Posté en tant qu’invité par Francois:
C’est le genre de voie où on va plus ou moins à reculons, en raclant des galoches. Il faut déjà se taper toute la remontée de la moraine de Bonnepierre qui, soit dit entre nous, n’est pas pire qu’une autre. Je ne comprends pas d’où vient la détestable réputation qu’on lui a faite.
Peut-être tout simplement parce qu’elle donne accès à cette immense face de Bonnepierre qui m’a toujours semblé extraordinaire. Nulle part ailleurs dans le massif, j’ai l’impression d’être aussi petit, même au glacier noir où dieu sait pourtant si les faces sont imposantes ! Mais au glacier Noir, il y a les lignes de faiblesse des couloirs qui brisent l’unité de la barrière et permettent un accès sinon aisé, du moins relativement rapide à l’autre versant. Rien de tel ici. Du col des Ecrins au col de Bonnepierre, la muraille est sans faille. Pas un itinéraire facile ou seulement moyen. Toutes les voies sont longues, froides, mixtes, difficiles, engagées, délicates, rarement parcourues, orientées au Nord-ouest, exposition la plus lugubre, la plus sombre…Les lieux sont déjà impressionnants dans la journée, alors au petit matin…
Approche de nuit, et longue et froide et pénible et paumatoire, caractéristique des grandes courses. La frontale projette une lumière pâle et fantasmagorique. L’ombre inquiétante là devant, qui se tord sous l’éclat de la lanterne ? simple caillou sur la crête de la moraine ? ou ravin de 30 m ? Je sais qu’il n’y en a pas dans ce coin mais la nuit, tout est possible même l’impossible. Surtout l’impossible. Et je sais aussi que ce soir, en descendant (bien que je subodore que le bivouac nous pende au nez) je ne verrai plus rien que le sentier qui suit tranquillement son petit bonhomme de chemin. Ni gouffre insondable, ni ravin épouvantable. Le glacier perclus de séracs se sera métamorphosé en molles ondulations parsemées de quelques crevasses débonnaires …comment diable avons nous pu nous perdre !
Telle est la nuit et ses sortilèges, tel est la puissance de la lumière.
Pour lors, je tremble pour ma guenille, ma guenille qui m’est chère vu que je n’en ai qu’une et que, n’étant pas un surhomme, j’ai la faiblesse d’y tenir.
Ce n’est déjà plus la nuit, ce n’est pas encore le jour. C’est l’heure entre chien et loup. Les monts gris et froids émergent lentement de l’obscurité. Gris ? plutôt grisâtres, c’est bien pire. Gris les couloirs et froids les toboggans verglacés. Le petit vent désagréable de la prime aube engourdit les gestes et racornit les volontés. Mille mètres plus haut, on devine vaguement la coupole glacée du Dôme qui luit doucement dans la pénombre. Mon pauvre ami, par quelles tribulations vas-tu passer pour fouler le sommet de cet œuf à la coque ? Et qu’est-ce que tu en auras de plus, Ducon ? Personne ne t’oblige, hein !
Fais demi-tour, il est encore temps, susurrent les voies insinuantes et persuasives de la mollesse et du sybaritisme. Il est encore temps, tu n’as pas franchi la rimaye, renonce ! renonce !…
Ben justement, la Rimaye, la voilà…hum ! voyons voir…avec un peu de chance, elle sera infranchissable et on pourra retourner au lit. Même en insistant ? on insiste ou pas ? Allez, on monte un peu plus haut…pour voir…simplement pour voir. On traînasse sans trop de conviction le long de la lèvre inférieure en cherchant mollement un hypothétique passage. C’est quoi ça ? Le déversoir de la goulotte centrale, ici rien à espérer, inutile d’insister, on va se faire hacher menu…mais là, plus haut, quelques blocs de glace coincés proposent un passage moyennant une petite acrobatie…allons voir, juste voir…
Derrière moi, l’ombre imprécise du Pat. Il ne bouge pas, ne dit rien, a l’air fou d’enthousiasme, la main gauche dans la poche, la main droite lâchant négligemment quelques anneaux qui pendouillent lamentablement. Son attitude est parfaitement éloquente et se passe d’interprétations compliquées, commentaires, gloses et exégèses. Tout cela est clair, très clair ; rien à décrypter, depuis le temps qu’on marche ensemble…
- On y va ?
Silence muet. Il est des silences éloquents, celui-là est muet et donc d’autant plus éloquent…
En d’autres termes, il signifie par là qu’il n’a pas très envie d’y aller mais qu’il me laisse prendre la décision de renoncer, quitte à me la reprocher par la suite. C’est le mal des rimayes. Coup classique; rien à dire; c’est de bonne guerre… - Bon, alors ? que je lui dit.
Le silence du Pat devient tonitruant, si tonitruant que et les oreilles m’en tintent comme les cloches de Pâques.
La rimaye… limite de la vie de tout les jours et de la vie de la montagne. Avant la rimaye, on va, on vient, on discute, on se balade, on musarde le nez au vent et l’esprit libre, on profite de la beauté de la montagne, des jeux d’ombres et de lumières, on peut s’asseoir, se lever, dormir à l’ombre d’un rocher, fouiller dans le sac. La rimaye passée, le moindre geste est contrôlé, l’esprit est en alerte, la rigueur de la technique préside à tout déplacement, toute fantaisie est bannie : c’est que maintenant, il s’agit de ne pas se casser la figure. Et généralement, la rimaye passée, les doutes s’envolent, les peurs de la nuits disparaissent, l’esprit n’est plus disponible pour l’errance intellectuelle, il est occupé par autre chose, par la technique, par l’attention de tous les instants.
On attend un peu de lumière en s’asseyant sur les sacs…le capuchon sur la tête, les mains rentrées dans les manches de la veste. Le bout du nez froid, on somnole vaguement en attendant d’y voir un peu plus clair.
Je sais comment ça va se terminer : on va passer la rimaye la mort dans l’âme, on va trouver deux-trois longueur en bonne neige facile à cramponner puis, quand on sera bien engagé, de la bonne glace bien dure jusqu’au sommet du couloir. Comme d’habitude, quoi…
Et ce soir, en descendant, le Pat me dira : - Tu sais, ce matin, j’étais à deux doigts de renoncer.
Et je répondrai : - Je sais, moi aussi…