La Chaîne du Chaussy et sa toponymie « bipolaire »

Je vous propose une question de toponymie qui me taraude. Tout le monde connaît l’antagonisme qui a régné entre les Ormonans et les Damounais, séparés (plus ou moins) par la chaîne du Pic Chaussy. Je dis plus ou moins, il semble que plusieurs bastons mémorables ont eu lieu, notamment pour l’exploitation de Sazième (le plus bel alpage des Préalpes ?)

Bref, coïncidence, plusieurs sommets de la chaîne ont deux noms (voire plus, selon différents géographes).

Evidemment, les deux noms « Cape au Moine » et « Tête de Moine » utilisés par différents géographes sont simplement différentes transcriptions d’un nom qui a toujours été « Cape au Moine » dans l’usage local, semble-t-il. De même, le Pic Chaussy a été préféré à la Pointe de Chaussy sans que cela n’ait une grande importance, comme pour de nombreux autres toponymes.

Par contre, il y a deux exemples d’hésitations beaucoup plus radicales :

  • le Châtillon s’est longtemps nommé le Taron.
  • La Pare hésite encore à être appelée la Tornette (moi-même, je parle toujours de la Tornette avec mes autres amis damounais).

Alors ma question est simple : est-ce que quiconque a une explication à ces toponymes flottants ?

Bien sûr, on a envie de voir les Ormonans qui utilisent un nom et les Damounais un autre… mais cela est-il vérifié ? Si oui, quel est le nom donné par les habitants du Pays d’Enhaut et quel est le nom employé par les locaux des Ormonts ?

Merci d’avance à ceux qui ont une solution de me la donner. Le cas échéant, ce genre de détails pourrait avoir sa place dans la description du sommet sur C2C, je trouve triste de nous contenter de dire qu’une montagne a deux ou trois noms sans en expliquer la raison.

Connais-tu la signification de ces (différents) noms? La différence est peut-être liée à leur apparence, forcément différente d’un côté ou de l’autre (comme l’Aiguille du Midi, qui ne peut l’être que depuis un côté? Ou liée au nom d’un alpage, lieu-dit ou autre spécifique à un côté? Le tout exacerbé par ces querelles?
Sinon Taron à côté de Tarent, y a pas eu une confusion un moment?

Il y a une Tornette à 2189 m sous la Pare.

Merci, mais non, je parle bien du point culminant qui s’appelle la Tornette pour une bonne moitié des locaux en tout cas (tous ceux que je connais parlent de la Tornette et sont damounais - un hasard?)… mais la position de cette pointe secondaire serait un argument pour dire que le nom de Tornette viendrait au contraire des Ormonts?

Oui, il y a d’ailleurs aussi un Rocher du Midi au Pays d’Enhaut… évidemment ainsi nommé par les habitants de Château-d’Oex situés pile au nord de la montagne.

Oui, c’est bien possible… donc si quelqu’un peut me l’expliquer, ça me comblerait.

Vraisemblablement non, toutes les vieilles publications sur lesquelles je suis tombé parlent des trois T (Taron, Tarent, Tornette, bien individualisés)… or il ne reste plus qu’un seul T actuellement sur les cartes Swisstopo (le Tarent).

Excellente question.

Tornette, c’est connu, c’est la petite Tour.
Je réfléchis aux autres noms et je tente une explication sur cette base en attendant mieux.
Le seul problème, c’est que le sommet qui a une allure de petite tour dans la région, ben c’est plutôt la Cape au Moine !

Bah ya bien des locaux qui se trompent. Par exemple la plupart ne savent pas ce que c’est que le Fauteuil à la Tournette (Haute Savoie)…
Mon hypothèse c’est que les Ormonts appellent la Pare Tornette par extension et qu’à force ils ne savent plus très bien de quoi ils parlent :wink:
Mais n’étant pas du tout du coin c’est une simple hypothèse.

Oui mais là non, la petite pointe qui est actuellement nommée « Tornette » sur les cartes swisstopo n’est pas bien individualisée et c’est vraiment le sommet qui est nommé ainsi par tous les locaux que je connais (mais je ne connais pas d’Ormonans montagnards), je me suis d’ailleurs amusé à mettre un historique du nom du sommet sur la fiche C2C, c’est la Tornette qui est exclusive jusqu’en 1900, puis les deux noms qui cohabitent jusqu’en 1979… avant que la Para (ou Pare) soit préférée par les géographes.

Dans la mémoire collective, cette montagne a deux noms : La Tornette ou La Pare.
Les géographes ont interprété cet usage local de différentes manières au cours de l’histoire. Rajoutant notamment un « az » final à ces deux noms.

Atlas de Meyer
1802-1843 : [nom inexistant] (à noter que la Cape au Moine voisine est nommée « Tête de Moine »)
Carte Dufour
1844-1862 : Tornette
1863-1893 : peu lisible (vraisemblablement Tornettaz)
Carte Siegfried
1894-1949 : La Paraz ou Tornettaz
Cartes d’État-major
1950-1979 : La Tornette ou Para
1980-2003 : La Para
2004-actuellement [2021] : La Pare

Je dois passer prochainement aux Diablerets pour raison professionnel. Si j’ai le temps et l’occasion, je poserai la question.

Et POG connait sans doute déjà, mais pour les autres sachez qu’il est possible de visualiser les cartes historiques sur le site de swisstopo. C’est souvent fort enrichissant.

Merci.

Intéressant. Je note par exemple que les Diablerets n’étaient pas au pluriel à l’époque.
Et que la localité Diablerets n’existait pas. Ça a du venir avec la station.

Preuve est faite que je ne suis pas de ce monde, tremblez mécréants !

Dans le même coin, y’a aussi la Dent Favre et le petit Muveran qui se sont potentiellement inversés.

Et de l’autre côté du Rhône, la Dent Blanche et celle d’Hérens dont les noms auraient été inversés également.

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Et un peu plus loin, la Dent Blanche et la Dent d’Hérens sont inversées. Apparemment, les habitants de l’entrée de la vallée d’Hérens ont donné le nom Dent Blanche alors que les habitants de Ferpècle l’appelait Dent d’Hérens. La Dent Blanche originelle est la montagne à côté du Cervin (actuellement la Dent d’Hérens), qui à une face blanche et qui ne se trouve pas dans le Val d’Hérens…

Cape et Tête, c’est synonyme, non ?

C’est une quasi-certitude. Mais on ne peut pas revenir en arrière. Trop d’implications.

Disons que la Dent d’Hérens est blanche et que la Dent Blanche se voit depuis tout le val d’Hérens, mais à part ça, les preuves sont ténues… tu parles!

Euh oui et non, surtout que Tête de Moine est un fromage, donc on peut penser que le cartographe qui s’est trompé était simplement un gourmet obnubilé par son prochain apéro.

J’ai eu un contact téléphonique avec l’office du tourisme pour une autre histoire, du coup j’ai rapidement posé la question à mon interlocutrice.

On n’a pas discuté des heures, mais je dirais qu’elle à la trentaine (à la voix) et à priori n’est pas alpiniste (au vu de ses réponses); mais difficile de juger. D’après elle, La Pare possède bien deux noms, le deuxième étant évidemment la Tornette.

J’essayerai de discuter un peu plus longtemps avec des vieux et/ou alpinistes des différents noms et de leurs évolutions et je reviendrai en parler ici si j’ai quelque chose d’intéressant à dire.

A propos de toponymie, et essayer de répondre à la question posée par POG, il existe pas mal d’ouvrages sur la toponymie des montagnes de Suisse romande.
Je citerais:

  • les ouvrages de Charles Kraege, Lexique de toponymie alpine, Montagnes romandes.
  • de M. Bossard et J.-P. Chavan, Nos lieux-dits
  • le glossaire d’Henry Suter, Noms de lieux de Suisse romande, Savoie et environs consultable en ligne.

A propos de la Para ou Tornette, on trouve ce qui est peut-être une explication dans le glossaire d’Henry Suter, qui donne les définitions suivantes:

Para, Pare, Paray, Parei, etc… « Paroi d´une montagne, pente raide, falaise et par synecdoque la montagne elle-même. Patois pâra, « rocher à pic d´une certaine étendue et d´une certaine hauteur, offrant l´aspect d´un mur », pare, « paroi », [Constantin], vieux français parai, parey, « paroi », latin paries, parietis, « mur, paroi de rocher, sommet »… »

Tornette, Tornelle, Tournelon, etc… « Sommet, colline, avant-sommet. Mots régionaux thure, turra, « lieu élevé » [Pégorier], ancien français torel, turel, tureau, thurel, turet, toron, diminutifs « petite tour », et par métaphore « tertre, colline, éminence », gaulois turno-, même sens, latin torus, prélatin *tur, « hauteur », celtique *tor, *torr, « hauteur terminée en pointe ». »

A considérer la morphologie de la montagne, un versant nord formé d’une paroi rocheuse plutôt austère haute d’environ 200 m, un versant sud herbeux, en forme de croupe arrondie. On peut aisément attribuer la première définition (Para) au versant nord vu de L’Etivaz, et la seconde (Tornette) au versant sud dominant Les Diablerets.

Pour ce qui est de l’orthographe du nom Para devenu Pare, on peut supposer sans grand risque de se tromper que cela fait partie de la révision systématique des noms de lieux (et sommets) de la carte nationale Suisse. Les finales en « -az » utilisées les siècles passés devant se prononcer « e », il est logique qu’elles apparaissent sur la CN telles qu’elles se prononcent. Ceci dans la même logique que la transformation en « -hore » des « -horn », plutôt douteuse à mon avis…

Il faut dire que ces noms de lieux et leur orthographe ne s’attribuent pas au hasard ou selon le bon vouloir d’un cartographe ou fonctionnaire local. En tout cas dans les cantons de Vaud et Fribourg, et probablememt dans les autres cantons aussi, il existe une Commission de nomenclature, formée de linguistes et historiens, qui révise les noms locaux et définit le périmètre sur lequel il seront appliqués. Cette commission intervient notamment lorsqu’un territoire fait l’objet d’une nouvelle mensuration cadastrale. L’Office fédéral de topographie reprend ces données des cantons et tient aussi une cartographie des noms locaux.

Pour terminer, il faut se méfier d’interprétations trop faciles des noms de lieux. Une signification qui paraît évidente est souvent trompeuse, comme le Sex du Parc aux Feyes, qui selon plusieurs auteurs signifierait le Rocher de l’enclos des brebis, plutôt que le Rocher du parc aux fées.

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L’hebdomadaire Riviera Chablais votre région du 14 juillet 2021 consacre un article au sujet de cette hypothétique inversion : Le mystère du Muveran en passe d’être résolu ?

La découverte récente d’une carte datée de 1685 qui porte la mention : « Le Roch des Martinets ou autrefois il y avait une fonderie et martinet, pour fondre et battre le fer dont la mine se prend au pied du rocher de la dent de morcle » relance le débat, car l’actuelle Dent Favre (du latin faber, forgeron) se trouve à l’emplacement de ce roc des Martinets ! L’article est disponible sur le site du Cercle vaudois de généalogie.