Posté en tant qu’invité par Marcel Demont (M.):
Ni l’aile ni la cuisse
Longue échine calcaire dominant le Doubs qui coule à son pied, l’arête s’étire sur la crête verdoyante du Jura, ses sapins, ses pâturages où retentissent les sonnailles des troupeaux
C’est par dizaines que les grimpeurs en gravissent les nombreux ressauts, les uns accumulant les longueurs de corde en vue de plus grandes courses, les autres perfectionnant leur technique en travaillant interminablement des couennes infâmes.
L’arête est discontinue, de nombreux petits chemins permettent de contourner les ressauts et offrent aux promeneurs la possibilité de venir contempler de près les ‘conquérants de l’inutile’.
Hiérarchiquement un cran en dessous des promeneurs, il y a les pique-niqueurs (niqueues qui multiplient les foyers et contribuent à leur façon au bon état de santé général de la population grâce à des libations nombreuses assorties de charitables pensées pour leur prochain.
Les bouchons sautent, les promeneurs admirent la gentiane et l’élégance du varappeur, et M. galope sur l’arête. Il la connaît particulièrement bien. A l’aller, il a passé par la grotte noircie, au plafond fendu, et s’est hissé au grand écart. Par un mouvement hardi, M. s’est dégagé pour sortir du surplomb et s’introduire dans une coulisse inclinée qui conduit sur la hauteur. Les ressauts se succèdent, et M. atteint bientôt le point culminant. Retour. L’après-midi tire à sa fin. Le silence est revenu, et M. tricote à contre-courant, un ressaut à l’envers, un ressaut à l’endroit. Le crépuscule se fait nuit. L’arête est interminable. Heureusement, M. connaît bien son affaire. Ici et là, les foyers désertés par les pique-niqueurs (niqueuses fument encore. D’appétissantes effluves de viande cuite traînent dans l’air. Voilà qui pourrait donner des idées de faim.
M. trotte sur l’arête. On y voit de moins en moins. Mais voilà la coulisse – cheminée – foyer – broche – passage d’escalade.
M. pense à Nestor, le fameux guide de Champex qui, espiègle, escaladait le Rasoir des Ecandies en plaçant discrètement un clou dans un trou spécialement foré par lui à cet effet, et le retirait après son passage. Le client ne comprenait jamais comment ce diable de guide avait fait pour s’élever. Le même Nestor enfilait une vieille veste et, après avoir fait descendre son client à la corde, se jetait dans la fissure cheminée de la Javelle en écartant les coudes pour freiner son audacieuse chute et stupéfier les rares admirateurs présents.
M. maîtrise admirablement cette technique mise au point par Nestor. Arrivé au sommet de la coulisse – cheminée – foyer – broche – passage d’escalade de l’arête, il se lance, pieds en avant, freinant juste ce qu’il faut pour ne pas basculer au passage du surplomb, et marque un léger temps d’arrêt, suspendu au bord du plafond de la grotte, avant de se laisser tomber sur le tas de sable fin qui le reçoit habituellement.
Mais quel est ce rougeoiement dans les profondeurs?
M. plonge dans une épaisse fumée qui n’a guère le temps de lui piquer les yeux. Un bruit atroce d’écrasement, d’os qui se brisent, de chairs qui éclatent. Une broche, toutes barres et tringles déformées, émet un pauvre sanglot étouffé par les cendres et les braises de bois qui volent alentour. Le poulet mis à rôtir par des pique-niqueurs (niqueuses noctambules n’en finit pas de s’affaisser, de s’écraser, de se tasser sous le poids de M., Grand Nestor des Somêtres, Maître de l’ordre du Chapon de Bresse, Grand justicier des profanateurs des espaces naturels.
M. se redresse lentement, silhouette inquiétante au milieu d’un tapis de matière incandescente, dans le chuintement de la graisse et du jus de poulet qui grésillent. Autour de lui, dans l’obscurité, luisent faiblement quelques paires d’yeux stupéfaits, incrédules. Comme le boulanger de Pompéi surpris par l’éruption du Vésuve la main levée sur son commis, ils restent là, pétrifiés, tétanisés, le petit ballon de pain croustillant à la main, compagnons d’agapes, amateurs d’amicales sorties réduits à la plus noire des misères, promis à une sévère et imméritée disette. Lentement le nuage de cendres et de braises retombe. Vacillantes, quelques flammes lancent un peu de lumière.
M. regarde à gauche, à droite. Le monde s’est arrêté. Sans un mot, M. s’arrache au cercle maléfique, s’envole, rapportera la légende, qui y ajoutera même des ricanements.
Sur l’arête tranquille plongée dans les ténèbres, M., le mécréant sans coeur et sans reproche, reprend son galop dans la nuit.
(© Guides vaudois, 1998, M. Demont et D. Cochand)
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