Posté en tant qu’invité par Marmotte qui flotte:
" Au fond des yeux de Bécassine,
Deux pervenches prenaient racine." G. Brassens
L'ascension du Mont-Blanc fut pour Bécassine l'occasion de réaliser qu'elle pouvait être un phénomène pour elle-même.
L'introspection à laquelle conduit tout naturellement la contrainte d'une marche de plusieurs heures en haute altitude fut sa grande découverte. Pour la première fois, dans des conditions exceptionnelles à l'échelle de sa modeste existence, elle appréhendait véritablement ce qu'elle ressentait.
Nous souhaiterions revenir sur ces deux jours du 20-21 Juin 1925 durant lesquels sa subjectivité fut comme révélée à elle-même par un événement dont l'importance s'apparente bien à une césure existentielle, deux jours qui marquèrent de manière indélébile la psyché de Bécassine. Penchons-nous sur ce qui se produisit dans la tête de la jeune nourrice bretonne (née en 1905, de son vrai nom, Annaïck Labornez) lors de cette mémorable et historique ascension entreprise en compagnie du célèbre guide Joseph Ravanel, dit "le Rouge" et de son porteur Frison-Roche, également promis à la postérité.
En cette époque pionnière de l'alpinisme, le Refuge du Goûter (3819 mètres) n'est encore qu'une toute petite cabane ne pouvant abriter qu'une dizaine de personnes (soit dix fois moins qu'aujourd'hui). Les cordées pour le sommet du Mont Blanc le ralliaient le premier jour par le tramway du Mont Blanc (arrivée au Nid d'Aigle à 2372 mètres) depuis le Glacier de Bionnassay. Bécassine s'était retrouvée encordée par une sorte de concours de circonstances dont l'origine indirecte avait été la participation non moins étonnante de son oncle Corentin à l'une des 34 ascensions du toit de l'Europe effectuées par le scientifique Joseph Vallot, mort cette même année 1925. En 1890, Mr Vallot avait en effet fait construire un premier observatoire à 4400 mètres, qui fut reconstruit huit ans plus tard à quelques dizaines de mètres, lieu où il est encore visible de nos jours et où il constitue toujours le dernier refuge avant le sommet.
Jusqu'à cette fameuse date, Bécassine, dont la confrontation avec les éléments naturels s'était limitée à la remontée de l'Odet jusqu'à Quimper sur le voilier de son oncle et à quelques randonnées en Pays Basque, fut, on l'a dit, ébranlée au plus profond de son impressionnable être par cette ascension qui en même temps que son corps, mit son esprit en marche. Elle constata bientôt que l'activité fébrile de ses idées lui permettait de se distraire de l'effort physique prégnant qu'il lui fallait fournir pour avancer dans cet environnement rendu cruel bien qu'indifférent par la raréfaction de l'oxygène. D'insolites pensées traversaient en effet l'esprit effervescent de Bécassine, en l'absence d'interrogation sur ce qu'elle avait à faire hormis d'avancer en mettant alternativement ses pieds dans les traces du guide. D'ailleurs, du paysage blanc qui l'entourait, elle ne conservait pas grand souvenir. Elle avait juste remarqué la texture de la neige qui étouffait les pas et les pics déchiquetés trés en contre-bas. Une fois perdu tout repère humain dans l'immensité glacée, elle avait abandonné toute vélléité d'admirer ce cadre d'une irréalité pourtant fascinante. Ses yeux demeuraient obstinément rivés sur les talons du guide qui la précédait, imposant à sa laborieuse progression un rythme presque hypnotique. Bécassine se sentait devenir automate à mesure que sa fatigue augmentait. Ils avaient quitté le refuge à 2 heures et demie, dans la pureté d'une nuit sans vent. Les étoiles, à cette altitude apparaissaient plus brillantes et la clarté lunaire avait rasseréné Bécassine, curieusement fraîche et dispose aprés sa courte nuit et les 1500 mètres de dénivelé grimpés la veille. Ses compagnons de cordée, muni chacun d'une lampe-tempête semblable à celle des marins, insistèrent pour qu'elle n'ait pas le moindre sac à dos à porter pour la seconde partie de l'ascension. Elle en fût fort aise et, équipée de plusieurs épaisseurs de pantalons en laine épaisse, se lança bientôt avec un heureux pressentiment dans le silence enveloppant de la nuit. Les crampons ne pesaient pas trop sous les pieds et Bécassine s'appuyait fermement sur son piolet. Il lui revint toutefois en mémoire que son oncle Corentin avait dû rebrousser chemin à 4400 mètres, à sa première tentative, et cette idée la faisait frémir. Pourquoi échapperait-elle aux symptômes du mal des montagnes si son oncle en avait été victime ? Cependant, elle eut beau guetter un commencement de céphalée ou de nausée, elle ne ressentait qu'un léger froid aux extrémités, surtout quand il fallait monter "en crabe" en croisant les pieds en travers sur les pentes plus raides et en présentant sa face au vent qui s'était levé peu aprés le soleil. Les minutes et les heures passaient toujours plus difficilement. Bécassine soufflait comme un boeuf et s'étonnait de ne point entendre la respiration de son guide, qui la tirait impitoyablement par la corde de chanvre dés qu'elle manifestait son désir de s'arrêter.
Elle aperçut le sommet beaucoup trop haut et trop loin pour ses forces fléchissantes…
(fin de la première partie)