La fraternité des alpinistes, 2

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

Grand Combin, 4314 m, 1976
Est-ce la forme de cette montagne, sa couleur au crépuscule, le mystère qui s’en dégage lorsque par le jeu des brumes et de la lumière elle paraît flotter au-dessus de la terre, qui provoquèrent chez mon client l’envie de la gravir?
C’est à cela que je songe alors que, en cette matinée de septembre, je précède Michel sur le chemin du refuge.
Nous sommes encore bien loin de la rustique cabane de pierre, mais déjà nous percevons l’odeur familière d’un bon feu de bois. Au bonheur espéré d’une longue soirée à deux se substituera la joie d’une rencontre imprévue.
Ayant atteint le refuge, nous nous y installons et faisons connaissance avec ses occupants: Jean, un guide, simple et chaleureux, et ses clients, des citadins conviviaux à l’humour pétillant, qui étonnent par leur vitalité.
Notre projet est la traversée du Grand Combin, par l’arête du Meitin et descente sur Panossière par le Mur de la Côte. Celui de Jean est la face sud du Grand Combin.
Dans la soirée et dans la nuit, la neige tombe à gros flocons.
Plusieurs fois, déjà, j’ai guidé cette ascension dans des conditions difficiles, et ne vois pas de raison de briser le rêve de mon client.
Jean, mon collègue, préconise une voie de la face sud.
A deux heures du matin, alors que nous faisons le point sur la terrasse empierrée du haut refuge, les chaudes pantoufles de cabane enfouies dans la neige tombante, Jean se fait convaincant.
Ambition de réaliser une voie que je n’ai pas encore parcourue? Désir de prolonger de quelques heures une relation amicale naissante? Instant de faiblesse dans la nuit sévère à peine égratignée fugitivement par le faisceau de nos lampes frontales? Sous le col du Meitin, à l’endroit où nos routes normalement se séparent, j’accepte la proposition de Jean: son chemin devient notre chemin.
Au terme d’un été chaud et ensoleillé, la montagne est à nu, réduite à un squelette de rocs décharnés et de glace noirâtre. Ce jour-là, cette carcasse est masquée par une blanche couverture de neige fraîche qui glissera de ses épaules au premier coup de chaleur.
La voie que nous empruntons est faite d’une succession de dalles redressées, encombrées de neige, et reliées entre elles par de petits murs verglacés. Ici et là nous gravissons quelques couloirs pentus à la roche pourrie.
Les membres de chaque cordée grimpent simultanément, à corde raccourcie et tendue, sans aucun point d’assurage, ni relais.
La progression requiert de la vigilance, de l’équilibre, de la confiance en son compagnon, et en ses propres possibilités.
Les crampons, griffes d’acier chaussées par les grimpeurs, perforant la neige molle, trouvent un appui sur la glace qu’ils raient, sur un rebord de rocher, dans une fissure.
La corde est la matérialisation du contrat moral conclu entre le client et son guide, le moyen de communication. Ses ondulations véhiculent du bas vers le haut des messages d’hésitation, de doute, d’occasionnelle faiblesse; du haut vers le bas, de confiance, d’encouragement, de force rassurante. Ce lien robuste, lorsqu’il est privé de tout point d’amarrage autre que le corps des alpinistes, scelle inéluctablement leurs destins d’hommes, vainqueurs ou vaincus.
Le jour se lève alors que, empruntant une sorte de chenal verglacé, voie naturelle vers la vallée encore plongée dans l’ombre, un torrent de neige provenant du haut de la face atteint nos deux cordées, les balaie furieusement. Chanceux, je résiste à la violente poussée de la masse neigeuse, force à laquelle s’ajoute la tension de la corde à l’extrémité de laquelle est accroché mon client.
Jean et ses deux compagnons sont précipités dans le vide.
Au moment du déclenchement de l’avalanche, la cordée de Jean précédait la mienne de quelques mètres et était légèrement décalée sur ma droite.
Très nettement, je vois les corps de mes camarades glisser, taper et rebondir, je saisis au vol l’expression de leurs visages, enregistre leurs attitudes – lutte ultime de l’un, résignation des autres – , distingue un appel aussi, déchirant: " Faites… ! "
Réflexe dérisoire : je tends un bras pour agripper la corde qui, à toute allure, défile à proximité, puis replie mon bras impuissant, referme ma main vide.
La clameur s’apaise, un lourd silence s’installe sur la montagne.
Nous entreprenons immédiatement la difficile désescalade de la face. Alors que nous suivons les traces de nos compagnons tombés, monte en nous le sentiment fort d’accomplir un rituel riche en valeurs acceptées.
Il nous fallut presque deux heures pour atteindre l’endroit où gisaient les victimes. Beaucoup de temps s’écoula encore, passé aux côtés de l’unique survivant à tenter de soulager ses atroces douleurs, dans l’attente des secours.
En fin de compte, du lieu où reposaient les victimes au lieu de leur prise en charge par hélicoptère, nous dûmes – faute de sauveteurs disponibles – assurer seuls le transport des corps martyrisés par leur chute d’une hauteur de plusieurs centaines de mètres.
Ces événements modifièrent durablement quelque chose en moi.
Douze ans s’écoulèrent.
Un jour, dans le chaud refuge de pierre et de bois, je me retrouvai face à face avec l’unique survivant de cette terrible chute. Son visage maigre, balafré, s’éclaira, lorsque dans un sourire il me dit : « Demain, Grand Combin! »

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par petit pois:

Merci pour tes récits Marcel. C’est un bonheur de te lire le matin.

Posté en tant qu’invité par Teuf:

C’est très beau, chapeau m’sieu.

Teuf

Posté en tant qu’invité par Antoine:

Superbe, comme d’habitude…

Posté en tant qu’invité par Eric:

Merci

Posté en tant qu’invité par Seb:

chapeau Mr Demont et au survivant…
Seb

Posté en tant qu’invité par Bertrand:

Merveilleusement écrit. On avait fait 1/2 tour au pied de la face S dans les mêmes conditions météo, ton récit me fait à postériori froid dans le dos…c’est vraiment le type de sommet sans aucun itinéraire vraiment "safe"où en temps qu’alpiniste du dimanche on se dit : c’est fait, je n’y retourne plus jamais, les guides qui font cela souvent ont vraiment du courage et l’amour de leur métier !

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

Merci à tous.

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par goethe:

C’est tellement poignant et triste qu’on n’ose pas te féliciter pour ton texte…

Posté en tant qu’invité par Paul G:

Très beau récit.
Beau dévouement des uns et beau courage du survivant. Ca ne doit pas être facile de s’y remettre, après un tel choc.

Posté en tant qu’invité par catherine:

Merci encore, Marcel pour ce super texte, mais bien tragique…

je profite de ce fil pour rapeller le superbe geste de fraternité d’Olivier et Julien à La Grande Casse

un vrai bonheur à lire, et qui se termine bien !

Posté en tant qu’invité par AlbanK:

Splendide et terrifiant…

Merci Marcel, il en faut encore et encore …

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

AlbanK a écrit:

Splendide et terrifiant…

Merci Marcel, il en faut encore et encore …

Merci AlbanK.
A bientôt.
Marcel

[%sig%]

Posté en tant qu’invité par Marcel Demont:

La fraternité des alpinistes, 2, suite et fin

Grand Combin

Complément (âmes sensibles : veuillez ne pas lire s.v. pl.)

… Alors que la cordée était à peu de distance du sommet, gravi à partir de Valsorey, par la face sud, une coulée de neige avait emporté les trois hommes…
… Descendre toute la face pour leur venir en aide (avec mon client), en suivant leur trajectoire maculée de sang, jalonnée d’objets épars, de lambeaux de chair et de vêtements déchiquetés, avait été une réelle épreuve…
… Avant d’effectuer le transport du survivant, de l’endroit où il gisait, brisé, ensanglanté, à l’endroit ou atterrit l’hélico, j’avais fait mon possible pour le maintenir en vie…
(Arrivant 2 heures plus tard, l’hélicoptère se posera au Plateau du Couloir, environ 200 mètres au-dessous de l’endroit ou gisait le blessé. Le pilote était seul, aucun sauveteur n’étant disponible en raison des conditions exceptionnelles de la montagne, à savoir : longue période de grand beau temps / chutes de neige durant la nuit / beau et chaud le jour suivant = piège et accidents en série).
Vers la fin des années 1960, et au début des années 1970, alors que je me spécialisais dans les ascensions hivernales, un médecin de mes amis m’avait remis un petit tube de comprimés en précisant :
– Si tu te trouves une fois dans une situation désespérée, prends deux ou trois de ces cachets.
J’en avais pris, une seule fois, pour sortir d’un piège dans lequel je m’étais fourré. La boîte de médicaments n’avait plus quitté ma trousse à pharmacie.
Je donnai trois comprimés au blessé, pilules que je lui fis avaler à l’aide d’une gorgée de cognac (eh oui, à l’ancienne), puis, scrupuleusement, en respect des règles, j’inscrivis sur un papier, mis bien en évidence : donné trois cachets de Pervitine.
Evacué en direction du plus proche hôpital, l’homme survécut.
Arrivèrent les années 1990, les revues spécialisées commencèrent à parler de dopage en montagne. On nous révéla, par exemple, qu’en 1953, au Nanga Parbat, 8125 m, au Pakistan, Hermann Buhl, lors de la première ascension, prenait de la Pervitine, autrement dit se droguait aux amphétamines.
Tout comme moi, une seule fois.
Et… comme l’accidenté du Grand Combin.
« A l’insu de notre plein gré, » dirait…

Posté en tant qu’invité par Flo73:

Beau récit, triste, mais tellement bien écrit.
ça fait plaisir de te lire à nouveau, Marcel.
Merci.

Posté en tant qu’invité par AlbanK:

Franchement, tes chroniques nous sont indispensables …

Merci mon ami .

Posté en tant qu’invité par goethe:

Effectivement : incroyable cette histoire !

Posté en tant qu’invité par D’enhaut:

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