Posté en tant qu’invité par Francois:
-Bon, ben alors, c’est pas tout ça, mais qu’est-ce qu’on fait ?
On a posé les sacs dans un coin. On a fait le tour de la bâtisse, examiné avec soin les joints des pierres de construction ça m’a l’air du solide, rendu visite à la DZ sur le toit, exploré avec une attention surhumaine les environs du refuge, compté les gugusses qui montaient au Dôme, suivi un moment le tuyau d’alimentation en eau qui serpentait derrière et grimpait je ne sais où dans la montagne, au diable vauvert, où il se perdait dans de grands escarpements rocheux ah, ben ! t’as vu ça…où est-ce qu’ils vont la pêcher, leur flotte ? Tout ça ne nous a pas conduit bien loin, onze heures et demie, midi et les types du bas qui commençaient à arriver, un gros dégoulinant rouge écrevisse, le cheveu collé, la chemise ouverte sur un ventre hagard et débordant, pas possible, il va nous claquer dans les pattes, je ne veux pas voir ça. Suivi d’une petite minette fraîche comme une rose sous un sac deux fois plus gros qu’elle. Mignonne…Le Jef, Don Juan impénitent, se frise avantageusement la moustache, son oeil s’éclaire d’une étincelle lubrique et, toutes voiles dehors, navigue vers l’arrivante, l’aide à poser son sac et entame un roman d’amour qui durera quelques minutes. Car malgré son joli minois, l’arrivante n’est pas du genre romantique mais du genre rentre-dedans et le Jef se fait remballer aussi sec. A certains signes, j’avais bien remarqué que ce n’était pas une midinette en mal de mâle et que ce n’était pas la peine de se mettre en peine mais en cette matière, le Jef ne m’écoute pas et fond sur sa proie. Pour être honnête, je reconnais que ça lui réussit scandaleusement souvent. Il faut dire qu’il y met de la constance et qu’il ne se décourage pas facilement. Je pense qu’il remettra le couvert un peu plus tard. En attendant, la question se repose :
-Bon, ben alors, c’est pas tout ça, mais qu’est-ce qu’on fait ?
-Et si on faisait l’arête sud de la pointe Louise? 500 m, AD, ça vous va?
-Ah ouais, bonne idée ! Qu’est-ce qu’on prend ?
-On prend rien, c’est facile…enfin, prends un anneau et un mousquif…
Vu qu’on n’avait rien d’autre, je ne vois pas trop ce qu’on aurait pu faire d’un anneau et d’un mousqueton, mais enfin bon, alors voilà : un anneau et un mousquif. En tout cas, ce n’est pas le poids qui allait nous gêner.
Je ne sais plus qui a dit alors:
-Le premier au dessus!
Et hop ! On s’est relayé pour faire la trace, neige jusqu’aux genoux car ces temps étaient des temps ancestraux, des temps où on combattait au corps à corps, des temps où la perforatrice n’avait pas éloigné les protagonistes, la ligne de spits remplacé le sens de l’itinéraire et le téléphone portable résolu les problèmes de descente tardive. Et ces temps lointains étaient des temps neigeux et on était fin juin. Et fin juin, en ces temps neigeux et ancestraux, ne ressemblait pas à début septembre comme aujourd’hui. En Oisans, en tout cas. Remarquez, à Chamonix, c’était pareil et fin juillet avait souvent de petits airs de mi-janvier. Bon, ces considérations climatologiques étant établies, on a torché l’affaire en cinquante minutes pour Bernard, cinquante deux pour moi et cinquante cinq pour le Jef. Descente sur le cul. Sauté la crevasse du bas. Voir suite pédagogique pour crevasse du bas. Remontée. Refuge. Terminé. Aller-retour une heure quarante cinq. Le lendemain, on avait mal aux jambes.
Suite. Stage CAF 1983. Camping d’Ailefroide. On nous avait collé dans l’espèce de no man’s land ousqu’on parque les " collectifs " pas d’ombre, on y râle de soif sous le soleil et on y crève de froid dès qu’il fait mauvais. Première course : arête S du Grand Galibier trouvée dans vague topo polycopié. On y va ? pourquoi pas ? direction pierrier, caillasse, pas trouvé la voie, escalade d’un vague chicot rocheux dans le coin supposé de cette arête. Passage ollé puis demi-tour droite, direction le bas. Rappel, corde coincée, manip bordélique et casse-gueule, enfin voyez ce que je veux dire, je ne vous fais pas un dessin. Enfin bon, je vous narre quand même.
Donc je disais rappel coincé. Les manœuvres classiques furent alors mises en œuvre.
Premièrement. Agiter la corde en reptations hallucinées. Manœuvre parfaitement inefficace sauf exception rarissime mais il est distrayant d’admirer les arabesques zartistiques de la corde qui ondule sur le rocher et les efforts inspirés du préposé au décoincage, souvent accompagnés de commentaires imagés et énergiques qu’il serait de mauvais aloi de reproduire ici. Comme je l’ai fait remarquer, cette manœuvre se révèle en général inutile et il convient alors de passer au
Deuxièmement. Tirer sur la corde avec la rage et la hargne des carillonneurs de Notre-Dame cherchant à ébranler la Petite Cocotte, cloche de deux tonnes et quelques grammes (sans compter le battant), fondue en 1802 par Messieurs Pianotolli et Caldarello, maîtres fondeurs italiens, installés depuis 1770 à Mouilleron-le-Captif (Vendée). Inutile d’ajouter que si cette manœuvre, comme la précédente, est d’une efficacité douteuse voire illusoire, elle permet cependant, grâce à des efforts physiques désordonnés, d’évacuer une certaine tension perceptible à ce moment-là dans la troupe. Quand je dis que cette manœuvre est inefficace, je suis tout de même un peu dans l’erreur. Ce n’est pas tout à fait juste. Cette manœuvre contribue à coincer un peu plus la corde. On passe alors au
Troisièmement. Palabres.
Les manœuvres sus-décrites ayant, comme on s’y attendait, échoué avec une efficacité remarquable et constante, les protagonistes se regardent sournoisement, en évitant soigneusement de poser la question qui fâche, à savoir " qui va monter là-haut ? ". A ce moment-là, les stagiaires se désintéressent carrément de l’affaire, estimant (sans doute avec juste raison) que " l’encadrement n’a qu’à se démerder ". La palabre commence par un
-bon ? interrogateur.
Car la question mérite réflexion. Il n’est en effet pas anodin d’aller décoincer un rappel coincé. D’un côté, il y a des risques, incontestablement. D’un autre côté, on peut en retirer un bénéfice personnel non négligeable sous la forme d’un prestige certain, à la mesure des risques encourus. Cependant, le prestige en question étant futur et hypothétique alors que les risques sont réels et bien présents, on conçoit que les candidatures sont rares et que la discussion est âpre.
-Vas-y toi.
-Ah ben hé ! ho ! c’est toi qui a coincé le rappel, hein…et puis (argument massue) tu grimpes mieux que moi.
-etc.
Sans compter qu’il est bien beau de monter, mais il faudra redescendre…
Ce genre de situation développe l’imagination et d’autres possibilités sont alors évoquées, comme couper la corde ou encore, solution ultime, tout laisser en plan et rentrer à la maison. Après tout, il y a une bonne vire à droite qui permet de rejoindre le pierrier et la corde…eh bien…euh…tant pis pour la corde. Et puis zut ! c’est une corde du CAF…
Quatrièmement. La vox populi en expédie un vers le haut…œil inquiet, nez en l’air, sueurs froides, bricolages non répertoriés dans les manœuvres officielles, traficotages non inventoriés dans les cahiers de l’ENSA et tout est bien qui finit bien et le rappel s’abattit-en-sifflant. Le décoinceur s’est constitué un capital-prestige d’au moins quinze jours y compris les ouiquendes mais sans compter les intérêts. Les deux filles du groupe sont déjà toutes piaillantes autour de lui (ah ! M. Décoinceur ! que vous êtes joli, que vous me semblez beau etc. etc.) Perd pas de temps, lui…