Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:
Pic Khan Tengri 7010 m, le 13.8.1995, alors âgé de 54 ans
Quatre heures du matin, camp 3, 5800 m
Le réchaud est en action, le ciel immense libre de tout nuage, le froid extrême, le vent violent; les compagnons, mes clients, défaits, souffrent de maux divers.
Six heures du matin, camp 3, 5800 m.
L’état de santé des compagnons ne s’est pas amélioré.
Huit heures trente du matin, camp 3, 5800 m.
Les compagnons renoncent définitivement, vaincus par la maladie, épuisés, le coeur plein de tristesse. Sans doute paient-ils le prix du bivouac improvisé à 6000 m d’altitude, imposé par les conditions, subi il y a deux jours à peine.
Seul.
Seul sur la grande montagne.
Départ à huit heures trente, sommet à quinze heures trente, retour au camp à dix-huit heures trente.
Dix heures, exactement dix heures, seulement dix heures.
Dix heures de solitude exaltante; d’abord sur l’arête effilée battue par les vents, puis dans les rochers difficiles, la longue traversée, le couloir redressé qui raye le milieu de la face, les plaques de glace, la corniche sommitale. Dix heures d’escalade mixte, exposée, soutenue, technique. Dix heures pour mille deux cents mètres de dénivellation entre 5800 m et 7010 m.
Le treize août mille neuf cent nonante-cinq.
Cadeau du ciel à un petit homme.
Influence de l’esprit des pionniers, magie du lieu? Ou quelque autre raison profondément enfouie?
Oublions ces interrogations métaphysiques, souvenons-nous avec tendresse des compagnons d’aventure…
A peu de distance du sommet, à l’altitude d’environ 6900 m, je dépasse une cordée allemande composée de deux alpinistes, Rainer et Hermann. Ils ont quitté le camp 3 – 5800 m – à trois heures du matin et n’avancent plus.
Après avoir atteint le sommet, je les rejoins, alors qu’ayant renoncé tout près du but, ils entreprennent la descente avec une extrême lenteur.
Je reste avec eux durant environ une heure, en dernière position, ce qui me permet d’intervenir à chaque relais pour débloquer leur corde qui se coince, faire ou défaire des noeuds qui gèlent… puis je passe en tête et reprends la désescalade de la montagne à mon rythme rapide.
Du camp trois Jane-Marie, cliente membre de mon groupe, suit ma descente avec des jumelles.
Elle a repéré ma position: dernier homme d’un groupe de trois personnes.
Après un bref instant de distraction, elle reprend son observation, juste à temps pour voir ce dernier homme basculer dans une chute qui lui paraît interminable…
Cinquante mètres plus bas, arrivé en bout de corde, le corps s’arrête, planté dans une plaque de neige.
Jane-Marie, terrifiée, est persuadée qu’elle vient de perdre son guide.
Quelques minutes s’écoulent… et la victime de la chute – qui entre-temps a été rejointe par son compagnon – se met à remuer.
Quant à moi je suis déjà une centaine de mètres plus bas – ignorant de ce qui s’est passé – et l’accidenté est un des membres de la cordée allemande: Hermann.
J’atteins le camp trois à dix-huit heures. Rainer, un des deux Allemands – qui a quitté son compagnon – , arrive à vingt-deux heures et se réfugie sous sa tente sans plus s’occuper de rien.
A tour de rôle, mes clients et moi sortons de nos tentes toutes les heures pour observer la progression du dernier homme sur la montagne : Hermann. Il fait nuit, et nous distinguons bien la lueur de sa lampe frontale. Nous tenons les bouteilles thermos pleines de thé bouillant et… c’est tout ce que nous pouvons faire pour lui.
Nous avons dû nous assoupir. Lorsque nous observons à nouveau la montagne, il n’y a plus aucune lueur, plus aucun signe de l’alpiniste en détresse. Nous lançons des appels, balançons nos lampes, rien.
Finalement, sur le point de perdre espoir, nous avons un coup de chance, nos regards se portent au-dessous de l’emplacement du camp, à quelques dizaines de mètres de nous. Prostrée dans la neige, immobile, nous distinguons une vague forme que nous rejoignons.
C’est Hermann, épuisé, blessé, arrivé au terme d’une équipée de vingt-cinq heures, il s’est effondré après avoir manqué l’emplacement du camp.
Il sera sauvé.
Il m’écrit une carte de temps à autre. Depuis ces événements, il a réussi deux 7000.
En 1994, onze alpinistes laissèrent leur vie sur le Khan Tengri.
A lire vos souvenirs fraternels.
D’avance merci.
Marcel.
[%sig%]