Les vieilles choses

Posté en tant qu’invité par l’Urbain:

Quelque part entre Queige et Villard/Doron, y’a tout plein de mignons petits hameaux, perdus dans la forêt.
Ces hameaux ont une histoire, une âme, mais nous autres, parigots en vacances, ne nous arrêtons guère, entre Mantes-la-jolie et Les Saisies, pour prendre le temps de la palper. C’est que le temps, c’est de l’argent, et l’argent, c’est la religion de l’homme moderne. On ne plaisante pas avec ça.

Aux XXXXXXX (autocensure : vu tous les amis que je vais me faire une fois de plus, je ne vais pas prendre le risque de vous dire où se trouve le chalet familial. Je suis débile, mais pas fou), il y a une petite chapelle baroque. Dedans, une vierge multicolore, et tout un tas de vieilleries bigotes qui témoignent de la piété des habitants de ces lieux.
C’est qu’il fallait avoir la foi, pour repousser la forêt, cultiver la terre et s’occuper des bêtes, en plein versant nord, un versant qui ne voit pas le soleil de Novembre à Mars. Qu’il est raide et sauvage, ce pan de montagne : entre le Doron et le Mirantin, ça s’élève d’un jet, 1800m de forêt inextricable, royaume du sanglier, du chevreuil, du renard, de la chouette, du blaireau, et, surtout, de « l’aigle ». L’ aigle qui, de temps en temps, pousse un cri strident, ou vient chaparder une poule, histoire de montrer qui est le patron. Et-ce vraiment un aigle ? A vrai dire, on en sait rien, mais les locaux ne le désignent que sous cette noble appellation. Quand ils marmonnent « l’aigle est encore venu becqueter un poulet », on sait de qui ils parlent.

L’arrivée des sarpées que nous sommes dans ces contrées sauvages et reculées ne s’est pas fait sans heurts.
Déjà, il nous a fallut comprendre qu’un pré, ça ne sert pas à faire bronzette toute la journée vautré dans un transat, mais bien à nourrir les vaches.
La première année, nous avions décidé de planter quelques sapins (oui, enfin, des trucs avec de la résine et des aiguilles à la place des feuilles), histoire de cacher un peu la route. Curieusement, les sapins refusaient obstinément de pousser, et crevaient les uns après les autres. Un examen minutieux nous apprit qu’un mauvais plaisantin leur coupait la tête dès que nous avions tourné le dos.

Un mauvais plaisantin ?
Pas tant que ça…
Les alpages ne tombent pas du ciel, et si on ne les entretient pas, la forêt reprend le dessus en deux coups de cuillère à pot. Alors, planter des sapins, faut vraiment être fou, ou… parisien !
Bref, nous avions mit les pieds dans le lat. D’ailleurs, le dernier paysan en activité du hameau nous fît honneur en baptisant sa dernière jument de labour « Urbaine ». Délicate attention.

Un autre truc auquel il a fallut s’habituer, c’est la conception à l’ancienne de la propriété. Ici, la terre est à celui qui la travaille. Tu n’es pas là quand les reines-claude sont mûres ? « On » vient te les ramasser pour en faire de la gnôle. Faut pas gâcher.
C’est quand même autre chose que la conception citadine : tu franchis ma clôture, j’appelle les flics.

Alors, bon gré mal gré, on a commencé à s’adapter aux coutumes locales.
Le premier acte d’insertion, ça a été de se munir d’une faux. Une belle faux avec un manche en bois.
Cet instrument me fascinait. Je n’eû donc pas besoin de me faire prier pour m’atteler à la noble tâche.

Tchac !
A ouais, quand même, ça coupe pas mal.
Tchac !
Et hop, encore un mêtre carré de tondu.
TOC !
Hum, raté. C’est qu’il s’agit de faucher, pas de labourer. A ce rythme, la lame va pas tenir longtemps.
De la petite route, montent des rires sybillins. Ce sont deux vieilles bonnes femmes, à la trogne ridée comme de très vieilles pommes, charmantes dans leurs longues robes à fleur, qui se tiennent les côtes.
Le spectacle d’un petit parigot qui fauche leur est irrésistible.
Je suis vexé à mort.
Tu vas voir ce que tu vas voir…
Tchac ! Tchac ! TOC !
Les rires redoublent.
TchactchactchactchacTOC !!!
Bon, faut que j’arrête, y’en a une qui va faire une syncope. Sans compter que je perd des litres d’eau, et que mes reins commencent à se faire sentir. Faucher, ça va bien cinq minutes, mais si faut se farcir le demi-hectare…

Les deux octogénaires sont des savoyardes pur jus. Ancrées à leur terre comme les arbres à leur forêt. Mme Chamiot-Maitral n’a jamais quitté le beaufortain. A tel point que son exil forcé en maison de repos albertvilloise a signé son arrêt de mort. Coupez ses racines, l’arbre non plus ne passera pas la saison. Quant à Mme Combaz, elle a poussé jusqu’à Annecy, lors d’un voyage en car. L’autre bout de la terre, en quelque sorte. Elle a été très surprise de constater qu’on y voyait pas la tour eiffel. Pour elle, sortis du beaufortain, c’est Paris. Je vous jure que je n’exagère pas. A chacun sa naïveté.

Mme Combaz n’est pas farouche. Elle vient souvent prendre le thé, sans oublier les inévitable bonbons pour les enfants que nous sommes. Ça papote ferme avec ma mère.
Quand elle était toute gamine, elle devait gagner son petit déjeuner en ramenant un seau remplis de cailloux. Ainsi, le pré était purifié de ces infâmes caillasses qui tordent les chevilles des bêtes à cornes.
Dès l’âge de 10 ou 11 ans, elle menait les vaches aux paturages. Les paturages en question n’existent plus, noyés sous les eaux depuis la construction du barrage de Roselend. En voiture, on met une bonne demi-heure. A pied… je n’ose même pas y penser. Rien que pour rallier Beaufort, ça me prend une bonne heure et quart. Mais le dénivellé est nul.
Elle tient toujours la forme, la vieille. Se fouette avec des orties pour éloigner les rhumatismes. Entretient son petit jardin vaillament.

Un autre qui nous bluffe, c’est pépé Galle. Je ne sais pas si c’est son vrai nom, mais on ne l’appelle que comme ça. Pépé Galle, c’est le doyen du hameau. Tous les soirs, on le voit passer avec un fagot de bois sur le dos. Tous les midis, quand on passe devant sa maison, on peut suivre les dialogues des « feux de l’amour ». C’est que si les genoux vont encore bien, pour les oreilles, c’est autre chose. 90 ans, quand même. Quand il était plus jeune, c’était, parrait-il, un sacré coureur de jupon. Mais il est resté vieux garçon. Pour continuer à courir le jupon, c’est encore le plus pratique.
Pépé Galle a cassé sa pipe il y a peu. On va devoir s’acheter une télé pour savoir si Joanna va re-divorcer d’avec Peter.

Qu’il est triste, ce hameau, maintenant. Plus personne pour se payer ma tête quand je m’avise de sortir la faux. Mme Combaz ne sort plus guère, faudrait que je passe m’enquérir de sa santé. Les chalets tombent au fur et à mesure dans l’escarcelle des sarpées. Sauf celles qui sont rachetées par le dernier mohican, heu, paysan. Même Urbaine nous fait la gueule, elle ne vient plus piétiner et boustifailler les jolies fleurs de ma mère. En hors saison, ça sent pas mal la mort.

C’est quand même curieux : je suis nostalgique d’une époque que je n’ai pas connue. Mes nombreuses incursions dans la forêt m’ont appris qu’elle était pleine de chalets en ruines, et d’alpages bouffés par les arbres. Les sentiers qui y mènent ne sont plus empruntés, et là encore, les fougères ont tout effacé. Les sangliers pullulent, il n’y a plus personne pour les chasser. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a plus personne non plus pour ramasser les champignons. A l’automne, on se fait de sacrées orgies.

Le plus triste, c’est que ce temps enfuit est maintenant matière à tourisme.
On remet des cloches aux vaches, et quelques paysans exhibent une faux le long de la nationale : pour les touristes, c’est exotique, c’est éducatif (regarde un peu comme ils en chiaient, avant… voilà ce qui arrive quand on refuse la modernité !), et ça fait de bons reportages aux journaux télévisés (qui, depuis longtemps, évitent ou effleurent les sujets qui fâchent. Et puis, franchement, la France qui bousille des élections démocratiques au Togo, provoquant la mort des manifestants qui courent le moins vite - les femmes, les enfants, les vieillards - qu’est-ce qu’on s’en cogne. Nous, on veut l’essence pas chère, pour aller voir les paysans rustiques et les cloches au cou des vaches).

En contrepartie, bien sûr, les derniers habitants de ces lieux ouvrent des commerces, vendent des cartes postales représentants des femmes déguisées en savoyardes (1€ 95), des marmottes qui font « bêhêhê » quand on leur appuie sur la tête (19€ 99) et des cannes en bois avec une edelweiss gravée dessus (9 999 € 99), ce qui leur permet de rester au pays au lieu d’aller faire l’esclave à Ugine. A condition de ramasser en trois mois de quoi tenir le reste de l’année.
Alors, ne nous plaignons donc pas : c’est le progrès, les conditions de vie sont bien meilleures, etc etc…

Mais, bon sang, qu’est-ce que je me fais chier dans cette ambiance de Disneyland.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par marco:

merci pour ces quelques lignes l’urbain…
Il parâit que c’est ça , le Progrès. Pourtant, progrès, ça doit bien venir de progresser, non? et c’est vrai que dans ce monde le progrès est bien trop souvent synonyme de succès et résussite sociale.
Tiens, j’en parlais hier, c’est comme les caisses automatiques dans les supermarchés: le progrès: une nana qui gère 6 caisses, je vous laisse calculer le profit…
Je ne vous parle pas des carte mémoires à 1giga qui tienne sur le pouce, c’est aussi ça le progrès, la course vers le mur
Le progrès, moi de plus en plus, ça serait de revenir en arrière et d’arrêter d’acheter 8 paires de pompes tous les ans… bon, je m’arrête , je m’égare du sujet
encore merci l’Urbain pour cette plongée dans ton univers!!!

Marco

Posté en tant qu’invité par Flo73:

Ah! Le fameux texte sur les vieux!! aussitôt dit, aussitôt fait. Merci.
L’ Alban, maintenant, il a plus qu’à mettre les siens. Un deal c’est un deal. Sinon, c’est les 3 mètres de mou sur la corde. Je sais, j’ai réduit un peu, sinon il n’y croira pas.

Posté en tant qu’invité par AlbanK:

Tu fais chier Tienou, si tu te mets à faitre dans l’ AlbanK, il va falloir que je trouve quelque part un morceau d’ imaginaire …

Je pensais naïvement être le seul détenteur de nostalgie, Paf !!!, v’ là que tu me donnes une sacrée leçon …

Ça va être dur ce coup-ci …

Bravo mon lapin, tu m’ a troué le c…

Posté en tant qu’invité par Francois:

ébin, l’Urbain, tu nous fais ta crise de blues?

Finalement, je propose qu’on enrevienne aux chandelles à la graisse de marmotte.

Le progrès, c’est pas si mal. Le progrès permet aux vieux paysans cacochymes de couler des jours heureux dans des établissements spécialisés aux lieu de s’ennuyer dans la ferme familiale, sur le pas de la porte, à ricaner en regardant faucher les parisiens.

Posté en tant qu’invité par l’Urbain:

Francois a écrit:

Le progrès, c’est pas si mal.

Je l’attendais, celle là.
Bien sûr, que c’est pas si mal.
Surtout quand on se trouve du bon côté du lance-missile.

Posté en tant qu’invité par catherine:

Merci l’Urbain pour ce voyage dans le temps tout en tendresse !
Tu m’as fait peur avec ton « Tchac ! », j’ai cru que tu allais nous faire un truc à l’Albank avec un doigt (ou plus…) de sectionné !

dis, le chalet, c’est celui du Placebo ?

(eh ho, les adminstrateurs : vous avez oublié de mettre le Placebo dans « Récits »)

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par l’Urbain:

catherine a écrit:

dis, le chalet, c’est celui du Placebo ?

Celui là même.

Y’a bientôt vingt ans, un gros héritage nous est tombé dessus. Ça fait moins mal qu’un gros caillou. Alors, les parents se sont demandés ce qu’on pouvait bien en faire.
Un hélicoptère ?
Des diamants ?
Une piscine olympique ?
De la drogue ?

Bon, finalement, ils ont optés pour une résidence secondaire. Tous les voisins en avaient une. Ça plus nos voitures de gitans (vieilles break Peugeot), on commençait à ne plus trop nous adresser la parole.

Restait à trouver le lieu de nos futures vacances.
Au début, on prospectait dans le Jura - tu sais, pas loin de franche comté. Plusieurs tentatives de suicide plus tard, mes parents ont compris que s’ils voulaient garder leur con de petit dernier (qui s’était mis en tête de faire de l’alpinisme, mais ne s’intéressait pas le moins du monde au jurassisme), valait peut-être mieux chercher du côté des alpes.

C’est la qu’intervient Bernadette.

Bernadette, elle est né à Albertville. Elle est bien copine avec ma mère, son mari est bien copain avec mon père, sa fille est bien copine avec ma soeur, et son fils est un très bon amis. Un jour, Bernadette, j’irais la cuisiner un peu, parce que des histoires de haute-montagne, elle en a un paquet.
Bref.
Bernadette, elle est sympa, mais un peu chauvine. Après avoir parcouru le vaste monde, elle a constaté que rien ne valait sa savoie natale.
Pour elle, la géographie, c’est simple : d’un côté, la Savoie, où il fait toujours beau et où les gens sont sympas, et de l’autre, le reste du monde, où il pleut tout le temps et où les gens sont des cons.
Du coup, on s’est mis à chercher dans le coin.

Quand on a vu le chalet, on a craqué très vite. Surtout quand on a vu le prix, pour être honnête. C’est après qu’on a compris qu’il était en plein versant nord.

Les premiers hivers, on a pas trop rigolé. Quand on arrivait, en février, après des heures de route, il faisait systématiquement plus froid à l’intérieur qu’à l’extérieur. Tous les trois ans, malgré l’antigel, y’avait une canalisation qui pètait. Les murs, tapissés de glace, luisaient à la lumière. Le temps d’élever la température à 18°, et c’était la fin des vacances. Je me souviens d’un plat de ravioli, sortis bouillant du four : le temps de le mettre dans les assiettes, il était franchement tiède…

La première année, on a abattu des cloisons et refait l’isolation.
La deuxième, on a refait des cloisons et réparé le toit.
La troisième, on a re-refait l’isolation, parce que la première fois, on s’était fait arnaquer.
La quatrième, il a fallut refaire le balcon, complêtement moisis.
La cinquième, le balcon neuf s’est écroulé, il a fallut trouver un autre artisan pour le refaire.
La sixième, on a installé un poêle.
La septième… etc, etc.
Entre les travaux et le bucheronnage pour avoir du bois tout l’hiver, ça nous laisse pas trop de temps pour parcourir les montagnes.

Bon, maintenant, le truc commence à avoir de la gueule. On va pouvoir inviter le pape.

Alors, comme on a plus rien à y faire, mes parents commencent à en chercher un autre…