Posté en tant qu’invité par l’Urbain:
Pffff…
J’arrive pas à finir.
Ça va se terminer en eau de Martine, cette affaire.
Bon, tant pis, je vous met le début.
Je ne vais tout de même pas rester muet face aux attaques indignes de certains ultras francs-comptois.
Johann n’est pas très à son aise.
Je plaide les circonstances attenuantes, votre honneur.
Le soleil ne s’est pas encore levé, et Johann est plutôt du soir.
Il fait froid, et celui que sa mère appelle encore « chaton » ne donne le meilleur de lui-même que dans le tiède.
Les sangles du sac à dos scient ses épaules d’athlète, ça va lui faire des marques.
Et puis, il y a ce combat incessant entre la peau de son talon gauche et le cuir de la chaussure neuve - c’est la chaussure qui mène.
Et surtout, il marche vers l’inconnu.
Et ça, ça n’est commode pour personne.
De la montagne, il ne connait rien.
Je lui ai tout appris, c’est dire.
Il sait qu’il y a un micro-climat en plein sur l’Eigerwand.
Il sait que l’éperon Croz côte, quoi, V, V+ au maximum.
Il a fait du 6a en second, à moitié tracté par mes soins, sur les digues de la Loire.
Et c’est à peu près tout.
Insouciante adolescence.
A quoi pense Johann, pendant qu’il marche vers sa première voie montagne ?
A tout, sauf à regarder ses pieds. Il trébuche. Il va finir par se casser la gueule.
« Dis voir, Chaton. »
« Hein ? »
« Il n’est pas bien impressionnant ce névé, mais si tu tombes, sur cette neige toute gelée, tu vas finir ta course sur les blocs en bas. »
Ça y est, il regarde ses pieds.
Par contre, il ne va plus très vite.
Mauvais pour l’horaire.
En tant que chef auto-proclamé de la cordée, je suis très soucieux de l’horaire.
Si j’avais une montre, ce serait le moment d’y jeter un coup d’oeil.
Pas de panique, d’après mes souvenirs, le glacier des Nantillons, il est juste derrière cette épaule. Ou celle d’après. Ou celle d’après.
On y sera vite.
Pierriers…
On traverse un monde détruit.
Quelques étoiles tardives, le bleu sombre du ciel : ça est, on se croirait sur la lune.
Surtout avec les sacs, qui nous donnent des démarches d’astronautes.
Ça caille, on s’attend à entendre les pierres exploser.
Le soleil se lève et nous atteint juste au bord du glacier.
Pile en face du sommet convoité.
Chouette.
Pause.
Et fin des clichés de basse littérature.
Mais qu’est-e que c’est que ce bazard ?
Comment on va le trouver, le pilier SO, dans ce fatras ?
Dans mes souvenirs… heu… dans mes souvenirs, y’avait les guides pour se soucier de l’itinéraire. Il suffisait de suivre.
Je me souviens bien d’un dièdre, dans la deuxième longueur, mais des dièdres, il y en a trois douzaines, entre les trois douzaines de piliers.
C’est le moment de sortir le topo.
J’ai pris tout le bouquin, la réédition Labande des guides Vallot.
Dedans, y’a une petite photo en noir et blanc, avec un trait blanc pour l’itinéraire.
Je n’y comprends rien.
Haaa, le charme des premières fois…
Tu l’as préparé, ton itinéraire. Tu connais par coeur l’énumération des longueurs, les cotations. Des heures, tu t’es esquinté les yeux sur la carte, à imaginer, à 8h, on est là, à 8h15, ici… Ton projet est en béton armé, manié et remanié cent fois.
Et voilà t’y pas que tu découvres, face à la montagne, qu’il n’y a pas de panneau indicateur pour signaler le départ.
Et il est où, le trait blanc ?
Plus je regarde la photo du topo, moins j’y comprends quelque chose.
Si ça continue, Johann va émettre un avis critique.
Non, pitié, pas ça.
« On est trop loin, faut se rapprocher pour savoir ou ça passe. »
« C’est où, la voie ? »
« Par là, là… » (geste circulaire de la main droite)
Au pied du machin, évidemment, on ne voit plus rien. Disparus, les piliers, les dièdres. Envolé, le sommet. C’était mieux avant.
Ne reste plus qu’à prier pour tomber sur un piton.
Sans conviction, j’explore un passage qui me parrait pouvoir correspondre à mes souvenirs.
Fatalement, au bout de quelques trop longues (dizaines de) minutes, mon assureur émet les premières faibles plaintes.
« Alors ? »
« Je cherche… je crois que je reconnais… »
« J’ai froid. »
« Oui, il fait froid. »
« Tu penses que c’est par là ? »
Non. Je ne pense pas. A vrai dire, je ne pense plus à grand chose.
Je pense qu’une voie dans une face, c’est un peu le coup de l’aiguille dans la botte de foin.
Je balaie d’un regard vide les environs inhospitaliers, et soudain…
Qu’est-ce qui se serait passé, si je ne l’avais pas vu, le spit ?
On serait rentré, au bivouac, affrontant les railleries des copains, je n’aurais jamais refais d’alpinisme, et aujourd’hui je serais CRS.
Ou alors, on serait repartis chercher, loin sur la droite, on aurait trouvé les pitons, et je serais devenu un grand alpiniste.
Mais je l’ai vu, brillant dans le soleil du matin, symbôle de notre modernisme triomphant…
…et nous nous sommes perdu.
Mais n’anticipons pas.
***** Annexe 1 : des points d’assurage *******
Bon, j’ai le droit de faire des disgressions, hein.
Francois, il en fait plein, et personne lui dit rien.
Tu parles, y’a trois lignes sur la montagne, et dix paragraphes de disgressions.
Les canifs, la piscine de martine, la vie privée des stars…
Et à la fin : hop, 13 pages word.
Moi aussi, je peux le faire.
Facile.
Et hop ! une ligne de plus.
Hop !
Sans les mains.
Bon, alors, les points d’assurage.
Je les divise en deux catégories (ceux que je place moi-même ne comptent pas. Hélas.)
Replaçons-nous un instant dans un contexte socio-historique afin d’y voir plus clair.
Aux premiers temps étaient les anciens.
Les anciens étaient pauvres, aussi n’utilisèrent-ils pas de points d’assurage.
Ils n’avaient pas de chaussures, pas de piolets, pas de crampons, mais des chapeaux et des cordes en bois. Aussi se contentaient-ils souvent des voies normales, les nuls.
On ne trouve aucune trace des anciens en montagne.
Comment on sait qu’ils ont existé ?
A vrai dire, on en est pas sûr.
Puis, vinrent les alpinistes.
Grâce à un niveau de vie plus élevé, l’alpiniste était plus ou moins en mesure de s’équiper.
Voiture pour l’approche, corde qui sert vraiment à enrayer la chute (sans briser la colonne vertébrale de l’infortuné), casque, et, parfois, pitons.
Ainsi, les alpinistes furent-ils les premiers à répondre, au bar la cordée : « Par la face Nord. »
Les alpinistes, on est sûr qu’ils ont existé : bon, déjà, quelque rare survivant de cette époque lointaine raconte la vie des stars sur c2c, mais surtout ils ont laissé des traces en montagne : c’est eux qui nous ont posés les « merdes » (pitons ancestraux, coins de bois, ficelous sur brindille, etc).
Pire : parfois, en fin de mois, ils n’ont rien laissé.
Donc, première catégorie de point d’assurage : les « merdes ».
Enfin, arrivèrent les grimpeurs.
Ceux là, c’est des modernes.
Pleins aux as.
Se sont pas foutus de notre gueule.
Le rocher ouvert par leurs soins est livré clefs-en-main : topo longueur par longueur, nom peint en rouge sur fond vert fluo au pied de la voie, et toute une variété de points d’assurage, piton rutilant faisant corps avec le rocher, truc vissé, machin scellé, chaîne au relais, etc…
Le grimpeur est le premier à s’être posé la question : après l’escalade, qu’est-ce qu’on mange ?
Grâce au grimpeur, on peut maintenant, dans les quelques voies montagne équipées par leur soins, faire du 6a en se demandant si la bolognaise n’irait pas mieux que la carbonara - là où, jadis, l’alpiniste faisait du VI- en se demandant si le chêne n’irait pas mieux que le sapin.
(C’est d’ailleurs la différence entre 6a et VI-. Vous ne le saviez pas ? 6a, c’est en T-shirt, 5m max. entre les spits. VI-, c’est le sac à dos d’au moins 10kg, et où qu’elle est la prochaine merde ?)
Bon, parfois, le grimpeur, emporté par son élan, mets des spits n’importe où. Tu pars faire une grande classique, tu te dis « chouette, c’est rééquipé ! », et paf ! tu te retrouves dans du 7a.
N’y connaissant rien, je nommerais donc « spit » tout ce qui est placé par les grimpeurs, et, par extension, tout ce qui n’est pas une « merde ».
Le lecteur attentif aura peut-être remarqué que, si j’ai vu un « spit », ça n’est pas bon signe : le pilier SW est une voie classique, donc ouvert par des alpinistes.
Or les grimpeurs n’ont pas le droit d’équiper là où les alpinistes ont ouverts.
Enfin, en théorie.
Mais c’est un autre débat.
(Splatch, fait la pataugasse en atterrissant dans le saladier)
******* Fin de l’annexe *******
« Vu ! »
« Hein ? »
« Ça y est, j’ai trouvé la voie ! »
« T’es sûr ? »
Non mais, vraiment, quelle question à la con.
Du coup, je lui ai fait une réponse à la con :
« Oui, ça y est, je me souviens… »
Johann n’est pas complêtement débile.
Et surtout, il me connait.
Il flaire.
Snif ?
Ça pue la mauvaise foi.
Cependant, par la grâce du ciel (je ne vois pas d’autre explication), il ne fait plus d’objection.
J’aime les seconds de cordée souples et flexibles.
Qu’on les mène au champs ou à l’abattoir, ils suivent gentiment sans trop tirer sur le licol.
Me voilà donc parti pour ma première erreur d’itinéraire, vaillament, plein d’entrain, et tous les sens z’en éveil.
Clip ! Clac !
Haa.
Mettre une dégaine dans un spit.
La petite satisfaction du travail bien fait.
L’assurance d’être sur le bon chemin.
La larme à l’oeil en pensant au gars qui est monté là avec un perforateur.
Et là, un autre spit !
Ma parole, il y a un nid pas loin.
Et, mais qu’est-que c’est là bas ?
Deux spits !
Hourra, viva, hallelouïa, un relais !
Pas de péché d’orgueil, surtout, pas de péché d’orgueil.
Les reflexions du genre « ouais, facile, mais bon, c’est quand même un peu trop équipé », on se les gardera pour ce soir.
Contentons-nous de bénir le seigneur, qui, dans son extrême bonté, nous a permis de nous élever jusqu’au premier relais de notre ascension physique, et, oui, spirituelle.
C’est donc humblement, en étouffant un sanglot, que je prononce, pour la première fois, d’un ton calme et posé, en articulant bien :
« Vaché ».
Le sang de mon compagnon ne fait qu’un tour.
(Bon, en fait, pas exactement. Mais c’est pour faire plaisir à Johann. Il serait content d’apprendre qu’à ce moment là, son sang n’a fait qu’un tour.)
Il se désaisit prestement de son descendeur, puis meugle, et sa voie puissante gonfle et tonne, bondissant entre les parois escarpées : « Avale ».
(Hum. En vérité, ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça. C’est une image.)
A ces mots, je bondis sur la corde et la hisse en de larges mouvements vifs, mes bras puissants fendants l’air tels ceux d’un moulin un jour de grand vent. Jeune, le moulin. N’allez pas imaginer un truc en ruine.
(Sinon, écrire, qu’est-ce que ça fait du bien ! Vous devriez essayer. Je ne joue presque plus avec les cadavres d’animaux morts)
La corde, brusquement, se tend, émettant le bref son plaintif, caractéristique des cordes qui se tendent vite (on dit alors que la corde chante. D’où le dicton : « corde qui chante, lendemain qui déchante ». Comprenne qui peut).
Et après…
??
Heu.
Bon, c’est pas le moment de merder.
Alors, voilà, ici, c’est le côté de la corde qui me tient au relais.
Bon, là, c’est la corde en vrac par terre.
Et là, le bout qui va vers mon second.
Oui, donc, c’est ça, je met ce côté de la corde dans le descendeur, et après…
Merde merde merde, c’est compliqué, il y en a de partout.
Ha, oui, solidariser les points !
J’allais oublier.
Bon, en attendant, le descendeur, sur le porte-matériel.
Houa, ça me tire en arrière.
Le porte-matos va tenir ?
Méfiance (ben ouais, quoi, y’a pas que Francois).
Aller, je le met sur le relais.
Donc, la sangle…
Bigre, ça se complexifie encore.
Bon, le descendeur, je vais plutôt le mettre par là.
La vis, bein, je la visse, normal. Voilà.
« Grimpe ! »
Heu.
Ça coulisse pas super.
Bof bof.
Qu’est-ce que j’ai merdé ?
Faudrait peut-être mettre le descendeur dans l’autre sens.
Voyons voir, où qu’il en est…
Non, ça va, il n’est pas encore trop haut.
Et puis, zut, il n’en saura rien.
Mmmmm…
La vache, j’ai un peu forcé sur la vis.
« Sec ! »
« J’arrive, j’arrive »
Attends mon gaillard, je vais te tirer un max, ça me laissera du temps pour la manip.
« Ho, hé, doucement ! »
Voiiiilà.
Bon, vis de malheur, à nous deux.
Gnnn… Ha !
Hop, vite fait, on enlève le descendeur…
« Sec ! »
…hop, on le remet…
« Seec ! »
…la vis, ne pas oublier la vis, faut pas faire n’importe quoi…
« B… de p… de m… SEC ! »
Ha ! Ça coulisse quand même nettement mieux.
Peut-être que si je le posais sur l’autre point…
Ha, non, zut, pas le temps, il arrive.