Posté en tant qu’invité par Francois:
Pour ceux qui n’auraient pas suivi…
Le temps était venu de prendre des mesures radicales.
Le camping sous la pluie est supportable une demi-journée ; à la rigueur une journée pour un être doté d’un caractère particulièrement accommodant. Au-delà de deux jours, l’affaire tourne au cauchemar.
La pratique nous avait enseigné que la mesure radicale, en cas de diarrhée céleste prolongée, consistait à fourrer dans le sac mouillé la corde trempée, les fringues humides, le matériel ruisselant, les vivres dégoulinantes (surtout le pain qui se présentait sous une forme semi-pâteuse avec une forte Teneur en Eau Liquide), et à monter en refuge.
Pourquoi, me direz-vous, mais pourquoi diable monter en refuge s’il fait mauvais ?
Eh bien, tout simplement parce que le refuge possède des murs et un toit en dur, un intérieur sec, des couvertures chaudes et des matelas où on peut s’étendre sans baigner dans l’eau. En outre, on peut y faire sécher le mouillé.
Mais,… me direz-vous encore,… et le gardien ?
En ce temps là, les refuges étaient des « refuges », c’est-à-dire, si j’en crois le Petit Robert, en qui j’ai toute confiance « n. m. 2° (XIV) mod. Lieu où on se retire pour échapper à un danger ou à un désagrément, pour se mettre en sûreté » Petit Robert ; édition 1987, page 1640.
Donc, il n’était pas encore nécessaire de glisser une carte bancaire solidement lestée entre les dents du gardien pour voir s’épanouir un sourire de bienvenue.
De plus, le gardien, qui n’avait vu personne depuis une semaine à cause du mauvais temps, était tout content et nous soignait aux petits oignons.
C’est ainsi que, ayant chargé les sacs, nous partîmes sous la pluie pour le Promontoire.
La petite chapelle St Stupéfiat bornait l’entrée du chemin. Sous la pluie, nous nous engageâmes sur le sentier au fond duquel courrait un ruisseau de taille respectable qui entourait nos chaussures d’une eau boueuse.
Ha-ha! mes petits amis, savez-vous ce que c’est, que de monter en refuge sous la pluie ?
L’eau qui s’infiltre sournoisement entre le dos et le sac ?
Sous la pluie… les pieds qui font floc, floc dans les chaussures ?
les cheveux qui gouttent dans les yeux ?
Sous la pluie… le pantalon qui colle aux genoux, aux jambes, aux fesses ?
la chemise qui pendouille ?
Sous la pluie… le sac qui pèse une tonne ?
Sous la pluie, la pluie qui tombe… qui tombe… qui tombe…
Et les pensées… les pensées de bonheurs impossibles, illusoires, inaccessibles : des chaussettes sèches d’arsidusèche, un pull chaud, un thé brûlant, un bon feu de bois qui crépite, une Juste Sèche de Justin Bridou…
Ah !..
Le bonheur est modeste, comme dit Giono. Un toit, un bon lit, une assiette de soupe et du bois pour se chauffer.
Aronnax marmottait dans mon dos.
« …c’qu’on fiche ici… tiens, j’aurais dû faire de la plongée sous-marine… observer les petits poissons… au moins, je saurais pourquoi je suis mouillé… »
Aronnax, qui avait juste terminé ses études de sciences naturelles, aimait bien la mer. Il venait d’être nommé professeur au collège de Bouzonville, parmi les frimas glacés et les brouillards lugubres de l’est lointain. Vous connaissez Bouzonville ?.. jolie petite ville, avec de la campagne autour. C‘est assez loin de la mer. De la montagne aussi, d’ailleurs…
Le Chatelleret émergea des nuages et de la pluie.
- On s’arrête cinq minutes ?
(Si on s’arrête, c’est fichu, on ne repartira pas) - Non, on ne s’arrête pas.
- Allez, quoi… cinq petites minutes ? le temps de prendre un thé chaud ?
Mais rien à faire. Je ne cédai pas au chant de la sirène et je restai de marbre. Extérieurement. Parce que intérieurement, tout ce cirque me cassait drôlement les pieds et j’avais bien envie de tout planter là et de rejoindre Nedde et Khonseye dans le sud ensoleillé et sec etc…
C’était le père Paquet qui gardait le Chatelleret, à ce moment-là. Le vieux Pierre Paquet, qui avait la tremblote, pas le fils, qui a pris la suite. En fait, le fils Paquet doit maintenant avoir le même âge que le père à ce moment là… bon, si vous ne comprenez pas, ce n’est pas grave. D’ailleurs virgule à ce sujet virgule ça me remémore quelque part une tranche de vécu qui m’interpelle tout à coup et dont à laquelle je pourrait consacrer quelques lignes pourquoi pas virgule mais pas maintenant à cause qu’on va m’accuser de disgression point
On a contourné le gros rocher qui est tombé juste à côté du refuge et on a continué.
La pluie, de plus en plus froide, se refroidit encore sur le petit bout de glacier. Il y avait aussi un itinéraire par les rochers, avec un vieux bout de câble rouillé, vieux comme Mathusalem, mais allez savoir pourquoi, on n’empruntait jamais ce chemin.
Thierry, le gardien, nous accueillit à bras ouverts.
- Alors, on est venu se mettre au sec ? dit-il, souriant moqueusement.
Nous lui répondîmes que « ben oui » mais pas en souriant. Nous n’avions pas envie de sourire. - Ben il y a de la place ; vous pourrez vous étendre. J’ai vu personne depuis une semaine. Les derniers, c’est Nemmaux et un de ses copains.
« Ce con de Nemmaux… »
Nemmaux, c’est un copain. Mais c’est un con. Ca n’empêche pas. Un vrai con, ce Nemmaux. - Eh ! Pierre, t’entends ? Nemmaux est passé !
« Quel con, ce Nemmaux… » dit Pierre en soupirant (mon copain Aronnax se prénommait Pierre).
Thierry, le gardien, guide de haute montagne…
Quelques mots sur Thierry Lempereur, gardien du Promontoire, cheveux bleus, yeux blonds, visage publicitaire, sourire bronzé.
Bref, gravure de mode.
A 18 ans, Thierry dit à son papa, général en retraite :
« Papa, je veux être guide de haute montagne »
Papa ne leva même pas les yeux de son journal et répondit :
« Tu veux une claque ? Tu feras Saint-Cyr, comme ton père et ton grand père. »
Et comme, à l’époque, on ne badinait pas avec l’autorité, surtout avec un papa général, Thierry fila doux et dit oui papa.
- Oui, papa.
Et l’affaire fut réglée en trente secondes. Ca rigolait pas.
Survint Mai 68 et la déliquescence des mœurs.
Thierry ne fut pas épargné et chercha ce qu’il pourrait entreprendre pour faire ch… son père. Il y avait diverses possibilités envisageables, parmi lesquelles cultiver le mouton en Ardèche. Certains étaient partis fumer du hasch à Katmandou, en quatrelle pourrave, djînes à fleurs et cheveux crasseux, les yeux perdus dans le vague, sous le regard de Krishna aux multiples bras. Puis, après un certain temps passé à contempler l’indicible au pied des Himalayas, ils étaient rentrés au pays, cheveux encore plus crasseux et djînes effilochés, faire carrière dans le commerce ou dans la banque… enfin, dans des trucs qui paient.
Thierry, lui, choisit le mouton.
Le général devint tout rouge, fit une attaque et faillit crever. Puis il lui coupa les vivres.
Fiston réapparut un an plus tard, penaud et la queue basse. Il en avait soupé du Larzac et de ses moutons. Finalement, le mouton n’était pas ce qu’il croyait.
Mais son idée de faire le guide était bien ancrée dans sa caboche et, malgré les vitupérations paternelles, il persista.
Ca s’est terminé que papa, bien que militaire, avait réfléchi et était parvenu à la conclusion que guide était un métier reconnu prestigieux, qui ne déshonorerait pas la famille.
Le général pouvait retourner à la messe la tête haute. Et tenir tête aux dames de la paroisse, autrement plus coriaces et plus redoutables que les bandes ennemies armées jusqu’aux dents qu’il avait combattues dans son jeune temps.
Scrogneugneu !
- Bon, on va faire sécher les affaires… passe la corde.
- Ouais…
Pierre farfouilla dans son sac, en sortit un truc gluant et immonde (c’était le pain), divers autres choses ruisselantes qui firent platch ! quand il les laissa tomber, et quand le sac fut vide, Pierre annonça :
« La corde, c’est toi qui l’a »
Naturellement, comme vous êtes des petits malins, vous voyez tout de suite où je veux en venir.
La corde était restée à la Bérarde… (ce qui est une façon élégante de dire que nous avions oublié la corde.)
Engueulade… puis finalement, on s’est avisé que, vu le temps, l’affaire n’était pas très grave.
Le dortoir, à notre disposition exclusive, fut décoré d’oripeaux diversement colorés et prit des allures de souk marocain.
Un fumet d’échalotes frites s’infiltrat sournoisement par-dessous la porte, rampa le long des paillasses, contourna les poteaux de bois supportant les couchettes supérieures et envahit victorieusement les lieux. Pierre rougit, pâlit et faillit en faire un cactus du myocarde (c’est drôlement dangereux). Après une semaine de régime sec, si on peut dire, constitué de pain visqueux, de sucre mouillé, et de nouilles froides prises en masse dans le fond de la gamelle, cette odeur nous fit baver de concupiscence.
Nous fit baver de concupiscence…
Nous fit baver de concupiscence…
Pfffou !
Onze heures !… chais plus quoi mettre… j’ai sommeil…
Déjà, faut que j’arrête de baver…
Bon, ben ça m’a donné soif. La concupiscence assoiffe. Si vous permettez, je vais boire un coup…
- Y s’embête pas, le Thierry, fit aigrement remarquer Pierre, le mauvais temps ne lui a pas coupé l’appétit…
Deux semaines auparavant, on lui avait monté, au Thierry, dix bouteilles de rouge pour ses clients, comme ça, pour rendre service, quoi… On espérait vaguement un retour d’ascenseur. Les retours d’ascenseur, c’est vachement important, dans ces hauts lieux.
« Il aurait pu nous payer le coup, quoi »
Pierre médita sur l’ingratitude de l’humanité en général et des gardiens de refuges en particulier et se laissa aller à des brusqueries : - Les gardiens, on croit qu’ils sont sympa, mais en fait, c’est des rats… tous des Thénardier.
Cette référence à Victor Hugo ne supprima pas l’odeur d’échalotes frites qui persista, s’installa et contre cette odeur, la méditation ne nous fut d’aucun secours. Et cette odeur amplifia une sensation qui ne laissait pas d’être déplaisante :
La faim.
Oh, pas cette faim dont on avait lu qu’elle tord les entrailles et tenaille les boyaux, mais simplement cette idée que, si on avait un morceau de pain avec du chocolat, ou encore un saucisson Cochonou, par exemple, on ne la sentirait plus.
Etendus sur les matelas, on ruminait sur la débâcle des sentiments lorsque Thierry vint nous secouer :
- A la soupe, les gars, c’est moi qui régale !
A nouveau, Pierre faillit en faire un cactus du myocarde… ou un embolidre pulmonaire (je ne suis pas médecin, je ne sais pas faire la différence…). Ce creux de l’estomac lui avait fait les nerfs sensibles.
La soupe se présenta sous la forme d’une omelette aux échalotes, lardons et fines herbes, cuite à point et baveuse à souhait. Nous nous remîmes à baver et à concupiscer, mais dans un autre état d’esprit.
- Quand même, dit Pierre entre deux bouchées, ces gardiens de refuges, ils sont drôlement sympa…
L’affaire fut bâclée en dix minutes et comme cette omelette se sentait un peu seule, Thierry se remit presto au piano afin de lui confectionner une petite sœur. C’est curieux, cette fixation sur l’omelette aux échalotes qu’on remarque chez certain…
(à suivre) ………………………………………………………………………….
[%sig%]