Posté en tant qu’invité par MaDe autrement:
Keo
Chère maman,
J’espère que mon petit frère aime toujours autant l’école, qu’il a de bonnes notes, que tu te portes bien, ainsi que Puttipong, papa et le buffle.
J’aimerais beaucoup rentrer à la maison.
Keo
Serrant gauchement le crayon entre ses doigts peu exercés, de sa grosse écriture à l’orthographe imprécise, sur un bout de papier d’emballage, Keo a tracé quelques mots simples, des mots d’enfant, des mots de tous les jours, pour dire son désespoir, sa solitude, et sa tendresse.
En douce, elle passera le papier à Sirirat, une nettoyeuse au cœur généreux. Cette dernière le confiera à un de ses proches qui habite à peu de distance du village natal de Keo.
Avec un peu de chance, le message poursuivra son chemin jusqu’à son destinataire.
Keo se souvient bien de ses dix ans, Chenglai, son frère cadet, en avait huit, et Puttipong, l’aîné, onze.
De leurs mains calleuses, leurs parents travaillaient la terre, cultivaient du riz, dur labeur qui ne les dédommageait guère de la peine qu’ils se donnaient.
Keo et ses frères fréquentaient alors l’école publique, et prenaient une part importante aux travaux des champs. Ils semaient les grains de riz dans de petits sacs gorgés d’eau. Repiquaient les plantules dans la rizière après le développement des jets. Récoltaient les plants en coupant les tiges avec une faucille, avant de les lier en faisceaux, lourds fardeaux dont ils assumaient le transport sur leurs frêles épaules. Battaient les tiges pour détacher les grains qu’il fallait mettre à sécher au soleil, avant des les écraser au moyen d’un pilon pour les libérer de leur enveloppe.
Un jour, à la bourse du commerce, là où se négocient les marchandises, le prix du riz s’effondra.
Les parents de Keo, auparavant misérables, ne parvinrent plus à nouer les deux bouts.
Ils empruntèrent de l’argent à la banque.
Courbant le dos vers le sol ingrat, du point du jour au crépuscule, à grand-peine ils s’acharnèrent à augmenter le rendement de leur exploitation.
En vain
Jamais ils ne furent en mesure de rembourser la dette contractée.
Le banquier menaça de les faire saisir.
Jusque-là, sobre paysan vivant de riz et d’eau, Dhawee, mari affectueux et tendre père, sombra dans l’alcool. Enivré, il était d’humeur querelleuse et s’en prenait à Nuan, sa femme. Au sein du couple, les disputes devinrent quotidiennes. Un soir, alors qu’il avait bu encore plus que de coutume, Dhawee leva la main sur son épouse.
Dès ce temps, la situation empira. Les habituels assourdissants échanges de paroles amères évoluèrent en scènes violentes.
Lorsque ces empoignades éclataient, Keo et ses frères, que les cris et le bruit des coups apeuraient, se blottissaient craintivement les uns contre les autres.
Des semaines passèrent, sans apporter d’amélioration, puis arriva le jour le plus triste de la courte vie de Keo.
C’était peu après le lever.
Déjà ivre, le père de Keo lui annonça que la famine et la ruine les guettaient, qu’elle devait partir pour la ville afin d’y travailler, d’y gagner l’argent qui leur manquait. Il ajouta encore que, par gratitude, les filles devaient prendre soin de leurs parents, que c’était la coutume.
Keo ne comprit pas tout ce que son père lui expliqua, elle n’avait que dix ans. Elle chérissait ses parents. Elle croyait à l’affection qu’ils avaient pour elle. Elle ignorait que, pour certains, un gosse de pauvre ne vaut que l’odieux plaisir ou l’ignoble profit qu’ils espèrent en tirer.
Vêtue d’une malheureuse petite robe de toile rapiécée, serrant contre son cœur brisé la pitoyable poupée de chiffon témoin muet de ses chagrins d’enfant, Keo prit bravement le chemin de la ville.
Longtemps après que sa mince silhouette eut disparu au détour de la piste, Chenglai et Puttipong, ses deux frères, de leurs yeux noirs perlés de larmes fixaient encore l’horizon.
« Keo ira très bien, dit Nuan, sa mère, elle travaillera dans un restaurant. »
Avec la somme qu’il reçut pour avoir vendu sa fille, Dhawee remboursa sa dette et acheta un buffle. Il fit également une grosse provision d’alcool de riz, et s’enferma dans un mutisme désespéré.
Diplômé d’une réputée université européenne, et titulaire du mastère en management délivré par une haute école états-unienne, Monsieur P épousa, fort à-propos, une fille de bonne famille dont il avait fait la connaissance sur les bancs de la faculté.
Sa conjointe ne tarda pas à lui donner de beaux enfants, qu’il gâte, deux filles d’abord, des sœurs jumelles, puis un garçon.
Officier, il fut rapidement promu chef de bataillon.
Dès que sa progéniture atteignit l’âge de scolarité, à grands frais, il la confia à un institut privé de haut standing.
Nommé directeur commercial de l’entreprise industrielle appartenant à son beau-père, Monsieur P est appelé à voyager fréquemment afin de promouvoir les produits de la société sur les marchés émergents du sud-est asiatique.
En tant que leader d’un parti majoritaire, Monsieur P participe activement à la vie politique de sa région.
Un bruit de pas assurés résonne dans le couloir menant à la misérable chambre de Keo sise au-dessus d’un restaurant à l’enseigne criarde. Pliant rapidement le bout de papier d’emballage recelant le message destiné à sa mère, Keo le dissimule dans l’ourlet de sa très courte jupe en jeans.
Après en avoir déverrouillé et poussé la porte, Monsieur P pénètre dans la sordide chambre.
Deux ans.
Deux très longues années.
Il y a déjà deux ans, que jour après jour, Keo est contrainte à accepter que des hommes, des Occidentaux le plus souvent, des ‘longs nez’, jouent avec son corps mince, son corps fragile, son corps impubère.
Keo ne sait pas qu’elle est atteinte d’une maladie mortelle transmise par l’un de ces abjects individus.
Elle ne sait pas qu’après l’avoir vendue pour cinq cents francs, son père a vendu ses deux frères. Que ceux-ci, chaque soir, sur la plage et dans les bars, offrent leurs corps à des hommes méprisables épris de grâce juvénile.
Elle ne sait pas qu’elle ne reverra jamais ses parents, qui à cause de la famine, de la pauvreté, de l’appât du gain, l’ont salie, l’ont envoyée à la mort.
Elle ne sait pas que le gouvernement de son pays encourage le tourisme, et ferme les yeux sur les débordements que cela engendre.
Elle ne sait pas, Keo.
Elle n’a que douze ans, Keo.
Elle n’atteindra pas ses seize ans, Keo.
Satisfait, Monsieur P, notable respecté et vrai salaud, quitte les lieux en refermant la porte à clef derrière lui. Soudain, il est pressé Monsieur P. Dans deux jours, c’est l’anniversaire de ses aînées. Elles ont l’âge de Keo. Il n’a pas encore acheté les cadeaux. Son avion n’attendra pas.
Dans la chambre nue, sur le lit défait, contre son cœur pur d’enfant martyr, Keo serre tendrement une petite poupée de chiffon.
[%sig%]