave pour deux raisons : elle déresponsabilise le citoyen (je paye donc je me décharge de ma responsabilité sur les professionnels) et elle met en péril certaines professions, en particuliers dans les domaines des loisirs et de la santé. C’est une philosophie de déresponsabilisation des citoyens qui nous vient à mon sens des USA et avec laquelle je suis en profond désaccord.
Une anecdote concernant le métier de guide de haute montagne m’avait frappé il y a quelques années. J’avais pris les services d’un guide en Californie pour faire une course dans le Yosemite et par malchance j’ai été très légèrement blessé par une chute de pierre. J’ai été alors stupéfait par la réaction du guide était vert de peur, tout simplement à l’idée que je puisse lui faire un procès, puisque je l’avais engagé, il pensais être lié à moi par une obligation de résultat pour tout se qui concernait ma sécurité.
Un autre exemple, dramatique cette fois-ci, de dérive sur le plan pénal du métier de guide de haute montagne. Un accident reste particulièrement vif dans les mémoires des habitants des Hautes Alpes, puisqu‘il avait alors coûté la vie à une douzaine de collégiens. Il s’agit de se qu’on a appelé en janvier 1998 « l’avalanche des Orres ». Le guide de Haute Montagne qui accompagnait le groupe le jour de l’accident, Daniel Forté, avait été arrêté par les gendarmes, emmené menottes aux poignets et retenu en garde à vue. Il est indéniable qu’une enquête devait être menée pour connaitre les conditions de cet accident, mais rien n’obligeait l’exécutif à traiter cet homme comme un criminel.
Une seule question : si demain les secours sont payants, comment traitera-on pénalement les secouristes dans les cas ou la victime décède ?
Au travers des différentes éléments du débat sur la sécurité en montagne se cache un autre sujet : le refus de la prise de risque. L’immense majorité des sportifs pratiquant les activités de montagne prennent les mesures de sécurité permettant de l’aborder dans les meilleurs condition. Il n’en reste pas moins que le milieu naturel comporte sa part d’aléas. C’est justement cette part d’aléas que la société moderne rejette aujourd’hui. Toute prise de risque, même maîtrisée, est aujourd’hui diabolisée.
Ceci va bien au delà du monde des loisirs et est encore plus visible dans le monde professionnel. Le risque est aujourd’hui un sujet tabou dans les entreprises. Après le faste des années internet on observe depuis 4 ans un excès de prudence dans la gestion des grandes entreprises. Ceux qui ont a défendre des investissements aujourd’hui dans leur vie professionnelle en font quotidiennement l’expérience : refus total de tout aléas dans les projets lancés.
De ce fait les excédents des multinationales bénéficiaires, a défaut d’être utilises pour la recherche, servent aux multinationales a racheter leur propres actions pour augmenter leur autofinancement. C’est ce que certains économistes appellent aujourd’hui un « Capitalisme sans projet », qui consolide les cours boursiers mais ralenti la croissance et l’emploi.
Sous cet éclairage, le débat sur le financement des secours et la prise de risque en montagne n’est qu’un symptôme parmi d’autre de la dérive sécuritaire, au sens large du terme, de la Société occidentale.
Ou en sommes nous aujourd’hui ?
Pour réagir à la loi de février 2002, une campagne avait été lancée par « Montagne Magazine » et un collectif s’est organisé, pour informer les amoureux de la montagne des risques encourus, et faire circuler une pétition pour la suppression de l’article 54, que nous avons été environ 10.000 à signer.
De nombreuses personnalités du monde du sport et de la montagne se sont exprimées contre l’article 54, et à l’issue de ces différentes réactions, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur à missionné le préfet Marcel Pérès en 2003, pour étudier les possibilité d’adaptation de la loi.
Le rapport Pérès, remis en mai 2004 à Dominique de Villepin, plaidait pour ce principe de gratuit et mettait en exergue « un désengagement de l’Etat et une privatisation des secours en montagne », mais aussi « la fin de la démocratisation des sports de haute montagne ». Le rapport Pérès a servit lors de la discussion du projet de loi sur la modernisation de la sécurité civile, adopté, vendredi 30 juillet 2004 à l’assemblée nationale.
Deux améliorations ont été apportées :
Le texte de la loi de juillet 2004 instaure la mutualisation au niveau départemental du coût des secours, au lieu de les faire porter aux seules communes, et précise dans son article 22, que les « dépenses directement imputables aux opérations de secours » seront « prises en charge par le service départemental d’incendie et de secours » (SDIS). Ce qui est un changement majeur dans le mode de financement les maires étant ainsi déchargées de la plus grande partie des frais et perdent, en principe, toute raison d’utiliser l’article 54.
Il préconise également des sanctions pénales pour ceux qui auraient pris des risques inconsidérés ou qui auraient sollicité des secours pour de simples raisons de « confort ».
Dans le même temps, le gouvernement incite les maires à ne faire payer les secours en montagne que dans le cadre de leur domaine skiable.
Mais l’article 54 n’a pas été abrogé, et reste valide ce qui reste à ce jour insatisfaisant pour deux raisons :
L’incitation du gouvernement à ne faire payer les secours que sur le domaine skiable entre dans la logique d’accident de skieurs, ayant acquis auprès de la station un forfait de remontées mécaniques, incluant une assurance en cas d’accident. Cette procédure reste décalée pour un randonneur, non couvert d’une assurance liée à un forfait, victime d’un accident à pied sur ce même domaine.
De plus, cette nouvelle législation n’empêche par la tentation pour les communes de faire appel à des moyens privés, lors de secours en dehors du domaine skiable, afin par exemple de mutualiser et d’augmenter la rentabilité des moyens déjà mis en place par ailleurs pour assurer la sécurité sur le domaine skiable.
Pour ces raisons, la loi de juillet 2004, même si elle apporte des améliorations importantes par rapports à la situation antérieure, ne résout pas le problème de fond. La seule solution restant à mon sens l’abrogation de l’article 54.