Quelques éclaircissements : de Tantes à Tentes, l’IGN a allègrement franchi le pas dans la seconde moitié du XXe siècle.
L’appellation ne figure pas dans les cartes du 17e (Sanson ou Roussel), ni sur les différentes versions des cartes des Cassini publiées fin 18e, début 19e., pas plus qu’on ne la retrouve sur les différentes cartes (Commission de délimitation, Junker, Capitaine, Génie militaire, etc.) de la première moitié du 19e s, ou dans la carte figurant en 1789 dans les Observations de Ramond. Mais ces cartes sont à des échelles élevées, donc rien de surprenant pour un sommet secondaire écrasé par la grandeur du cirque de Gavarnie. Il faut attendre la carte d’Etat Major et la feuille n°251 de Luz publiée en 1862 au 1/80.000e. pour voir apparaître : Pic de Tantes. A noter que Beraldi a fait publier les minutes au 1/40.000e des levées effectuées en 1849-51 par Beaudouin dans le Bulletin pyrénéen (n°69, mai-juin 1908, consultable sur Gallica). Schrader dans sa célèbre carte du mont Perdu adoptera dès 1874 cette même désignation, que l’on retrouve tout au long des 19e et 20e siècles dans la cartographie, ainsi que dans les guides type Soubiron (cartes de R. d’Espouy), Ledormeur (éditions 1928 à la dernière de 1950), et plus près de nous Ollivier : le mythique petit volume blanc Pyrénées II de 1953 avec le Tozal del Mallo en couverture propose une carte dessinée par Henri Cazanave-Nébout dit Caza, on lit : Pic des Tantes. Le volume beige Pyrénées Centrales I de 1965 porte : Pic des Tantes avec toujours la carte de Caza, mais, glissement imperceptible, il y est proposé de grimper au : Pic des Tentes (les rééditions en volumes blancs des années 1980 conserveront cette ambiguïté. A voir ce qu’il en est des rééditions Cairn du 21e siècle !). L’IGN vers 1950 indique toujours : Pic de Tantes. La Carte de France au 1/25.000e de l’IGN dans sa feuille « Gavarnie Nos 7-8 », complétée par des relevés sur le terrain effectués en 1962 indique toujours : Pic de Tantes. Mon édition 2 de la carte IGN du Parc national des Pyrénéens 3 Gavarnie (1972) conserve ce terme. Je ne retrouve pas ma vieille 1648 E Vignemale en série Bleu des années 80/90 (la 1748 O Gavarnie est de 1986), toujours est-il que l’IGN actuel nous gratifie d’un : Pic de Tentes. Sur Géoportail et sur les dernières Top25.
D’où vient le nom ? En 1801, Ramond indique en p.13 de ses Voyages au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées que « la guerre, prête à s’allumer, semait déjà les défiances sur les pas de l’observateur. Durant les années suivantes, le Marboré fut un camp entièrement fermé aux naturalistes. En vain, je tentai d’en approcher ; tout passage était poste, tout rocher citadelle. Les pics mêmes étaient hérissés de baïonnettes. Il y avait un corps-de-garde espagnol au sommet du Taillon… »
Beraldi (Cent Ans aux Pyrénées, t.I, (1898), p. 47 ; Le Sommet des Pyrénées II Tuquerouye, (1924), p. 1-4, p. 20-26 ; La Carrière posthume de Ramond, (1927), p. 147-150), Briet (Bulletin pyrénéen n°44, mars-avril 1904, p.49-68 ; n°71, septembre-octobre 1908, p. 183-198), Meillon (Bulletin pyrénéen n°143, mars-avril 1918, p. 233- 239 et Excursions topographiques dans la vallée de Cauterets, (1920), p.168) évoqueront cet épisode, et Jean-François Massie nous éclaire dans son article consacré à Ramond en 1935 dans La Montagne (la FFCAM a fait numériser toute la collection depuis 1905 à la suite des Annuaires 1874-1904, l’ensemble est disponible - avec la Revue pyrénéenne - sur Gallica ; voir n°270, juin 1935, p. 202-238 et dans le tiré à part de l’article La Conquête du Mont-Perdu Par Ramond (1935), p. 13) ; Massie y écrit : « Vis à vis de cette montagne (le Taillon), un détachement français, de son côté, faisait sentinelle sur une hauteur, qui a conservé le nom des tentes qui s’y élevaient. La carte d’Etat-Major l’appelle Pic des Tantes ».
Ramond, de retour dans les Pyrénées fin 1792 fut arrêté début 1794 à Gavarnie et retenu prisonnier à Tarbes pendant huit mois, cela permet de situer ses observations pendant les tensions franco-espagnoles en 1793. Nous sommes alors en pleine guerre du Roussillon ou des Pyrénées, conflit qui opposa les royaumes de France et d’Espagne de mars 1793 à juillet 1795. Cela colle parfaitement avec le texte de Ramond, lequel croisera également 6 gardes surveillant le port de la Canaou le 04/09/1793…
Côté toponymie, Rondou dans son Index alphabétique de l’Essai sur la toponymie de la vallée de Barèges publié dans le Bulletin pyrénéen (1915-1930) puis Robert Aymard dans ses Toponymes pyrénéens (nombreux tirages par l’auteur, années 1980/90, regroupés chez Lacour-Redidiva, 2009) font référence à Tentes et Tantes en indiquant les campements militaires qu’ils situent en 1794. Romain Bourbon dans son récent Petit dictionnaire toponymique des Pyrénées (MonHélios, 2018) fait référence au stationnement de troupes napoléoniennes pendant la guerre avec l’Espagne en 1874 (?!). Il mentionne les restes d’une ruine encore visible (mais sans la dater). Quant à la cabane des Soldats, nul doute sur le lien entre son nom et les stations militaires dans le vallon de Pouey Aspé, elle est idéalement située pour surveiller le trafic transfrontalier qu’il vienne de la brèche de Roland ou de Boucharo. Voies d’échanges importantes entre les communautés des deux versant depuis l’époque des traitées de lies et passeries toujours en vigueur. En 1903, Margalide et Louis Le Bondidier n’observaient-ils pas une « première » : une brouette française transportée par un contrebandier espagnol passant la brèche de Roland devant leurs guides André Pujo et Jacques Soubie dubitatifs (voir Pyrénées n°100/Bulletin Pyrénéen n°343, octobre-décembre 1974, p. 268-277 sur Gallica). L’image, immortalisée par les Le Bondidier, est reproduite dans le livre de Céline Bonnal Les guides de Gavarnie et de la vallée de Barèges (MonHélios, 2018, p. 493).
Avec ça, il faut se débrouiller. L’IGN a probablement orthographié le terme en français du 20e siècle dans les années 70/80. L’ingénieur général géographe Marcel Barrère (1895-1983) aurait pu nous éclairer de vive voix… Il n’aurait peut-être pas été totalement étranger à cette affaire.
Quant à l’usage, à fin d’harmonisation, autant se référer à celle utilisée actuellement par l’IGN. C2C n’aurait pas vraiment d’intérêt à mettre « Tantes ». D’ailleurs la toile actuelle ne connaît pas d’itinéraire vers le « pic des Tantes », et le GPS serait bien en mal de le situer.
La toponymie garde bien des secrets insondables. Encore en ce début du 21e siècle, vient-on de voir la liste Soro imposer de nouveaux noms sortis de nulle part aux 3000 aragonais et frontaliers…