Posté en tant qu’invité par laboudio:
Petite et ancienne (1984 !!!) histoire de bivouac, assez loin de toutes considérations poétiques…
Lorsque je quitte le col des Verts, il est 16h45, ce qui ne me laisse qu’une demi-heure de clarté. C’est plus qu’il ne m’en faut, la neige est somptueuse et j’ai l’impression de rider dans un sorbet à la mandarine……
C’est quoi, le truc noir, dans ma glace à l’orange, là-bas ?
Le truc noir, c’est un suédois, Yann-Eric, la quarantaine grimaçante pour cause de fracture ouverte du tibia…
Il a fait une mauvaise chute et a beaucoup de chance que je sois là.
Deux options s’offrent à moi : descendre chercher les secours en laissant le pauvre garçon hurler à la mort, ou les attendre avec lui. En effet, mes parents qui savent où je suis ne manqueront pas de donner l’alerte lorsqu’ils ne me verront pas rentrer.
La première a l’avantage d’une probable intervention pédestre nocturne des gendarmes, mais l’inconvénient de laisser seul un blessé très amoché. La seconde retarde l’intervention des secours, mais me permet de prendre soin du scandinave.
Devant l’état de ce dernier, je choisis la solution du bivouac forcé.
Le gars est bien équipé, et je l’aide à s’habiller le plus chaudement possible car son immobilité va bientôt le refroidir, le soleil venant de basculer derrière l’horizon.
Nous échangeons quelques mots en anglais, mais je comprends vite qu’il se bat contre la douleur et que toute conversation lui sera pénible.
L’hémorragie est arrêtée, mais je n’ai pas osé toucher à sa jambe tordue. Tout à l’heure, la vue de l’os du tibia sortant de la peau déchirée m’a un peu retourné l’estomac.
Il fait froid. Je tourne autour de mon compagnon en chantant tous ce qui me passe par la tête, je ne veux pas qu’il s’endorme.
Se rend-il compte de la chance qu’il a d’entendre « Le curé de Camaret » à 2000m d’altitude, par –10°, chanté d’une voix bêlante par un soprano congelé ?
A voir son visage, je ne suis pas sûr qu’il goûte tout le sel de la situation…
Du reste, je commence aussi à trouver la nuit bien longue.
Ma doudoune a atterrit sur les épaules de Yann-Eric depuis longtemps, et je ne conserve une température correct qu’au prix de nombreux exercices physiques autour du blessé.
Je lutte désormais aussi contre le sommeil, et j’admire cette volonté qui me tient debout. Je ne me connaissais pas aussi opiniâtre…
Mon camarade semble rassuré par l’optimisme que j’affiche, et se bat lui aussi avec courage contre les vagues de douleurs qui l’assaillent.
Vingt fois j’ai cru décelé la lueur de l’aube au-dessus de la sombre masse de la Pointe Percée. Vingt fois déçu, je ne lève plus la tête.
C’est en contemplant le visage blafard de Yann-Eric que je sens enfin l’arrivée prochaine du jour.
Un rapide regard vers l’Est me confirme l’impression.
Ce ne sera plus très long, maintenant.
C’est beau un bruit d’hélicoptère. Un bruit qui enfle, un bruit qui monte vers nous, inexorablement.
Le bruit de la vie…
Sommes-nous si visibles qu’il vienne droit sur nous ? J’agite le bras, inutilement.
L’Alouette pose ses patins à une trentaine de mètres de nous. Deux gendarmes en sautent et courent vers nous.
Je regarde Yann-Eric, il me sourit.
Il retournera en montagne…