Plus haut

Posté en tant qu’invité par Loule:

Il est allongé sous la tente, emmitouflé dans son sac de couchage. Le froid dévore son visage et fixe ses pensées. Il est seul, quelque part haut, très haut. Au royaume de la roche brute, de la neige et du vent. Tellement haut que l’air peine à se hisser jusqu’ici. Dehors la nuit recouvre les montagnes. Pour lui, le monde n’existe plus. Il se souvient pourtant d’une humanité qui vit en s’agitant dans les plaines et les vallées. Il se souvient des villages qu’il a traversé pour atteindre le pied de la montagne. Il se souvient de leurs habitants qui se démènent, pour survivre au rude hiver himalayen.
Existent-ils vraiment ? Les a-t-il seulement rêvés ? Peuvent-ils être là, en bas, quelques milliers de mètres plus bas, presque à portée de main ?
Plus rien de ce qu’il a connu n’existe. Seule la tente est réelle, il le sait. Il ouvre les yeux. Sa lampe frontale est encore allumée, il ne l’a pas éteinte de peur que l’obscurité emporte tout. Le givre tapisse l’intérieur de la toile et recouvre toute chose de sa carapace. Le vent gémit dans les cordages de la tente. Le sac de couchage, le sac à dos, le réchaud, les crampons, voilà son unique réalité. Et le piolet, son dernier compagnon, il est là, allongé à côté de lui.
Il imagine la chaîne himalayenne, immense, glaciale. Il survole ces montagnes qu’il connaît tant, qu’il admire tant. Il passe des cols, redescend dans des vallées glaciaires, observe des parois immenses et s’arrête sur les plus hauts sommets. Il n’y a personne. Les hautes altitudes sont vides, effroyablement vides. Dominées par la puissance millénaire des montagnes.
Il fixe son regard sur un petit point qui l’intrigue, là-haut, sur une épaule neigeuse, dans une face gigantesque. Il s’approche. Y auraient-ils des humains ici ? Il s’aperçoit que c’est une tente, à demi ensevelie sous la neige. Il entre. Ah oui, il y a quelqu’un. Il n’est donc pas seul dans cet univers si hostile. L’autre semble dormir. Il voudrait le réveiller, pouvoir parler. Depuis combien de temps n’a-t-il pas parler ? Il s’approche pour lui dire quelque chose. Il voit son visage. Il constate que c’est lui, ce n’est que lui-même.
Il est seul. Une solitude profonde, totale. Et pourtant quel honneur d’être là, aussi loin, aussi haut. Plus haut que quiconque. Il y a lui et il y a tous les autres, en dessous. Il est l’ambassadeur de l’humanité pour l’altitude. Un messager qui ne porte aucun message. Son objectif est une évidence, il ne l’a pas choisi, il s’est imposé à lui. Il doit gravir cette montagne, seul, en hiver. Il ne peut pas se dérober. Après ça les hommes seront changés, c’est sûr. Il y aura un avant et un après…
Mais qui s’y intéresse ? Combien de personnes savent seulement que cette montagne existe ?
Non, il le sait, son exploit ne changera rien. Il a souvent vécu le retour dans la vallée après une fantastique première ascension solitaire. Il retrouvait les autres et pensait qu’ils seraient différents. Mais il se trompait, seul lui-même avait changé. La concentration totale qu’imposaient ses escalades avait fait naître des révolutions dans son esprit. Des dynasties tombaient, des évidences se faisaient jour. Et les autres, naïfs, admiraient la performance sportive sans se douter combien son esprit avait avancé, très loin au-delà de l’existence.
Mais il ne les blâme pas. Il sait que la grande part de ses contemporains, dans le carcan de la vie quotidienne, ne peut comprendre ce qu’il a vécu. Et lui-même ne saurait leur expliquer, tant ces bouleversements agissent dans les profondeurs de son âme.
Le vent forcit et fait s’agiter les parois de la tente. Des plaques de givres s’en détachent et tombent en neige sur son visage.
Il voit de brefs instants de sa vie. Il les sent monter en lui comme un sanglot. Il voit l’enfant qu’il était, jouant dans la nature, il voit ses parents, pendant les vacances, il voit les après-midi d’escalade sous le soleil du sud, il voit les filles qu’il a aimées et qui lui sourient, il voit rire les amis qu’il a connu et qu’il croyait avoir oublié. La vie aurait pu être simple finalement. Et elle est simple, sans doute, pour ceux qui ne savent pas. Pour ceux qui ne savent pas que la montagne est là. Ce serait facile d’arrêter maintenant. Redescendre, rejoindre les autres. Participer à leurs joies et à leurs peines. Etre comme eux, insouciant. Mais les images de sa vie qu’il voit défiler ne lui appartiennent plus. Elles lui apparaissent d’un autre âge, jaunies par le temps.
Le chemin qui le conduira vers les autres passe par le sommet de la montagne, il le sait. Il n’y a pas d’alternative. Ce sommet tant désiré et tant craint. A la fois ami et ennemi. Il sent sa présence s’imposer à chaque instant. Il le sent au dessus de lui, qui veille, engourdi dans le cœur de l’hiver. Figé par le froid éternel. Il est là, quelques centaines de mètres plus haut, si proche et si éloigné.
La montre se met à sonner. Son léger tintement lui semble hurler dans la tente, brisant ses songes et toute volonté. L’heure est donc arrivée. L’ultime confrontation, seul face au sommet. Il frissonne de tout son corps. Tant d’efforts à fournir. Et s’il restait là, dans la chaleur du sac de couchage ? Pourtant, il sort le thermos de thé qu’il a gardé contre lui. Il sent immédiatement le froid mordre les multiples épaisseurs de vêtement. Essayer de boire, malgré l’altitude qui inhibe tout. Il sait que son corps à besoin d’eau, mais il n’a pas soif. Un gobelet suffira. Chaque gorgée coupe sa respiration haletante. Le liquide tiède et sucré caresse sa gorge desséchée. Inutile d’essayer de manger. Il s’extirpe du sac de couchage. Il doit s’équiper, vite, car le froid est plus fort que lui. Enfiler les chaussures de haute altitude, mettre les crampons. Des gestes mille fois répétés. A plusieurs reprises, le souffle coupé, il doit s’arrêter et se redresser. Il ouvre la fermeture éclair de la tente. La nuit de l’Himalaya le transperce. Des brumes éthérées s’alanguissent et s’étirent le long de la crête enneigée devant lui. Le vent semble accorder une trêve à la nuit, le temps qu’elle se retire. Très loin, là-bas, les étoiles disparaissent et promettent le jour. Un jour grandiose. Un jour pour un sommet.
Il se redresse dans la neige. Il est là, debout, seul vivant dans ce monde mortel et immortel.
Il prend son piolet et ferme la tente. Son esprit est déjà parti, ivre de fatigue et d’altitude. Et pourtant quelle lucidité en cet instant. Sa place ne pourrait être ailleurs.

[à suivre]

J’aime bien…

J’aime bien moi aussi! :slight_smile:

Posté en tant qu’invité par cyp:

et la suite??

Posté en tant qu’invité par Loule:

[ Pendant ce temps là, la suite arriva…]

Marcher. Simplement marcher. Il a tellement étudié l’itinéraire jusqu’au sommet qu’il pourrait le décrire mètre par mètre. Cette arête enneigée entrecoupée de courts ressauts rocheux, il l’a déjà gravie des centaines de fois, en rêve. Mais quelle difficulté pour accomplir chaque pas. Il se fraie un passage dans la poudreuse. Ses orteils pourront-ils se réchauffer dans les profondeurs de la neige ?
Il progresse à l’intérieur du froid. Ses poumons asséchés s’emplissent et se vident d’un air absent. Une éternité passe entre chaque pas. Les brumes se dissipent et laissent le sommet se dévoiler. L’Himalaya se teinte de rose. Un paysage fantastique s’offre à ses yeux mais il ne peut plus contempler, il ne peut plus admirer. Il n’est qu’un corps qui tente de respirer et qui tente de s’élever, plus haut.
Un passage rocheux l’oblige à quelques gestes d’escalade. Le piolet libéré de sa main, accroché à la dragonne, cogne contre le rocher. Ce claquement cristallin le sort de sa torpeur pour quelques instants et comble le vide de la montagne. La tente est déjà loin, minuscule oasis suspendu dans l’espace. Le soleil éclatant ne lui apporte aucune chaleur.
Il est épuisé. Il essaye en vain de reprendre son souffle entre chaque pas. A plusieurs reprises, il perd l’équilibre sur ses jambes vacillantes, et se rattrape avant d’être happé par le grand vide.
Un nouveau ressaut de rocher le laisse haletant, écroulé dans la neige. Sa vue se trouble.
Ne pas céder au sommeil. Ne pas céder au sommeil de la neige et de l’altitude. Il lève la tête pour voir la suite de l’ascension. Un petit couloir enchâssé entre deux éperons rocheux. Il se relève. Il s’appuie contre la paroi à côté de lui. Respirer. L’air glacial cisaille sa gorge et ses poumons.
Il se hisse en haut du couloir, avec les mains, les coudes, les genoux, il s’élève en se débattant contre la neige. Il s’accroche au rocher quand une prise peu l’aider. Sa respiration n’est qu’un râle ininterrompu. Il sort du couloir, harassé, sur une plateforme neigeuse.

  • « Ha, te voilà ! »
    Il lève les yeux, une petite fille est debout devant lui. Elle porte des sandales et une robe bleue, ses longs cheveux bruns s’agitent dans la brise.
  • « Et bien ! Que fais-tu là ? »
  • « Nous t’attendions, pour te proposer notre aide. »
    Elle désigne un vieil homme assis sur un rocher, regardant au loin. Une corde en chanvre entoure son torse, par-dessus un costume de velours, à la manière des alpinistes d’antan. Ses yeux son cachés par l’ombre d’un chapeau sans forme.
    -« On y va ? »
    La petite fille lui tend la main. Il enlève les moufles et les paires de gants. Au contact de ses petits doigts, il sent une vague de chaleur parcourir son corps. Sa respiration devient moins laborieuse.
    Ils se mettent en route, côte à côte, marchant dans la neige. Le vieil homme les suit, mesurant chaque pas.
    -« Il est drôle ton ami, il me fait penser aux personnages des vieux livres d’alpinisme. »
    -« Oui, il ne parle pas beaucoup. »
    -« Je suis bien content de vous avoir rencontré, ça commençait à être difficile. »
    -« Si tu veux, tu peux laisser ton piolet ici, je pense que tu n’en as plus besoin maintenant. »
    -« Tu as raison, je vais le poser là. Mais dis-moi, tu n’as pas froid habillée comme ça ? »
    -« Non, je n’ai pas froid. On me le demande souvent. »

Trois mois plus tard, la seule trace qui fut retrouvée de son passage était un piolet, soigneusement allongé sur un rocher affleurant la neige, un peu sous le sommet.
La pointe du piolet semblant indiquer une direction, vers le haut. Toujours plus haut.

Posté en tant qu’invité par Loule:

NB: La dernière ascension de Jean-Christophe Lafaille m’a inspiré cette histoire…alors je la lui dédie…mais ce n’est qu’une histoire.

Mais?!?

c’est trop court!

bah oui on en attendait davantage… On commençait tout juste à entrer dans l’histoire et c’est déjà fini… :frowning: