La fraternité des alpinistes, 3

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

La fraternité des alpinistes, 3

L’Alphubel, 4250 m

La semaine s’achève. Belle. Belle par le cadre enchanteur. Belle par le temps favorable: ciel sans nuages, nuits froides. La couverture neigeuse est abondante, stable.
Le groupe dont j’ai la charge est homogène, amical, en bonne condition physique.
Le programme a été varié : courses à skis au cours desquelles on a révisé les bases techniques; ski encordé, trace, sauvetage de crevasse, profils de neige, exercices d’orientation avec carte, boussole et altimètre… la routine quoi. L’intéressante routine.
Il manque encore le couronnement du stage, un quatre mille, l’Alphubel, 4250 m, très jolie course à skis.
Dans la nuit précédant cette excursion se produisent d’importantes chutes de neige. Cet abondant duvet immaculé, posé sur une sous-couche durcie par la succession de journées ensoleillées et de nuits claires et froides, à laquelle il n’adhère pas, est instable.
Le matin venu, le ciel est à nouveau limpide, nettoyé de tout nuage.
Le train de l’Alphubel se met en marche, c’est-à-dire que plusieurs dizaines de randonneurs à skis pointent leurs spatules en direction du sommet convoité.
Mes clients – six personnes – et moi, sommes dans les derniers à prendre le chemin du glacier.
L’excursion se déroule selon le scénario le plus classique, les groupes se dépassant les uns les autres, au hasard des pauses et des petits incidents matériels, jusqu’à ce qu’un épais brouillard, monté de la vallée très rapidement, nous rejoigne, nous enveloppe dans un magma humide et froid, impénétrable à la vue.
Toute la colonne s’arrête d’un coup.
Ce type de course est particulièrement facile à conduire lorsque la visibilité est bonne, et la montagne sillonnée d’une belle trace conduisant au sommet sans aucune incertitude.
Sans traces, pour cause de récentes chutes de neige, et dans un épais brouillard, c’est une autre paire de manches.
Poursuivant notre route, nous nous retrouvons seuls – je me retrouve seul – à faire la trace… jusqu’à ce que les autres candidats à l’ascension s’aperçoivent qu’il n’y a plus qu’à suivre le guide – le seul guide sur cette montagne ce jour-là – .
A la tête de la longue chenille, je brasse l’épaisse couche de neige, avec pour unique préoccupation, l’orientation, difficile dans cette vastitude, et ce durant plusieurs heures.
Peut-être n’est-il pas inutile à la compréhension des événements que je donne quelques indications au sujet de l’itinéraire.
Partant de la cabane de Längflue, 2870 m, on prend pied sur le Feegletscher et monte en direction d’un premier ressaut qui se gravit de droite à gauche. On traverse ensuite une partie relativement plate, évite quelques grosses crevasses, puis monte en oblique vers la gauche, jusque vers 3600 m. De là, trois itinéraires sont possibles: éviter des séracs par la droite ou par la gauche, ou encore les franchir par le milieu. Le haut est parfois barré d’une énorme crevasse…
Les trois itinéraires se rejoignent enfin, au bas d’un couloir redressé permettant d’atteindre une selle d’où l’on accède au sommet.
Le tout nécessite quatre à cinq heures d’efforts, pour la seule montée, dans des conditions normales.
Lorsque la neige est molle, on monte à skis jusqu’au point culminant; si elle est tassée par le vent ou transformée en glace, il y a avantage à chausser les crampons au bas du couloir.
Alors que, jusqu’à ce point de la montagne, nous brassions une cinquantaine de centimètres de nouvelle neige, le couloir, exposé au vent, est revêtu d’une croûte très dure que n’entament pas nos skis.
Répartis en deux cordées, nous chaussons les crampons.
En tête de la première cordée, j’aborde le couloir, laissant ma deuxième cordée en attente au dépôt de skis.
La longue colonne de randonneurs, suivant nos traces, a quelques dizaines de mètres de retard. Elle s’arrête là, et observe nos mouvements.
Dès les premiers mètres, et après avoir franchi deux crevasses par des ponts de neige fragiles, j’ai l’impression que la déclivité de la pente excède celle de l’itinéraire habituel.
Estimant que ma perception est faussée par l’épais brouillard et par l’absence de traces, je poursuis l’ascension.
J’entrevois, dans une vague lueur, la crête sommitale, lorsqu’un rideau de neige en mouvement atteint notre cordée.
La vague blanche monte le long de mon corps. Arc-bouté, collé à la pente, accroché à mon piolet profondément enfoncé, je résiste à la forte pression, à demi suffoqué par cette poussière glacée qui maintenant déferle par dessus ma tête.
Deux pensées me traversent l’esprit: faute technique, impardonnable après trente ans de métier et… toutefois, je retiens ma cordée dans la pente en déliquescence.
C’est à cette seconde que la traction exercée par la corde augmente fortement, mes clients ayant lâché prise.
Un bref instant encore je crois pouvoir résister puis, le brin de corde ayant atteint sa limite d’élasticité, je suis arraché de la pente en un saut périlleux arrière dont la réussite eût comblé mes aspirations gymniques, en d’autres circonstances.
Nous dévalons la montagne à toute allure, tournoyant au coeur de la masse immaculée, complètement impuissants, ballottés par le flot irrésistible du torrent de neige.
Lorsque l’avalanche s’arrête, sur un petit replat, à une dizaine de mètres en amont d’une haute barre de séracs, nous sommes tous quatre enfouis jusqu’à hauteur des épaules, seules nos têtes émergent, en cadeau de la providence.
Nous en sommes quittes pour quelques blessures, relativement bénignes, et du matériel perdu, lâché ou arraché.
LA MONTAGNE EST VIDE, DESERTE, A PART MA DEUXIEME CORDEE QUI, TOUJOURS EN ATTENTE SUR LES LIEUX DU DEPOT DE SKIS, MAINTENANT NOUS DOMINE D’UNE CENTAINE DE METRES ET, FIGEE, A OBSERVE TOUTE LA SCENE. LORSQUE L’AVALANCHE S’EST DECLENCHEE, LA COHORTE DE RANDONNEURS, TOURNANT LES POINTES VERS L’AVAL, SANS MEME ENLEVER LES PEAUX ANTIDERAPANTES, A FUI VERS LE REFUGE… SANS UN REGARD EN ARRIERE.
Nous atteindrons tout de même le sommet ce jour-là. Nous seuls, dans un deuxième essai, par le bon couloir cette fois-ci, à une cinquantaine de mètres du premier.
Ces événements remontent au début des années 1990.
Depuis, mon rapport à la neige a évolué… celle aux randonneurs suceurs de trace aussi.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par AlbanK:

Toujours excellent Marcel, mais toujours autant de réponses que de questions…

En définitive, qui sommes-nous, là-haut, en montagne ???

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

AlbanK a écrit:

Toujours excellent Marcel, mais toujours autant de réponses que
de questions…

En définitive, qui sommes-nous, là-haut, en montagne ???

Qui sommes-nous?
Peut-être des créatures du soleil, du vent, de la liberté, des choix personnels extrêmes assumés?
Peut-être?
Certains d’entre nous, pas tous.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par rapha:

toujours aussi saisissant et prenant des récits bravo.

Posté en tant qu’invité par AlbanK:

Marcel Demont a écrit:

Peut-être des créatures du soleil, du vent, de la liberté, des
choix personnels extrêmes assumés?
Peut-être?
Certains d’entre nous, pas tous.

-Des choix personnels extrêmes assumés, le plupart d’ entre-nous, je l’espère …

Merci encore Marcel.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Hugues:

Moi je trouve remarquable que vous ne vous soyez pas dégonflés après cette mésaventure et que vous soyez quand même montés au sommet !

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

Hugues a écrit:

Moi je trouve remarquable que vous ne vous soyez pas dégonflés
après cette mésaventure et que vous soyez quand même montés au
sommet !

Merci Hugues,
Mes clients étaient des jeunes. J’avais fait une erreur (elle aurait pu être fatale). Il fallait de toute urgence leur redonner confiance en la montagne et en leur guide (à leur demande, j’avais organisé l’ascension d’un 6000 m au Népal, l’Imja tse Himal, 6180 m; nous devions partir dans le mois suivant l’accident).
En fin de compte, le fait que nos ayons atteint le sommet a transformé la défaite en victoire sur soi-même, sur sa peur.
A l’Imja Tse, tout a marché comme sur des roulettes. Tout l’équipe rescapée de l’avalanche de l’Alphubel a réalisé l’ascension des trois gros 5000 m au programme et celle du 6000 m.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par pierre:

AlbanK a écrit:

En définitive, qui sommes-nous, là-haut, en montagne ???

Dôle de question, cher Alban. Pourquoi croire que nous devenons différents « là-haut », par rapport à « en bas » ?
"Qui sommes-nous ? " eût sans doute été suffisant, non ?
Par contre, « là-haut » est peut-être un des rares lieux où l’on peut se poser la question avec tant soit peu d’acuité … question de tempo, de circonstances, de confrontations aux éléments, aux autres, à soi-même.
Et est-ce que ce n’est pas précisément parce que il n’y a guère d’endroit où cette question se pose avec une aussi pressante nécessité que nous y allons ?

PS : mille mercis à Marcel pour ses récits : je n’avais pas eu l’occasion de le lui redire …lacune comblée !

Posté en tant qu’invité par benoït:

Merci beaucoup pour ces histoires.

Posté en tant qu’invité par pastriste:

excellent marcel comme toujours tu peux me filer ton mail s’il te plait .

c’est pas rapport à ce que je disais i y a quelques jours .

j’aimerai en parler avec toi , j’ai du mal à évacuer …

ça me reviens tout le temps…et si…

Posté en tant qu’invité par Teuf:

bah je vois Marcel que t’es un vrai miraculé de la montagne, t’aurais du faire acteur dans « Incassable » ! Non sans blague, fait gaffe à toi, qui nous racontera tes belles histoires quand tu seras plus là ?

Teuf

Posté en tant qu’invité par dahue2te:

Merci, Marcel, pour ce témoignage. Il illustre bien la grande solitude du guide en tête de sa cordée. Nous, les clients en vacances, que du bonheur, nous ne réalisons pas que le guide prend des dizaines, voire des centaines de décisions tout au long d’une course; elles sont généralement bonnes et nous voilà au sommet. Du bonheur. Parfois, il prend une mauvaise décision, mais sans conséquences pour sa cordée, il faut une part de chance. La course est réussie. Du bonheur. Malheureusement une décision erronnée peut une fois conduire au désastre.
Dans l’aventure que tu racontes (si bien), tu as bénéficié de la part de chance nécessaire à toute entreprise humaine. Je te souhaite une bonne suite de carrière.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

dahue2te a écrit:

Merci, Marcel, pour ce témoignage. Il illustre bien la grande
solitude du guide en tête de sa cordée. Nous, les clients en
vacances, que du bonheur, nous ne réalisons pas que le guide
prend des dizaines, voire des centaines de décisions tout au
long d’une course; elles sont généralement bonnes et nous voilà
au sommet. Du bonheur. Parfois, il prend une mauvaise décision,
mais sans conséquences pour sa cordée, il faut une part de
chance. La course est réussie. Du bonheur. Malheureusement une
décision erronnée peut une fois conduire au désastre.
Dans l’aventure que tu racontes (si bien), tu as bénéficié de
la part de chance nécessaire à toute entreprise humaine. Je te
souhaite une bonne suite de carrière.

Merci dahue2te
Le chef technique de mon cours de guide (le légendaire Arnold Glatthard, l’homme qui a tenté de sauver la vie de Toni Kurz dans la face nord de l’Eiger, en 1936), nous répétait tous les jours:

  • Lorsque vous guiderez vos clients, n’écoutez que la voix de votre expérience, ce que vous suggèrent l’observation de la montagne, votre bagage technique, et votre petite musique intérieure, jamais les remarques venues de l’arrière, du genre « quand j’ai fait cette course avec X, on avait passé à gauche… … à droite… … après il y a un ressaut… … il faut renoncer… … il faut continuer… … y devrait… … il aurait dû… etc. »
    J’ai fait mienne la devise d’Arnold Glatthard.
    Sur la montagne, le pro prend toutes les décisions.
    Il endosse aussi toute la responsabilité.
    Ce qui ne l’empêche pas d’être entièrement au service de ses clients: lacer les chaussures de celui qui a les doigts engourdis par le froid, fixer les crampons du client, ramasser et tendre le piolet ou le bâton de ski lâché, offrir un mouchoir en papier au compagnon goutte au nez, voire carrément lui éponger le front, l’aider à se relever, à soulever son sac à dos, l’encourager, le féliciter, prendre des photos de sa gloire sommitale…
    Lorsque les conditions de la montagne sont favorables, tout le monde sait ce qu’il y a lieu de faire. Les avis, les conseils pleuvent. Le guide résiste. Que le temps se gâte, qu’on n’y voie plus à deux pas… c’est le grand silence et la grande solitude du guide face à son devoir.
    Mais, le guide aime cette forme de défi à ses compétences.
    Pour ce qui me concerne, lorsqu’on m’abreuve de « nous on… … la dernière fois on… etc. » j’augmente le rythme, c’est radical.
    Il y a quelques années, l’Association Nationale des Guides de Haute montagne avait lancé une étude sur le stress du guide en tête de sa cordée.
    Il en était ressorti que, si ce phénomène existe bel et bien, il est toutefois parfaitement maîtrisé par les professionnels.
    Il n’en demeure pas moins, que commettre un erreur du type de celle que j’ai faite à l’Alphuebel, est difficile à digérer. Ça laisse un trace durable dans le coeur. J’étais prudent, je suis devenu extrêmement prudent.
    Bien à toi.
    Amitiés.
    Marcel

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Antoine:

Profond respect…

Sentiment que j’ai toujours éprouvé à l’égard des guides…

Posté en tant qu’invité par Michel:

Merci Marcel pour ton texte magnifique (comme à l’habitude).

La solitude et la responsabilité que tu peux ressentir sont aussi l’apanage des amateurs qui se chargent de la responsabilité d’un groupe de 1, 2 ou plus, souvent des très proches par surcroit.

Comme ton récit le montre, le manteau neigeux est bien sournois : pourquoi penses tu que tu as fait une erreur en continuant ? Quels indices te laissent penser qu’il eut fallu renoncer ? Comment as tu adapté ton comportement sur la neige par la suite : extrèmement prudent, n’est ce pas renoncer trop souvent ? As tu réussi ensuite à être « sage » ou as tu pensé que les miracles se produisent plusieurs fois et peuvent conduire à une dangereuse « impunité » ?

Quant au comportement que tu dénonces des « suceurs de trace », qu’ils crèvent, voire qu’ils soient poursuivis en justice : comment pouvaient ils savoir que vous étiez TOUS sortis indemnes de la coulée ? La non assistance à personne en danger doit exister aussi dans le Valais !

A+

Michel,

Posté en tant qu’invité par pachaBE:

Très beau et très vrais.

Merci à toi

Pacha

Posté en tant qu’invité par Flo73:

Magnifique récit! Merci de nous faire partager tes nombreuses expériences.

L’attitude des randonneurs qui ont fui, sans regarder derrière, ne peut qu’interpeller.
La peur peut donner de mauvais réflexe, mais de là à ne pas se retourner, une fois le danger passé, pour voit ce que sont devenus les autres, c’est ahurissant!
En 90, on peut supposer qu’ils n’avaient peut être pas d’Arva, c’était un peu moins systématique que maintenant, mais puisque vos têtes émergeaient, ils auraient été capable de vous sortir de là. Si les deux cordées avaient été pris par l’avalanche, vous auriez pu rester tous coincés, sans pouvoir vous dégager.
C’est arrivé l’hiver dernier dans les Bauges, à un gars qui skiait tout seul et qui s’est fait prendre, il avait juste la tête qui sortait, mais il n’a jamais pu se sortir de la neige trop tassée autour de lui et il a été retrouvé un ou deux jours après, mort de froid.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Vacancierlit:

[quote=Marcel Demont]La fraternité des alpinistes, 3

L’Alphubel, 4250 m

La semaine s’achève. Belle. Belle par le cadre enchanteur. Belle par le temps favorable: ciel sans nuages, nuits froides. La couverture neigeuse est abondante, stable.
Le groupe dont j’ai la charge est homogène, amical, en bonne condition physique.
Le programme a été varié : courses à skis au cours desquelles on a révisé les bases techniques; ski encordé, trace, sauvetage de crevasse, profils de neige, exercices d’orientation avec carte, boussole et altimètre… la routine quoi. L’intéressante routine.
Il manque encore le couronnement du stage, un quatre mille, l’Alphubel, 4250 m, très jolie course à skis.
Dans la nuit précédant cette excursion se produisent d’importantes chutes de neige. Cet abondant duvet immaculé, posé sur une sous-couche durcie par la succession de journées ensoleillées et de nuits claires et froides, à laquelle il n’adhère pas, est instable.
Le matin venu, le ciel est à nouveau limpide, nettoyé de tout nuage.
Le train de l’Alphubel se met en marche, c’est-à-dire que plusieurs dizaines de randonneurs à skis pointent leurs spatules en direction du sommet convoité.
Mes clients – six personnes – et moi, sommes dans les derniers à prendre le chemin du glacier.
L’excursion se déroule selon le scénario le plus classique, les groupes se dépassant les uns les autres, au hasard des pauses et des petits incidents matériels, jusqu’à ce qu’un épais brouillard, monté de la vallée très rapidement, nous rejoigne, nous enveloppe dans un magma humide et froid, impénétrable à la vue.
Toute la colonne s’arrête d’un coup.
Ce type de course est particulièrement facile à conduire lorsque la visibilité est bonne, et la montagne sillonnée d’une belle trace conduisant au sommet sans aucune incertitude.
Sans traces, pour cause de récentes chutes de neige, et dans un épais brouillard, c’est une autre paire de manches.
Poursuivant notre route, nous nous retrouvons seuls – je me retrouve seul – à faire la trace… jusqu’à ce que les autres candidats à l’ascension s’aperçoivent qu’il n’y a plus qu’à suivre le guide – le seul guide sur cette montagne ce jour-là – .
A la tête de la longue chenille, je brasse l’épaisse couche de neige, avec pour unique préoccupation, l’orientation, difficile dans cette vastitude, et ce durant plusieurs heures.
Peut-être n’est-il pas inutile à la compréhension des événements que je donne quelques indications au sujet de l’itinéraire.
Partant de la cabane de Längflue, 2870 m, on prend pied sur le Feegletscher et monte en direction d’un premier ressaut qui se gravit de droite à gauche. On traverse ensuite une partie relativement plate, évite quelques grosses crevasses, puis monte en oblique vers la gauche, jusque vers 3600 m. De là, trois itinéraires sont possibles: éviter des séracs par la droite ou par la gauche, ou encore les franchir par le milieu. Le haut est parfois barré d’une énorme crevasse…
Les trois itinéraires se rejoignent enfin, au bas d’un couloir redressé permettant d’atteindre une selle d’où l’on accède au sommet.
Le tout nécessite quatre à cinq heures d’efforts, pour la seule montée, dans des conditions normales.
Lorsque la neige est molle, on monte à skis jusqu’au point culminant; si elle est tassée par le vent ou transformée en glace, il y a avantage à chausser les crampons au bas du couloir.
Alors que, jusqu’à ce point de la montagne, nous brassions une cinquantaine de centimètres de nouvelle neige, le couloir, exposé au vent, est revêtu d’une croûte très dure que n’entament pas nos skis.
Répartis en deux cordées, nous chaussons les crampons.
En tête de la première cordée, j’aborde le couloir, laissant ma deuxième cordée en attente au dépôt de skis.
La longue colonne de randonneurs, suivant nos traces, a quelques dizaines de mètres de retard. Elle s’arrête là, et observe nos mouvements.
Dès les premiers mètres, et après avoir franchi deux crevasses par des ponts de neige fragiles, j’ai l’impression que la déclivité de la pente excède celle de l’itinéraire habituel.
Estimant que ma perception est faussée par l’épais brouillard et par l’absence de traces, je poursuis l’ascension.
J’entrevois, dans une vague lueur, la crête sommitale, lorsqu’un rideau de neige en mouvement atteint notre cordée.
La vague blanche monte le long de mon corps. Arc-bouté, collé à la pente, accroché à mon piolet profondément enfoncé, je résiste à la forte pression, à demi suffoqué par cette poussière glacée qui maintenant déferle par dessus ma tête.
Deux pensées me traversent l’esprit: faute technique, impardonnable après trente ans de métier et… toutefois, je retiens ma cordée dans la pente en déliquescence.
C’est à cette seconde que la traction exercée par la corde augmente fortement, mes clients ayant lâché prise.
Un bref instant encore je crois pouvoir résister puis, le brin de corde ayant atteint sa limite d’élasticité, je suis arraché de la pente en un saut périlleux arrière dont la réussite eût comblé mes aspirations gymniques, en d’autres circonstances.
Nous dévalons la montagne à toute allure, tournoyant au coeur de la masse immaculée, complètement impuissants, ballottés par le flot irrésistible du torrent de neige.
Lorsque l’avalanche s’arrête, sur un petit replat, à une dizaine de mètres en amont d’une haute barre de séracs, nous sommes tous quatre enfouis jusqu’à hauteur des épaules, seules nos têtes émergent, en cadeau de la providence.
Nous en sommes quittes pour quelques blessures, relativement bénignes, et du matériel perdu, lâché ou arraché.
LA MONTAGNE EST VIDE, DESERTE, A PART MA DEUXIEME CORDEE QUI, TOUJOURS EN ATTENTE SUR LES LIEUX DU DEPOT DE SKIS, MAINTENANT NOUS DOMINE D’UNE CENTAINE DE METRES ET, FIGEE, A OBSERVE TOUTE LA SCENE. LORSQUE L’AVALANCHE S’EST DECLENCHEE, LA COHORTE DE RANDONNEURS, TOURNANT LES POINTES VERS L’AVAL, SANS MEME ENLEVER LES PEAUX ANTIDERAPANTES, A FUI VERS LE REFUGE… SANS UN REGARD EN ARRIERE.
Nous atteindrons tout de même le sommet ce jour-là. Nous seuls, dans un deuxième essai, par le bon couloir cette fois-ci, à une cinquantaine de mètres du premier.
Ces événements remontent au début des années 1990.
Depuis, mon rapport à la neige a évolué… celle aux randonneurs suceurs de trace aussi.

[%sig%][/quote]
Du vécu qui secoue.