Patagonie. 1952.
« Si vraiment aucune pierre, aucun sérac, aucune crevasse ne m’attend quelque part dans le monde pour arrêter ma course, un jour viendra où, vieux et las, je saurai trouver la paix parmi les animaux et les fleurs. Le cercle sera fermé, enfin je serai le simple pâtre qu’enfant je rêvais de devenir… ». (dernière phrase du livre « Les Conquérants de l’Inutile » de l’alpiniste français Lionel Terray).
Pour rallier l’estancia* de la Pena à celle de Blanco Guanaco, deux chemins s’offrent au voyageur.
Le premier part vers le sud. Il rejoint rapidement les méandres paresseux du Rio Aspena qu’il suit jusqu’à une gorge encaissée. Le chemin est facile et sûr, même pour un novice de ces terres inhospitalières. Aussi facile et sûr qu’ennuyeux et long. Seul le passage des gorges parvient à briser la monotonie de ce parcours. Blanco Guanaco se situe à la sortie de ce court dédale.
L’autre chemin s’enfonce plein ouest. D’abord, dans une pampa aride et froide où le vent fouette le visage et fait courber l’échine. Puis, après quelques heures, la plaine se transforme subitement en un paysage de collines imposantes que l’on contourne par une série de cols et de traversées ondoyantes. C’est ici le royaume des guanacos**. Et celui de mes moutons. D’ici, je domine les grandes plaines de l’est et l’estancia de Blanco Guanaco dans laquelle je travaille.
Oui, Lionel, c’est là que je travaille nuit et jour, moi le simple pâtre.
Le simple pâtre qu’enfant tu rêvais de devenir.
Tu rêves de moi mais que sais-tu de ma vie ?
Il ne faut jamais rêver de devenir un autre, Lionel,
Surtout quand on ne le connait pas.
Le rocher qui surplombe la sente est celui où je passe le plus clair de mon temps. De ce promontoire, je domine les pâturages où paissent mes moutons. D’un regard, je peux embrasser tout le troupeau. Toute la plaine aussi. Ce morne paysage, plat et aride, sans autre vie que le frémissement des herbes sous le vent.
Le vent. Si l’on excepte mes moutons, il est mon seul compagnon, condamné lui aussi à errer sur ces terres australes. Eternellement. Lui aussi sait ce que cachent les collines dans mon dos. Il connaît l’Est et son secret, le grand Sud tellement nordique et l’Océan sauvage qui les entoure. Parfois, il me porte au-delà de mon rocher, me soulève vers le zénith comme le ferait un frère. Parfois, il pénètre mon esprit et tourbillonne en moi jusqu’à m’abandonner inconscient et fou.
Oui, Lionel, il faut un peu de folie pour officier ici.
Même en tant que pâtre.
L’aurais-tu imaginé, Lionel, toi qui rêvais de ma vie ?
Il ne faut jamais rêver de devenir un autre, Lionel,
Surtout quand on ne le connaît pas.
La plaine qui s’étend sous mes pieds n’est qu’une illusion, un leurre, une sorte de purgatoire pour celui qui doit découvrir le secret que cachent les collines. Et l’homme qui a vu ce secret ne peut plus l’oublier. Il reste marqué d’un signe étrange, invisible et indélébile. Il entre dans cette confrérie absurde dont tu fais aussi partie.
Ce secret me fut révélé par une aube glaciale. Un vent féroce avait soufflé toute la nuit, éloignant le sommeil et attisant la démence. Mes bêtes tournaient en rond, trébuchaient, geignaient sans cesse. Et je ne valais pas mieux qu’elles aux prémices de l’aube. Trois agneaux nés quelques jours auparavant s’étaient blottis entre moi et leurs mères. Le quatrième avait pris le chemin des crêtes, titubant seul dans le noir sur ses frêles échasses. Le courage m’avait manqué pour le poursuivre dès son départ et j’avais pris de longues minutes de retard sur lui. Une heure probablement.
Quoi qu’il en soit, ses bêlements nasillards me guidèrent progressivement de talwegs en cols et d’arêtes en crêtes. Jusqu’à atteindre le point culminant de ce groupe de collines. Un mètre sous la crête, je n’imaginais encore pas le spectacle qui m’attendait. Le choc fut violent. A couper le souffle.
Face à moi se découpait, sur le ciel bleu turquoise, le plus beau chapelet de montagnes qu’il me fut donner de voir : une succession infinie d’arêtes et de pics. Des faces majestueuses sculptées dans un rocher parfait. Les lignes massives et élégantes du sommet que tu nommes Fitz Roy et celles d’une finesse absolue du Cerro Torre. Elles semblaient flotter dans l’éther du matin, continent mystérieux et inaccessible déposé dans un écrin de glaciers. Et au-dessus d’elles, un nuage lenticulaire comme il ne peut en exister qu’ici. Terrifiant et beau. Angoissant et doux. Cette image se grava dans mon esprit. A jamais. Car jamais, je n’aurais imaginé qu’une terre aussi stérile puisse accoucher d’une telle perfection.
Oui, Lionel, moi aussi je porte un rêve,
Un rêve qui me poursuit et m’obsède.
Le rêve du pâtre patagon que tu rêves de devenir !
Il ne faut jamais rêver de devenir un autre, Lionel,
Surtout quand on ne le connaît pas.
Tu rêves de ma vie de pâtre, toi l’alpiniste. Tu nous imagines à l’opposé l’un de l’autre : toi dans la difficulté et la gloire ; moi tranquillement assoupi dans un pré verdoyant. Mais je n’ai pas de pré verdoyant, Lionel, je n’ai qu’une lande aride, une herbe rase dont les brins sont si durs qu’ils érodent les dents de mes moutons. Et sais-tu ce que fait un mouton dont les dents sont usées ? Il meurt de faim, Lionel. Ici, c’est notre seule issue.
Tu rêves de ma vie de pâtre et, moi, je rêve du Fitz Roy ! Je rêve de caresser son granit roux. Je rêve de m’élever le long des rides de son imposante carapace. Je rêve de me dresser à son sommet, fier et fatigué, puis de relever la tête sous les caresses du soleil ! Je rêve d’être un simple alpiniste. Je rêve d’être toi, Lionel !.. Lionel !..
« Lionel ! Réveille-toi. C’est l’heure. »
Ce matin-là de 1952, Lionel Terray fut tiré de ce rêve étrange par une voix amicale. Celle de Guido, son compagnon de cordée. Il se réveilla en sueur au milieu d’une paroi verticale. Ce pâtre étrange avait disparu mais sa voix résonnait encore dans sa tête. Un frugal petit-déjeuner et une première longueur d’escalade sur le granit roux eurent finalement raison de ce désagréable écho. Quelques heures plus tard, Lionel Terray et Guido Magnone devenaient les premiers hommes à fouler le sommet du Fitz Roy.
- estancia : équivalent sud américain du ranch.
** guanaco : camélidé sauvage, proche du lama, présent à l’état sauvage en Amérique du Sud.
Roland