Posté en tant qu’invité par Francois:
La boussole, elle dit…elle dit…oui, bon…
Joli temps, n’est-ce pas ? mais le fond de l’air est frais !
J’avais tranché le brouillard par là, en direction du nord. Ben la boussole, elle dit le contraire du bras tranchant…elle indique par ci…direction diamétralement opposée.
Bon.
C’est dans l’ordre des choses. D’ailleurs, j’en étais à peu près sûr. Je n’aurais jamais du la sortir, cette p… de boussole. Comment faire confiance à un machin aussi rustique, inventé par les chinois il y a plus de deux mille ans. Deux mille ans ! je vous demande un peu ! D’ailleurs, les chinois, qu’est-ce qu’ils y connaissaient au massif des Cerces ?
Alors c’est pas tout ça, mais qu’est-ce que je fais, moi?
Soit je mens éhontément et je dis péremptoirement qu’on est tout bon.
Soit je dis bon ben euh…ya un petit problème.
Soit je ne dis rien du tout, je remballe le tout et je dis allons-y.
Mais mon vieux camarade Patrick, avec qui je me suis perdu tant et tant de fois, ne va pas l’entendre de cette oreille. Comme d’habitude, il va vouloir fourrer son grand nez dans cette histoire, regarder la carte, consulter la boussole, enfin mettre son grain de sel. Tel que je le connais, c’est inévitable et on va s’engueuler. Lui affirmant que ya pas à chier, c’est par là, t’as vu la boussole. Moi assurant que t’es pas fou, c’est par ici, je connais.
- Mais regarde la boussole, merde! Le nord est derrière! T’es con ou quoi?
- Ouais, boah! Tu sais, la boussole, la boussole…y m’semble me souvenir qu’il y avait des mines de fer, dans les Cerces. Doit sûrement y avoir une masse métallique dans le coin…
- Masse métallique? C’est toi, la masse métallique, ouais.
- Ben regarde la carte! On doit avoir la crête à gauche en descendant…bon, ben on a bien la crête à gauche en descendant, non?
- D’accord, on a la crête à gauche si on descend dans bon sens du bon côté, mais on a aussi la crête à gauche si on descend dans le mauvais sens du mauvais côté. Est-ce qu’on descend du bon côté ?
On s’est engueulé un moment…bref, jetons un voile pudique sur ces turpitudes…
Finalement, j’ai dit regarde plus bas il y a un col il s’appelle le col de Névache c’est le premier col sur la gauche alors on descend et on prend le premier col sur la gauche c’est pas compliqué…On discutaille et on s’engueule depuis un quart d’heure, moi j’ai froid, je descends.
Bon, ils ont suivi dans le brouillard qui s’était encore épaissit. Le troisième larron, Alphonse Vieugodet dit Al, je n’en ai pas beaucoup parlé, mais lui n’est pas du genre contrariant, il s’en fout et nous laisse faire, du moment qu’on dort le soir au refuge… Patrick qui n’est pas totalement convaincu par mon raisonnement, c’est le moins qu’on puisse dire, Patrick, sous sa capuche, mijote quelque bienfaisante pensée à mon endroit.
La descente se fait lentement, lentement, moitié chasse-neige, moitié dérapage, impossible d’aller vite dans ces conditions, c’est qu’il ne s’agit pas de faire le grand saut…on devrait approcher du col…consulter l’alti? Mon vieux Thomen, fidèle compagnon de mes campagnes alpines, reste bien au chaud sous ma veste. Mon vieux Thomen que je ne regarde quasiment jamais, tellement j’ai peur de l’abîmer, sauf le soir, au refuge, pour m’assurer qu’il fonctionne toujours. Et puis un col, même dans le brouillard, si ça ne se voit pas, ça se devine. Et puis à moi, on ne me la fait pas. Et puis ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace. Donc le col pas de problème, le moment venu, je tomberai dessus, inévitablement.
D’ailleurs, ce coin, depuis le temps, je connais.
- Il y a des rochers, là, à gauche!
Al est sorti de son mutisme. Comme beaucoup de jeunes gens actuels, Al a vécu longtemps sans trouver sa vraie voie, mais déjà tout petit, dans sa natale bourgade, le microbe de la montagne fouillait ses méninges. A vingt ans, il a fait dans l’ésotérisme, l’astrologie, la chiromancie, puis son père lui a botté le cul et il s’est rabattu sur des productions d’un ordre moins hermétique, mais plus lucratif, et il est entré en cuisine. Merci, papa.
Al n’avait pas pipé mot depuis le départ et apparemment, le mauvais temps glissait sur lui comme de la sauce au cury sur du poulet à l’indienne…
La vitesse du vent augmente, je suis sûr que c’est le venturi du col…voilà…et voilà le col! Youpi! Super! En plein dans le mille!Qu’est-ce que je vous disais? (Qu’es-ce que je suis bon!)
Je mets entre parenthèse là, par ce que je ne l’ai pas dit tout haut, mais je l’ai pensé très fort…in petto, comme on dit.
Et maintenant, hop! à l’aise Blaise, cool Raoul, jusqu’au refuge. Le gardien des Drayères est bon cuistot…
Framboise sur la tartelette, le brouillard est moins violent et on devine la suite.
Patrick se détend.
Albert s’en fout.
Tout à coup, j’en ai marre de ce crapahut. Depuis trois jours on navigue entre brouillard, ciel bas et plombé, averses de neige…et jusqu’à présent, chaque soir, les dieux tutélaires de la montagne nous dorlotent et nous dépose gratuitement, avant la nuit noire, devant le bon refuge. Hier soir encore, en route pour le refuge du Thabor, on s’est emmêlé dans carte et boussole, la nuit tombait, le brouillard brouillardait, la neige neigeait en floconnant à gros flocons et là, à vingt mètres, un rectangle de lumière perça la ténébreuse obscurité: le gardien ouvrait sa porte. On aurait pu passer sans rien y voir, on ne cherchait pas le refuge dans ce coin là. En gros, on a atteint le refuge par hasard…la protection des dieux tutélaires…
Pour se débarrasser de la neige, on a tapé nos chaussures contre le plancher en bois, on a ôté les moufles, on a ouvert la veste et la douce chaleur du refuge nous a pénétré jusqu’aux os. Assis sur le banc de bois, on a bu le thé, les coudes sur la table, les mains en coupe autour du bol chaud. Puis, anesthésiés par la fatigue et la chaleur, on s’est endormis d’une pièce.
Oui, j’en ai assez de ce raid, assez du brouillard, de la neige, de l’incertitude, du froid, assez de cette humidité persistante, assez de ne rien voir, assez de me geler les doigts pour la moindre manip, assez de me geler les c… pour pisser, assez de me geler le c… pour ch…, assez de manger trois biscuits debout le dos au vent. Je rêve…je rêve de soleil, de blanche neige poudreuse, je rêve d’une trace bien nette et bien marquée qu’on suit sans se poser de question, en admirant la montagne, je rêve de la pose sur un rocher chaud, face au massif où dans la brume légère du lointain, la Barre brille de mille éclats. Je rêve de ch… au chaud, à l’abri, confortablement assis sur une cuvette en faïence, je rêve de prendre mon temps pour ça, un San Antonio entre les mains et le dos calé contre le réservoir à deux vitesse…
Bref, Maman! J’veux rentrer à la maison! Viens me chercher !
Pour lors, il n’en est pas question. Il faut d’abord descendre au refuge, par des pentes et des vallons découverts par le brouillard qui se déchire lentement. Ce n’est pas le beau temps, loin s’en faut, mais enfin, on voit où on va. Gros progrès.
Patrick fait remarquer qu’il est l’heure de manger, qu’il a faim (Patrick a toujours faim), qu’il faut s’arrêter pour. Patrick est comme les locomotives à charbon: si on ne charge pas la machine, ça ne marche plus, c’est très simple. Moi, je préfèrerais descendre pendant l’éclaircie.
Bon, on s’engueule puis arrêt buffet.
Pendant que Patrick alimente la chaudière, je regarde autour de moi.
Bien sûr, je connais, mais pas dans les détails naturellement, je connais en gros. Je ne suis même jamais descendu du col de Névache sur les Drayères…alors c’est marrant mais ce coin là, ça ressemble à…
- Alors! On y va?
La machine, bourrée jusqu’à la gueule, est sous pression et la vapeur lui sort des naseaux. Quand le Pat est rempli, rien ne peut l’arrêter.
- On y va, on y va…
La visibilité n’était pas absolument extraordinaire, jour blanc, la neige n’était pas merveilleusement fantastique, les traces de « godilles » n’étaient pas exactement celles que nous eussions souhaitées et, en tout cas, n’étaient certainement pas dignes de figurer sur les photos d’anthologie des revues alpines, papier glacé, lisse et soyeux, ciel bleu neige blanche, tellement glacé, lisse et soyeux, tellement bleu et blanc que pour un peu, on s’y croirait…enfin, c’était mieux que la purée de pois intégrale d’oùsqu’on sortait. Il y avait même quelques vieilles traces…
Le Patrick s’arrêta net. Je piquai du nez dans son sac.
[%sig%]