Posté en tant qu’invité par Jeff:
Nous descendions parmi les premiers.
A l’époque, c’était une constante de ma part. Une volonté quasi pathologique de vouloir faire la course en tête…
Evidemment, j’avais une batterie d’arguments tous plus pertinents les uns que les autres pour justifier ces houspillements constants dont j’inondais mes partenaires de cordée pour éviter de nous retrouver à l’arrière.
En montant, j’invoquais les pierres que nos prédécesseurs dans la voie eussent pu nous envoyer ; en descendant j’oubliais l’argument, pourtant toujours valable, pour craindre cette fois-ci le ramollissement trop important de la neige sur le glacier et un retour pénible à ramer dans la soupe…
De toute façon, quelle que soit la forme que prenait ma mauvaise foi, elle n’avait qu’un but, pousser mes seconds à accélérer la cadence ! Pourquoi ? Dieu seul le sait…
Même avec le recul, ce comportement qui me valait les commentaires désobligeants de mes compagnons reste pour moi un mystère…
Or donc, là, nous étions dans les premiers de la longue file d’alpinistes qui descendait le glacier d’Envers du Plan après la traversée Midi-Plan.
Cette année là, comme souvent du reste, la grande crevasse qui en général barre le bas du glacier était particulièrement difficile à traverser. A tel point que le gardien du refuge du Requin avait de nouveau été obligé de placer une échelle, à l’horizontal, à un point où la crevasse était moins large. Installée au-dessus d’un bouchon de neige, cette échelle était retenue dans ses mouvements latéraux par deux pieux plantés dans la glace, ou du moins le pensais-je…
En arrivant sur le lieu, j’avais intuitivement compris que toute tentative de mettre en place un système d‘assurage passerait par la mise en place d’une broche à glace, ce qui, pour les raisons que j’ai évoquées plus haut, m’était intellectuellement insupportable…
Et puis, une échelle, faut quand même pas déconner ! Est-ce que les pompiers s’assurent, sur leur échelle ? Non ? Alors !
Satisfait par cet argument pour le moins fallacieux, me voici donc en train de planter 1,5cms de pique de piolet dans la glace bulleuse du glacier à une dizaine de mètres de la lèvre, de prendre la corde dans la main et de la passer sans illusion derrière le manche…
Mon père s’engage sur l’échelle, maladroitement, car il doit se mettre à reculons et la position à plat de l’échelle ne lui facilite pas les choses. Alors qu’il est au trois-quarts engagé, il attrape fermement le pieu pour s’y maintenir avant de saisir le premier barreau de l’échelle avec la main.
C’est le moment que choisit le morceau de bois pour vivre une autre vie, loin de sa gangue de glace…mais dans les bras de mon géniteur !
Géniteur qui n’a d’ailleurs pas le temps de s’interroger sur la pertinence de ce choix de la part de son nouveau compagnon, vu qu’il entame sans transition un voyage fulgurant vers le centre de la planète…
Je suis bien embêté…
D’abord parce que je ne vois plus mon père, auquel je tiens, ensuite parce que la corde qui nous relie a une fâcheuse tendance à filer à une vitesse vertigineuse à sa poursuite. Elle y file d’autant plus que je ne la retiens plus depuis qu’elle m’a sauté des mains après avoir fait explosé le fragile et illusoire montage que j’avais préparé au bord de la crevasse…
Je n’ai guère le temps d’éprouver de l’anxiété à ce sujet, car le mouvement amorcé par l’auteur de mes jours me gagne soudainement, avec une brutalité inouïe, sans que je ne puisse rien tenter pour l’enrayer.
C’est donc à plat-ventre sur le glacier, en direction du gouffre, que se poursuit l’aventure.
Mais cet épisode de surface dure peu puisque ma translation, d’horizontale, devient à dominante verticale. Je dis « à dominante verticale » car la vitesse acquise sur le plat du glacier m’entraîne en direction de la paroi avale contre laquelle je rebondis une première fois avant de comparer son confort avec la paroi amont vers laquelle le choc m’a renvoyé.
Mon voyage sub-glaciaire s’achève après un dernier rebond sur la paroi glacée, mollement étendu dans la neige du bouchon providentiel où je retrouve mon père…
Après s’être ébroué, celui-ci, bizarrement, n’aura pour son fils que ces mots : « Ben, qu’est ce que tu fous là ? »…
En effet, il ne s’est pas rendu compte de l’ampleur de sa chute (une bonne dizaine de mètre de chute libre, à peine freinée par le frottement de la corde sur la lèvre de la crevasse) et n’imagine pas que j’ai pu le suivre dans son aventure…
La suite ?
Banale… J’attaquais la paroi la moins raide avec nos deux piolets, remontant vers le ciel méthodiquement et sans inquiétude… Car pour une fois mon comportement compulsif de rapidité nous valait la certitude de l’arrivée imminente d’autres alpinistes au-dessus de nos têtes !
Ce qui arriva peu après, en la personne d’une ravissante italienne bien étonnée de voir un humain apparaître entre ses jambes écartées… (sans allusions graveleuses ! Ce n’était ni l’heure, ni l’endroit…).
Le guide qui l’accompagnait m’aida à extraire mon père de sa fraîche prison et nous pûmes faire les comptes de nos bobos, qui s’avérèrent bien modestes au vu de l’ampleur de la bévue : je m’étais planté le piolet dans le gras du bras (j’en porte toujours une mince cicatrice qui est du plus bel effet auprès des femmes…), et mon paternel avait vu grossir un étonnant hématome à son avant-bras, gros comme un œuf de poule. Quelques menues contusions multiples complétaient le tableau de cet avertissement sans frais.
Nous pûmes reprendre la descente…
Les statistiques des accidents de montagne tendent à prouver qu’un alpiniste assidu doit, une fois dans sa carrière, tomber dans une crevasse.
Moi, c’est fait.
Et vous ?
Bonne année 2003
Jeff