Posté en tant qu’invité par Francois:
Depuis longtemps déjà, le brouillard avait effacé tout relief, digéré les points de repère, absorbé les quelques rochers encore visibles, avalé la montagne, le ciel, la mer, tout. L’univers cotonneux se limitait à quelques mètres d’une humidité froide et blanche. Les voix s’étouffaient dans cet édredon blanc et la trace derrière nous se perdait, vite effacée par le vent. Sûr de mon coup, comme d’habitude, je n’avais sorti ni boussole, ni carte. Impossible de se perdre dans ce vallon que je connaissais si bien. Mes deux camarades suivaient aveuglément, en quelque sorte. Dans une heure, nous serions au sommet et de là, nous passerions la crête et hop ! tranquille Emile, on se laisserait glisser jusqu’au refuge.
Le vent se faisait plus violent, sans pour autant balayer le brouillard, avait raboté la neige et laissait apparaître de vieilles traces sculptées dans la surface gelée et luisante. La densité des traces indiquait de façon certaine la proximité du sommet et tout à coup, émergeant d’on ne savait où, la petite chapelle se matérialisa là, sous notre nez, en quelque sorte tour de passe-passe, entourloupe de magicien. L’instant d’avant, il n’y avait rien et maintenant, la chapelle !
J’étais assez satisfait de moi. Pas de carte, pas de boussole et j’arrivais au sommet avec une précision quasi mathématique. Du pif et de l’expérience et ça suffisait bien. Donc tous ces instruments inutiles resteraient bien au chaud au fond du sac et ne viendraient pas troubler ma sérénité par un débat contradictoire. Qui de plus, m’obligerait non seulement à réfléchir, mais encore à sortir les mains de la douillette chaleur des moufles, à plier et déplier une carte récalcitrante, à consulter une boussole qui ne dirait pas la même chose que moi, à convaincre Pierre, Paul, Jacques et Jean qu’on est bien sur la bonne route etc…
Cette petite chapelle nous fut un havre de paix, retrouvant sa vocation première de protection des pèlerins, où il nous parut sympathique de faire une pause bien méritée afin de déboucher (pop !) la demi bouteille de Moulin à Vent montée (c’était une règle de notre communauté) par Patrick. Quelles furent les conséquences de cette action sur la suite des évènements ? je ne sais…
Puis, fantômes parmi les brumes, nous reprîmes notre chemin.
Etant au sommet, il suffisait de descendre.
Ce que nous fîmes.
- Par où ?
- Par là. Je connais.
Pendant dix minutes.
- Et maintenant ?
- Vas-y, vas-y, c’est bon !
Pendant dix autres minutes.
On ne savait trop si on montait ou si on descendait, si on progressait ou si au contraire on était arrêté. De temps en temps, l’un de nous prenait le tournis, perdait l’équilibre et se retrouvait par terre. Pas de points de repère, rien de rien, on était dans un autre monde.
La troupe commençait à regimber et il flottait dans l’air, me sembla-t-il, comme un vague parfum de mutinerie. Afin de couper la neige sous les pieds des mutins, et bien que je susse parfaitement où nous étions, je décidai tout de même de sortir la carte car, fort de la caution indiscutable de l’IGN, je ne craindrais pas la contradiction
Déballer la carte.
D’abord, poser le sac. Va me faire froid partout dans le dos. Pareil quand je vais le remettre, tu parles. Et ces deux gourdes qui me regardent d’un air d’avoir deux airs…tirer la tirette…tu parles, avec les moufles…vais devoir les ôter, malgré le bout de ficelle que j’ai passé dans le truc du machin, pas moyen de le chopper, avec les moufles. Bon alors, cette carte ? Non, ça c’est la couverture alu…le tube de crème solaire…un bout de machin (c’est quoi, ce truc là?)les clés de la bagnole…merde ! les clés de la bagnole ! Pffouuu, ça me rendra fou, ces clés de bagnole ! Bon, alors, cette carte ?
(série violette, claire, nette, avec le rendu du rocher et tout. Fini la série violette, maintenant c’est la top 25 avec des surcharges partout, des courbes de niveau partout qu’on ne sait même plus si c’est du rocher ou si c’est pas du, si c’est skiable ou si c’est pas…)
Déplier la carte.
Le sommet, voyons, voyons…où est-il ? où est le sommet ?..sur le pli, bien sûr (quelle question stupide !) et la crête de descente ? sur le pli aussi (quelle question stupide!).
Je plie, déplie, tortille de façon adéquate. Ma belle carte neuve bien plate, repassée, amidonnée et soigneusement pliée, ressemble maintenant à un sandwich SNCF. Le froid me pique les doigts, pour remettre les moufles je pose la carte sur le sac, le vent l’embarque illico, normal…je plonge pour la récupérer…les deux crétins rigolent…finalement, je fourre tout ça dans la pochette plastoc faut absolument que je songe à me fendre d’un porte-carte, d’un vrai avec une ficelle qu’on passe autour du cou, et que tu prends dans la tronche au moindre souffle d’air…
- Bon. Donc par rapport à oùsqu’on est…
- Mais justement, on est où ? demanda le fantôme nommé Patrick.
Ma main fortement mouflée s’abattit énergiquement sur une bonne moitié de la carte, en couvrant un secteur de quelques kilomètres carrés.
- On est là.
Patrick me regarda drôlement. Des glaçons lui pendaient au bout du nez.
- De toute façon, le nord est là.
Je tranchai le brouillard d’un bras définitif en direction du nord. Patrick bougonna je ne sais quoi dans sa capuche.
- Quoi ?
- Je disais : tu devrais sortir la boussole.
- La boussole, la boussole…j’ai déjà sorti la carte, ça ne te suffit pas ? ici, je connais.
(Je pousse un soupir à fendre l’âme du criminel le plus endurci) - Enfin, si ça peut te rassurer…
Déballer la boussole.
Je farfouille à nouveau dans la poche supérieure du sac. Ah ! voilà le petit cordon rouge de la boussole, yaka tirer…j’extrais la boussole ainsi que la moitié du contenu de la poche qui gicle sur la neige, couverture alu, crème solaire, clés de la bagnole…merde ! les clés de la bagnole ! je remballe le tout en vrac dans la poche, sauf les clés de la bagnole qui rendent fou. Je les fourre dans la poche intérieure de ma veste (faudra que je m’en souvienne, sinon je vais encore faire un infractus au retour).
Coup d’œil à la boussole.
Que dit-elle, la boussole ?