Posté en tant qu’invité par Francois:
La pointe Louise, la petite Louise, ASPL en langage vernaculaire, une course que j’aimais bien, je l’avais faite par toutes les conditions à peu près. La première fois avec le fils d’un ami de mes parents, un grand dadais geignard et lymphatique, et comme par hasard ce jour là, le ciel se montrait vindicatif, rabasse, pluie, neige, vent et tout le toutim…j’ai suivi une vire vers la droite qu’il ne fallait pas suivre et je me suis perdu, naturellement. Et l’autre derrière qui gémissait:
- Ca va pas! J’ai froid! On va y rester…je veux rentrer! Faut appeler l’hélico! Et gna gna gni, et gna gna gna…
- Bon…tu la fermes, ta gueule ?
Déjà que je n’étais pas très rassuré…et l’autre derrière qui s’appliquait à balayer consciencieusement les dernières miettes d’un moral en débâcle…Donc on s’était perdu, enfin " je " m’étais perdu. En fait, le choix était entre un mur vertical et une vire horizontale ou à peu près. J’ai donc choisi la vire. Naturellement, ce n’était pas le bon choix, il fallait gravir le petit mur, c’est évident. Comme toute chose, cette vire avait une fin et au bout de la vire, black out total et donc une seule solution: refaire le chemin en sens inverse. Facile à dire. Finalement, j’ai planté un beau piton et abandonné un mousqueton (modèle Kong Bonaiti 1972, il doit toujours y être…si le coeur vous en dit…). On est sorti au sommet sous les fureurs du ciel et alors, mon ami, on a descendu la voie normale à bride abattue. Le soleil nous attendait sur le plat du glacier et le mauvais temps est parti aussi vite qu’il était arrivé.
Pour la petite histoire, le dadais roule maintenant en énorme Mercedes, ayant épousé une usine de peinture avec de gros seins et un petit cabanon de pêche du côté de Collioure, entouré de quelques hectares de pins, et avec accès direct à la mer. L’usine de peinture peut ainsi se faire bronzer les seins à l’abri du regard des concupiscents et accessoirement, amarrer sa barcasse de douze mètres. Ce pauvre Baptiste, comme l’appelait sa mère, s’en est bien tiré. Sa mère, la Madeleine, avait affublé ses enfants de qualificatifs divers qui leur allaient comme des gants: il y avait « ce pauvre Baptiste » (ce qualificatif de " pauvre " faisant référence à ses aptitudes intellectuelles et non à son compte en banque, siliconé par les gros seins), « ce bon Vincent », « ce cher Jacques » et le petit dernier surnommé à juste titre « ce petit Bruno », un mètre quatre vingt quinze, cent kilos. Au fil des années, l’enthousiasme alpin de ce pauvre Baptiste, qui n’était pas tonitruant, je le reconnais, s’est mis à décliner puis à franchement dégringoler, suivant en cela les seins de l’usine de peinture soumis à l’impitoyable et universelle loi de Newton. A noter que son compte en banque a suivi le chemin inverse, ceci expliquant peut-être cela, et aussi que la loi de Newton n’est finalement pas si universelle que ça.
Une autre fois, c’était avec mes amis Jean-François Duguignon et Bernard de la Margelle du Puits. Des eaux sont passées sous les ponts depuis. Bernard se porte à merveille, merci. Il a fait son trou comme guide et a fondé une agence de voyage à Chamonix qui tourne le tonnerre de Zeus. Quant à Jean-François, dit " le Jef ", il ne se porte plus du tout; il est mort sous une avalanche quelques années plus tard dans le Beaufortain, à cent mètres de sa voiture. Pas d’ARVA, ils balbutiaient encore à cette époque. La poisse lui collait à la peau à celui-ci. Il dévale un couloir sur le cul et s’en tire cabossé, mais son copain y laisse sa peau. A peine redescendu, il se casse la figure en vélo et perd l’usage d’un doigt. Pendant son service militaire, une grenade d’entraînement lui pète à la tronche. Il perd un œil et naturellement, l’armée n’a jamais voulu reconnaître sa responsabilité, la grande muette est restée muette ah bon ? c’est quoi cette histoire ? pas au courant, rien vu rien entendu circulez ya rien à voir…donc pas de pension d’invalidité etc…la poisse. A part ça, c’était un très agréable compagnon de course, d’une résistance à toute épreuve et qui n’hésitait pas à faire 250 km en vélo pour grimper le ouiquande. J’ai appris son décès tout à fait par hasard….un jour, en passant par Albertville avec mes sabots, je me suis dit:
-Tiens ! si j’allais dire un petit bonjour au Jef ?
Il habitait chez ses parents dans les hauteurs de Gilly-sur-Isère. Driiing ! C’est son papa qui m’a ouvert.
-Bonjour monsieur, je suis un copain de Jef, il est là ?
Le vieux monsieur a semblé s’affaisser sur lui-même
-Vous ne savez pas ? Qu’il m’a dit.
-Ben…euh…non, quoi ?
-Il est mort il y a deux mois…sous une avalanche…
J’en suis resté comme deux ronds de flan, sans savoir trop quoi dire. Il faut avouer que c’était légèrement imprévu, comme réception. J’ai balbutié je ne sais trop quoi, trois-quatre mots sans suite. Je devais avoir l’air très con et j’étais surtout embêté pour le vieux monsieur. Alors j’ai fait preuve d’une grande lâcheté : j’ai dit au revoir monsieur et je suis parti. Aujourd’hui, quand j’y repense, j’ai très honte. Mais qu’est-ce que vous vouliez que je dise ? J’arrivais le cœur en fête, guilleret et plein d’entrain et on m’annonçait brutalement que le Jef avait sauté les piquets. Les oraisons funèbres demandent quand même un peu de préparation…à moins d’avoir un don pour ce genre d’improvisation.
Les copains qui sont morts…on pleure un bon coup, on tord son mouchoir, on y pense, puis le temps fait son oeuvre et on y pense de moins en moins. Parfois on revoit des images, des visages…tient ! le Jef…et puis voilà, et la vie continue…le boulot, la famille, les enfants, d’autres visages, d’autres peines, d’autres amours, d’autres amis…ont-ils vraiment existé ?
Pour en revenir au propos, ainsi, nous avions mené à bien l’arête sud de la petite Louise dans un temps défiant toute concurrence. La veille déjà, en montant au refuge des Ecrins, nous avions été pris par la folie de l’Horaire. Deux heures depuis Cézanne. J’entends encore Bernard, en prenant pied sur le glacier: " Ah! J’en ai ras le bol! J’en ai ras le croupion! " Moi aussi, mais j’étais trop époumoné pour dire quoique ce fût. On était tellement crevé qu’on est allé se coucher sans manger, ça ne passait pas. La boite de cassoulet William Saurin est restée au fond du sac et l’idée même de cassoulet nous était parfaitement insupportable et nous soulevait le coeur. Les couvertures douteuses d’un dortoir surpeuplé, grouillant d’individus patibulaires et farouchement barbus, nous semblèrent un délice capouanesque. Les temps n’étaient alors pas ce qu’ils sont et les refuges portaient bien leur noms: lieu où l’on se retire pour échapper à un danger ou à un désagrément, pour se mettre en sûreté (petit Robert). Il n’était pas question de commencer une course le téléphone d’une main et l’agenda de l’autre, à discutailler dates et demi-pension ou pas demi-pension avec le gardien. D’ailleurs, il n’y avait pas le téléphone dans les refuges, juste la radio pour les urgences et la vacation de 18 heures avec le PG " Ici Ecrins, ici Ecrins…RAS, RAS, monte-moi quand même des cagettes de salades et une quarantaine de litres de rouge. Ici Ecrins. Terminé. ". Et l’épicier larguait les salades et les litrons le lendemain matin au cours d’un vol de surveillance. Naturellement, on soupçonnait que ce genre de manip n’était pas très règlementaire mais faisait partie des us et coutumes et d’accommodations de bon voisinage entre protagonistes. Donc en ces temps là, le gardien accueillait qui se présentait. Evidemment, on était parfois serré comme harengs en caque, comme sardines en boite, mais le surnuméraire n’était pas regardé par " ceux qui avaient retenu " comme un intrus qui prétendait leur voler un espace chèrement acquis à coups de téléphone et d’agenda, après dures négociations et moult compromis avec Louloutte. Evidemment, il y avait parfois quelques empoignades mémorables, car l’espace vital était restreint et les fenêtres du dortoir ne pouvaient être à la fois ouvertes et fermées, j’ai déjà causé de la question quelque part, mais en règle générale, l’ambiance était plutôt sympathique.
Donc le lendemain de la veille qu’on s’est stupidement pété la rate à faire un temps, c’est-à-dire ce jour-là, et même le matin de ce jour-là, on avait mené à bien ASGB (arête sud du pic du Glacier Blanc, en langage vernaculaire). On avait gratté un groupe de l’UCPA en se conduisant comme de tels malotrus qu’aujourd’hui encore j’en ai au front la honte rouge comme Honteuzéconfu, le corbeau de M. de La Fontaine, marchant sur les cordes et bousculant tout le monde. Et leur pauvre guide qui en chiait comme un voleur, essayant de faire progresser ce groupe qui n’avait manifestement pas le niveau. Bon, retour au refuge vers dix heures et demie, duquel on s’est fait éjecté avec perte et fracas vu que le gardien n’avait pas terminé de récurer la salle commune. Le gardien, c’était le vieux Benjamin Reymond, grippe-sous et tiroir-caisse comme c’est pas permis, comme quoi le problème n’est pas nouveau, assisté de sa fille encore pire si c’est possible et affligée d’un caractère épouvantable, qui foutait tout le monde dehors à grands coups de balais quand c’était l’heure de partir. Le père Reymond a gardé par la suite le refuge du Pelvoux et je me souviens qu’à l’époque, un canard alpin, Alpi-rando ou quelque chose comme ça, avait eu l’idée de faire un classement des refuges de l’Oisans suivant différents critères, et il y avait notamment une rubrique " accueil " dans laquelle le refuge du Pelvoux occupait une bonne dernière place, loin derrière tous les autres. Je dois encore avoir ce numéro…attends, il doit être dans cette pile…ou dans l’autre ?..ouais, bon, je chercherai plus tard…j’en étais où, là ? ah ouais, donc on s’est fait virer vite fait…voyez pas que j’ai pas fini de faire le ménage ? Z’allez me mettre des cochonneries partout ! Restez dehors ! Comme on était de bonne famille et bien dressé, on a répondu bon, bon, d’accord meussieu esscusez-nous, et on est resté dehors. Le père Reymond est toujours là, quatre vingt dix balais et quelques bouts de tuyaux dans le buffet en guise d’aorte mais à part ça, ça va.
suite la semaine prochaine…