Posté en tant qu’invité par Francois:
Le Cervin
« Cervin » désigna d’abord le col du Théodule.
Le premier nom de ce col fut « Mons Sylvius » ou « Mons Matter » d’où on peut déduire que « Cervin » serait une déformation de « Sylvius ». En allemand, « Matterhorn », c’est la « corne de la prairie » et « Zermatt » signifiant « sur la prairie ».
Le col du Théodule était utilisé depuis fort longtemps, depuis le moyen âge, mais c’est Vorace-Bénédicité de Chaussure qui parle le premier en 1789 de « la haute et fier cime du mont Cervin, ce magnifique rocher. » Cependant, en 1694, un nommé Arnod mentionne « un grand rocher roux fort élevé et perpendiculaire » en traversant le col du Théodule qu’il appelle « Monservin ». Il est possible que ce « grand rocher roux » soit le Cervin.
L’altitude du Cervin fut calculée d’abord par Vorace de Chaussure à l’aide d’un sextant de marque Stancliffe, en 1792, depuis le Petit Cervin. L’altitude trouvée, de 4502m, était d’une remarquable précision pour l’époque.
Vision d’avenir de l’abbé Aimé Gorret, de Valtournanche : « Si on pouvait gravir le mont Cervin, ce serait de l’argent au pays ». On ne perd pas le nord, dans ces pays-là…
Passons sur la conquête du Cervin par Whymper, avec les péripéties que l’on sait. Rapportons tout de même que, juste après la catastrophe, le curé de Valtournanche fit la réflexion suivante « Cette circonstance fera perdre l’idée d’y remonter de ce côté (suisse)… on dit que ce sinistre fera beaucoup perdre aux maîtres d’hôtel en détournant ailleurs les pas des touristes ». Catastrophe, d’accord… mais les affaires d’abord ! Les choses ont-elles beaucoup changé ?
Autre petite anecdote concernant une figure de style appelée « litote » dont je rappelle la définition pour les ignares que vous êtes :
La litote est une figure qui joue sur la caractérisation intensive d’une information dans le discours ; elle est manifestement macrostructurale car elle ne réside point dans la forme même des termes, et est toujours contestable, son interprétation relevant à l’évidence d’un choix culturel du récepteur. La litote consiste à dire moins pour faire entendre davantage, c’est-à-dire à choisir une expression atténuée de manière à renforcer l’information.
Bien. Maintenant que vous savez ce qu’est une litote, venons-en à l’anecdote. Racontée par Whymper, au retour du Cervin :
« Seiler (l’aubergiste) que je rencontrai à sa porte, me suivit en silence dans ma chambre ;
- Qu’est-il donc arrivé à Monsieur ? me demanda-t-il.
- Je suis revenu avec les Taugwalder.
Il me compris et se mit à fondre en larmes. »
Si on continue dans la chronologie, on remarque la première ascension, ou presque-ascension, féminine, en 1867, de Félicité Carel, de Valtournanche. Avec Jean-Joseph et Jean-Pierre Maquignaz, elle gravit l’arête italienne jusqu’au replat 4380 nommé depuis lors le col Félicité. Les deux Maquignaz ouvrirent ce jour-là le parcours directe de l’arête vers le sommet du Cervin alors que les premiers ascensionnistes, Jean-Baptiste Bich (celui de la pointe Bich… si, si…) et Jean-Antoine Carrel, en 1865 (accompagnés d’Augustin Meynet, qu’on oublie souvent ; au même titre qu’on oublie souvent Venetz quand on parle de la cordée Burgener-Mummery), avaient traversé à gauche par la « galerie Carel ». La première femme au sommet fut Miss Lucy Walker, le 21 juillet 1871, avec Melchior Anderegg.
En 1868, quatorzième ascension et première française par le lyonnais Paul Sauzet (si on ne tient pas compte de celle de Michel Croz, savoyard mais français depuis seulement 1860, date de rattachement de la Savoie à la France). On ne sait rien de plus sur ce Paul Sauzet dont l’histoire n’a retenu que le nom.
En 1879, l’alpiniste américain Moseley n’avait pas voulu s’encorder. Il fait le grand saut à la dalle qui porte maintenant son nom. Deuxième accident mortel au Cervin. Le premier étant évidement celui de la cordée Whymper lors de la descente.
Mummery fit la première de l’arête de Zmutt en 1881 en utilisant les marches taillées le jour précédent par Ferdinand Imseng qui accompagnait l’anglais Penhall et qui dut redescendre. Mummery ne manqua pas, au retour, de remercier chaudement Penhall et son guide pour ces magnifiques marches. Remerciements qui furent accueillis, on s’en doute, par des sourires crispés. Mummery refit cette voie en 1887 avec le duc des Abruzzes. Ce fut sa dernière course dans les Alpes avant de disparaître, en 1895, au Nanga Parbat.
Première hivernale en mars 1882 par Vittorio C’est là (oui, c’est bien là) avec Jean-Antoine, Louis et Baptiste Carel. C’est là, qui était photographe, pris les premières photos depuis le sommet du Cervin.
1887, c’est l’accident de Guido Lammer et d’Auguste Lorria qui s’en sont tirés de justesse. Le récit de Guido Lammer est une illustration assez frappante d’illumination Nitzschéo-Wagnérienne et d’élucubrations sur les joies quasi orgasmiques de la mort en montagne.
On change de siècle.
1901, début du vingtième.
Un américain, Burlingham, filme son ascension avec des guides de Zermatt. Sans doute le premier film d’alpinisme. Le film, du 16mm, est toujours conservé à Zurich.
Installation de la croix sur le sommet italien. 90 kg de ferraille montés à dos d’homme (pas en hélico, évidemment, à cette époque… vous êtes stupides, ou quoi ?) par les guides de Valtournanche. Le chanoine Carel célèbre une messe au sommet.
En 1907, des petits malins flairant la bonne affaire propose l’installation d’un « funiculaire » pour monter au sommet. Scandale ! Levée de boucliers ! Pétition rassemblant des dizaines de milliers de signatures ! Piaillements de vierges effarouchées ! « Les hauts sommet de nos Alpes… ne sont pas à vendre etc. etc. ». Bref, le projet est abandonné. Il ressurgit des cartons en 1951 sous forme d’un téléphérique versant italien. Dino Buzatti s’en mêle et pond un article fulminatoire dans le Correre delle Sera. Le projet est à nouveau abandonné.
On en a fini avec l’époque héroïque. Restent quelques curiosités :
1930 : Goodrich, un alpiniste américain, et le guide Hermann Schaller, font le sommet en aller-retour en 3h05. Commentaire de l’Alpine Journal « pour de tels crimes, la peine de mort serait insuffisante » !!! ça rigole pas… à noter qu’en 1955, Viktor Kronig, un champion suisse de ski de fond, a mis 4 heures de l’église de Zermatt au sommet.
1941 : le 25 septembre, l’italien Deffeyes avec Louis Carel (dit : le petit) et Pierre Maquignaz traverse la face E depuis l’épaule, la face S par la voie Piacenza, la face O par la galerie Carel et finit par le haut de la face N. Curieuse spirale autour de la montagne…
Allez, encore quelques dates en vrac.
Ulrich Unterbinden conduit un client au sommet. Rien de bien étonnant, sauf si l’on apprend que le guide en question a… 82 ans !
Je vous passe les descentes à ski de la face E (Toni Valeruz, JMB), les descentes en parapente (Gevaux, JMB), les descentes à ski et en parapente, les trilogies (Profit), les ascensions des frères Schmid, de Bonatti, Destivelle etc… tout ceci est bien connu.
Encore quelques bizarreries… celle de l’anglais Clarkson, en 1969, qui monte au sommet avec son fils âgé de… 8 ans. Ils ne sont jamais revenus. Ou encore cet italien, Giacobbe Linussio, en 1989, qui gravit l’arête du Lion à 85 ans mais qui se fait récupérer au sommet par hélico.
Le violoniste de Ribeaupierre qui joue une chaconne de Bach au sommet avec pour public le pianiste E. R. Blanchet (qui n’avait pas amené son piano, faut-il le préciser ? oui, il faut le préciser, des fois que il y en a qui croivent que).
Pour terminer, une petite histoire mignonne :
Depuis le refuge du Hörnli, un chaton de dix mois se mit à suivre des grimpeurs. Le petit chat bivouaqua à Solvay puis, le lendemain, suivit d’autres grimpeurs jusqu’au sommet, qui le redescendirent par le versant italien. La romancière Georgia Engelhard (jamais entendu parler, mais c’est dans ma doc.) en fit un roman à l’eau de rose « Peterli and the mountains ».
Voilà. Maintenant, vous en savez un peu plus sur le Cervin et vous vous coucherez un peu moins idiots. Et non seulement, mais grâce à moi, vous pourrez briller dans les salons alpins et emballer les filles pétrifiées de respect, béates d’admiration devant votre érudition.
Merci qui ?
Bibliographie : fond de bibliothèque poussiéreux, vénérables et antiques grimoires bouffés par les rats (de bibliothèque, bien entendu), vieilles revues jaunies par des séjours prolongés sous du matériel hors d’âge, ajoutons un truc plus récent « Cervin, cime exemplaire » G. Rébuffat.
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